Il est amusant de voir que Francis Lelo Nzuzi a choisi comme sous-titre de son ouvrage : planification et aménagement pour qualifier la ville de Kinshasa. Faut-il y voir une marque du légendaire humour congolais ? Mégalopole de 10 millions d’habitants, à l’aune de 2015 (d’après le FNUAP – Fonds des nations unies pour la population), la capitale du RDC (République Démocratique du Congo) connaît une croissance urbaine sans précédent. Cette dernière se fait sans organisation d’ensemble. Les schémas directeurs ne sont pas appliqués et s’avèrent totalement inappropriés pour gérer le phénomène en cours. Ville coloniale née au XIXème siècle, « Kin-la-belle » est devenue « Kin-la-poubelle ». Kinshasa est « dans une immense putréfaction, défigurée, laide, repoussante, indigne d’être le phare d’un pays-continent ». Ainsi, commence l’ouvrage rédigé par Francis Lelo Nzuzi, professeur à l’université de Kinshasa, qui y enseigne l’aménagement, le développement urbain et l’environnement urbain. Pourtant, ce constat est rapidement contrebalancé. La ville est qualifiée de « fantastique ». Cette population met en œuvre la débrouille (le supposé article 15 de la Constitution) à la fois comme un état d’esprit et comme une stratégie de survie.

Aménager : une idée restée sur le papier

 

La ville d’aujourd’hui occupe, suite à l’étalement urbain sur des terrains no aedificandi, un site d’amphithéâtre naturel composé de collines entourant une plaine. La ville coloniale belge instaure un plan en damier où quartier européen et quartiers indigènes sont séparés d’un cordon sanitaire de près de 1500 m (rayon maximal d’un moustique porteur de la malaria), composé de barrières naturelles (espaces verts où prendront place des voies de communication). Pendant cette période (jusqu’à la fin des années 1950), la mise en œuvre de ce plan a été possible grâce aux moyens financiers dégagés par la production et l’exportation de minerais et de produits agricoles. Des quartiers de logements sociaux sortent de terre et sont peuplés de familles nombreuses dont le chef de famille dispose d’un emploi stable. L’urbanisation planifiée prend fin en 1960 avec l’indépendance. Suite à un exode rural massif, la nécessité de faire face à l’apparition de quartiers d’habitat spontané oblige le nouvel Etat à repenser l’organisation de la ville par le biais de schémas directeurs. Si ceux-ci existent, ils resteront lettre morte sur le terrain. Il faut reconnaître à la loi Bakajika de 1966 (sur le régime foncier des terres) une grande responsabilité dans cet état de fait. A partir de cette date, seul l’Etat congolais est le propriétaire foncier. Les occupants de terrains ne disposent alors plus que d’un droit de jouissance de ceux-ci. Le pouvoir coutumier « contrôle » tout cela, contre monnaies sonnantes et trébuchantes, dans un contexte politique électoral mouvementé. Ces méthodes touchent essentiellement les zones périurbaines : des villages rattrapés par l’étalement urbain. Cela n’empêche pas ces quartiers illégaux d’avoir un plan en damier : le lotissement illégal se faisant dans les règles de l’art ! Ainsi, tous les interstices de l’espace urbain laissés vacants jusque là se comblent de manière illégale. Le front d’urbanisation n’a pas cessé d’avancer depuis. Les successifs schémas directeurs (1967, 1975, 1985) n’ont pas pu être mis en œuvre, faute de moyens. Dans le contexte de la crise des années 1970 (chocs pétroliers mais surtout la nationalisation des entreprises étrangères, qui a conduit au départ des investisseurs), seuls les bâtiments de prestige (« les éléphants blancs ») ont été construits.

