« J’voudrais travailler encore / Forger l’acier rouge avec mes mains d’or/ Travailler encore/ Acier rouge et main d’or ». Les premiers vers de la chanson mélancolique de Bernard Lavilliers «Les mains d’or» qui ouvrent la préface d’Olivier Feiertag disent bien les objectifs de cet ouvrage issu d’un colloque co-organisé par l’université de Rouen-Normandie et le parc naturel régional des Boucles de la Seine Normande. Foyer portuaire et industriel important, on peut sans doute parler de complexe industriel, la vallée de la Basse-Seine entre Rouen et Le Havre a connu une forte désindustrialisation à partir des années 1990.

L’ouvrage comporte à la fois des contributions sur l’histoire industrielle de la vallée de la Seine et des contributions sur la mise en valeur de ce patrimoine industriel, sans oublier des comparaisons avec d’autres régions françaises ou européennes comme le Pays Basque espagnol. Comme le souligne Olivier Feiertag, il faut envisager le monde industriel dans sa globalité : l’unité de l’homme et des machines, le développement du monde ouvrier, et au-delà, l’ apogée de l’ Etat-nation, » une certaine façon d’exercer le pouvoir et de vivre ensemble sur le territoire national délimité par des frontières bien défendues », ce qui n’exclut pas le risque de guerre. Ce monde a largement disparu en France, conséquence de la mondialisation, de l’automatisation, du développement de l’intelligence artificielle. Il ne s’agit pas de cultiver la nostalgie d’un passé révolu ,mais plutôt de comprendre les processus industriels. D’autres auteurs étudient l’incidence de l’action humaine sur les rives de la Seine, et l’un des auteurs, Mathieu Fernandez, parle à ce sujet de « l’Anthropo-(Seine) ».

La vallée de la Basse- Seine, foyer industriel

La vallée de la Seine bénéficie de conditions favorables au développement industriel, comme l’existence des ports de Rouen et du Havre et la proximité de la région parisienne. L’industrie textile s’y développe dès la fin du XVIIIe siècle, mais c’est surtout la deuxième révolution industrielle qui marque l’essor de la région, comme le souligne Emmanuelle Réal. Dès le début des années 1860, l’industrie pétrolière se fixe sur la Basse-Seine. Le développement de l’agriculture intensive conduit à la création rapide d’usines d’engrais chimiques. La société Schneider crée de grandes usines consacrées à l’armement. L’une de ces usines compte plus de 11000 employés. La Première guerre mondiale accélère le processus d’industrialisation. La région est à l’abri des combats, l’occupation des régions de l’est et du nord conduit au développement d’industries sidérurgiques et d’industries d’armement. En 1916, l’usine implantée à Saint-Étienne du Rouvray produit 100 000 obus par mois. La guerre sous-marine menée par l’Allemagne conduit à la création de chantiers navals dans la ville du Trait. L’État encourage cette création et il existe un lien entre l’activité des chantiers et les commandes de l’État.

La Grande Guerre marque aussi les débuts de l’industrie aéronautique dans la vallée de la Basse-Seine. En 1917, Jean Latham, cousin du célèbre aviateur crée une usine d’ hydravions à Caudebec-en-Caux. Le site est choisi car il dispose d’un plan d’eau permettant de réaliser des essais. L’entre-deux-guerres voit la poursuite de l’industrialisation. Le raffinage du pétrole connaît un grand essor avec la construction de quatre raffineries dont celle de Gonfreville-l’Orcher. De même, des usines spécialisées dans la fabrication de papier journal s’implantent dans la région. La construction d’hydravions se poursuit avec des fortunes diverses et l’entreprise est nationalisée en 1936. Les bombardements et les destructions de la Seconde guerre mondiale touchent durement l’industrie. L’après guerre est une période de forte croissance industrielle La reconstruction, la création de villes nouvelles stimulent les sites d’extraction de granulats. Des centrales électriques sont construites à Yainville et au Havre. La pétrochimie connaît un essor remarquable. C’est à cette époque qu’est créée l’usine Lubrizol. C’est aussi l’époque où Renault redéploie ses usines le long de la vallée de la Seine : les usines de Flins, Cléon, Sandouville sont de gros employeurs. L’État encourage le développement industriel avec la création, à partir de 1969 de la zone industrialo-portuaire du Havre, l’une des plus vastes d’Europe, dominée par la pétrochimie. L’aspect commercial n’est pas oublié. Le développement de l’agriculture céréalière valorise le port de Rouen où sont construits des silos à grains. Pendant la période colonial, pour stocker le vin d’Algérie acheminé par de grands navires spécialisés, les pinardiers, on construit en 1950 à Rouen un grand chai à vin, doté de cuves modernes et d’un système perfectionné de tuyauterie capable de relier les tankers qui apportaient le vin aux péniches qui le transportaient vers Paris. Le chai est un exemple remarquable de patrimoine industriel. Les années 1990 sont des années difficiles, des industries disparaissent, des sites industriels sont détruits (centrale électrique, chantiers navals). L’industrie pétrochimique est en cours de restructuration (la raffinerie de Petit-Couronne est en cours de démantèlement), l’industrie aéronautique subsiste avec des sociétés comme Snecma-Safran ou Revima qui travaillent pour Airbus.

La dimension sociale de l’industrialisation n’est pas absente de l’ouvrage. Dès la fin du XIXe siècle, certaines entreprises cotonnières de la région mettent en place des politiques paternalistes : logements ouvriers, écoles, caisses de retraites. La dimension religieuse des projets (rôle du protestantisme) n’est pas absente parfois. Dans l’entre-deux-guerres, les ouvriers et ouvrières du textile et de la pétrochimie sont étroitement surveillés. Il s’agit d’empêcher l’expression d’une parole protestataire dans l’espace public. Les enquêtes sociologiques montrent la dangerosité du travail ouvrier, en particulier dans la pétrochimie, les vies rythmées par le travail, mais aussi l’importance de l’identité ouvrière ou le choc ressenti lors des fermetures d’usines.

Les enjeux de la patrimonialisation

Développer le patrimoine industriel d’une région est difficile. Certains sites ont été détruits, d’autres sont pollués. La complexité des sites industriels conduit parfois à les détruire plutôt qu’à les préserver. Il faut trouver un équilibre entre maintien des sites et préservation de l’environnement. Toutefois, une politique patrimoniale plus active se met en place. Les politiques de développement durable préconisent de réutiliser un bâtiment plutôt que de le détruire. La reconversion permet « de reconstruire la ville sur la ville ». La reconversion joue un rôle majeur pour la requalification économique des territoires dans lesquels elle s’inscrit. Au Petit-Quevilly, une ancienne usine textile a été reconvertie en centre spécialisé dans le numérique. Les hangars portuaires de Rouen et du Havre ont été transformés en espaces culturels. Un silo à grains a été réhabilité.