L’agriculture au défi de l’étalement urbain

 

Les ceintures maraîchères pourvoyeuses du vivrier marchand sont les principales cibles de l’étalement urbain. Le front urbain avance aux dépens des terres agricoles et met en cause l’approvisionnement urbain en légumes. Les interstices naturels laissés par l’aménagement colonial sont comblés, eux aussi. Malgré tout, il est difficile de mesurer le recul spatial du maraîchage en raison, notamment, de l’importance du secteur informel (autour de 70% de la production maraîchère d’après le BIT). La part de l’autoconsommation y est essentielle aussi sans qu’il soit facile de la chiffrer. Les femmes sont les principales « petites mains » du maraîchage. Cette activité, menée à leur compte, leur permet de nourrir leur famille et même de payer les frais de scolarité des enfants. Les opérations de déguerpissement des maraîchers sont légions suite à l’attribution de lots par les chefs coutumiers dans le cadre de la pression foncière. Les maraîchers n’ont souvent aucun titre légal leur permettent de défendre leurs droits. Face à ce recul de la superficie, « le moindre espace public est investi par les cultures maraîchères » : trottoirs, terrains de sport, cours des écoles, cimetières. Les pouvoirs publics ont lâché prise face à la forte pression foncière.

Quand périurbanisation rime avec enclavement

 

Suite à l’exode rural, la ville a vu sa population croître très rapidement. Elle s’est étalée en suivant le tracé des voies de communication (voies ferrées, routes), le long des cours d’eau et à proximité des zones industrielles. Les Kinois, en quête de grandes parcelles, ont quitté le centre et la seconde couronne pour aller s’installer en périphérie. Le logement à étages est peu plébiscité : les familles préfèrent le logement horizontal autour d’une cour. Résultat : la ville est fortement consommatrice d’espace même si la tendance récente est à l’élévation verticale sous forme de petits immeubles : une manière pour les propriétaires de rentabiliser par la location l’achat d’une parcelle. L’étalement urbain est synonyme pour les habitants de l’allongement des distances entre le centre et la périphérie (30 km entre Kingasani et le centre-ville, 82 km entre Ngaliema et le centre-ville) même si « ce sont surtout des quartiers hybrides où toutes les fonctions cohabitent parfois dangereusement (…) dortoirs, ludiques, industrielles et maraîchères. » Au final, ces extensions en doigts de gants souffrent d’enclavement. Les routes n’arrivent pas toujours. Ni les taxis, ni les transports collectifs ne desservent ces quartiers. Marche à pied et taxi-moto sont les seuls moyens existants pour se déplacer. Les problèmes de mobilités prennent tous leurs sens dans un espace urbain horizontal comme celui-ci avec une trame viaire caduque et en mauvais état. Tout cela est à l’origine d’un trafic routier congestionné. Pour régler les problèmes de transports, nombreux sont les Kinois qui préfèrent s’entasser dans des taudis du centre-ville plutôt que d’être contraints à des déplacements compliqués. Cela ne signifie pas, pour autant, que les bidonvilles et les quartiers mal équipés ne soient pas aussi légions en périphérie.

Au final, cet ouvrage, aux accents catastrophistes dans ses premières pages, se révèle être de grande qualité. Il s’agit d’une étude très complète sur le tissu urbain de Kinshasa. Francis Lelo Nzuzi propose des solutions pour l’aménagement et l’organisation spatiale de cette « mégaville complexe » à la fin de l’ouvrage. Le côté historique est important car la colonisation a marqué à la fois l’histoire du pays comme le plan urbain de départ. Les rappels historiques permettent de replacer l’ensemble dans l’histoire du pays. L’absence de cartes à moyenne échelle se fait sentir toutefois lorsqu’il s’agit de se repérer dans le cadre d’un espace régional. De même, la qualité des cartes ne permet pas d’en saisir toutes les subtilités. Les dégradés de gris sont mal rendus et compliquent la lecture, surtout quand la taille de la carte est réduite pour des raisons pratiques de mise en page. Seules quatre vignettes photographiques, présente sur la couverture, illustrent le texte. Même si celui-ci rend bien compte de l’atmosphère urbaine et du paysage, le recours à quelques photographies aurait achevé de rendre cette promenade urbaine plus réaliste. Le visionnage du film « Kinshasa Symphonie » (encore projeté dans une salle à Paris en ce mois d’octobre ) s’avère être un excellent complément à ce livre publié chez L’Harmattan. Ce documentaire qui relate la préparation d’un concert de l’orchestre philharmonique de Kinshasa est le témoin de l’ingéniosité mise en œuvre pour faire face à la pénurie de moyens matériels comme financiers. Une mise en application de la débrouille qui laisse augurer, si le contexte politique actuel (élections présidentielles en novembre 2011) se maintient, un avenir un peu plus radieux à cette ville « fantastique » sur le long terme. Comme Francis Lelo Nzuzi, nous voulons y croire.

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes