Au centre de cet ensemble se trouve le film de Jean Renoir, La Vie est à nous, dans une version restaurée (dont les aspects sont expliqués par Éric Loné et Patrice Delavie) et complétée grâce à de multiples sources (copies, archives soviétiques, etc.). Bernard Eisentschitz nous précise les conditions dans lesquels il a été élaboré, et notamment la part prise par Jean-Paul Dreyfus (qui ne tardera pas à prendre le pseudonyme de Jean-Paul Le Chanois). Destiné à soutenir l’effort de propagande en vue de la campagne des élections législatives du printemps (il ne s’agit pas encore d’un film visant à être diffusé dans le circuit commercial, pas avant 1969), grâce à la coopérative de production et de diffusion Ciné-Liberté, il est commandé par le parti communiste à Jean Renoir dans les dernières semaines de 1935. À ces délais des plus raccourcis (entre quinze jours et un mois pour l’ensemble de la production) s’ajoute des moyens financiers très limités : 70 000 francs (à comparer au million qu’a exigé Le Crime de Monsieur Lange). Mais on compte sur l’implication des militants pour compenser ces insuffisances : en plus d’un effort de souscription, les plans montrent à quel point ils ont été mobilisés.
À quatre-vingts ans de distance, et malgré le caractère appuyé des arguments (mais le genre l’exige), on prend conscience d’un paradoxe : on constate à la fois l’évolution des conditions de travail et de vie depuis cette époque (sans oublier les procédés discursifs et la gestuelle des orateurs politiques), mais aussi leur proximité avec la période actuelle (avec les nuances qui s’imposent évidemment) dans les rapports patrons-salariés, la précarité, la façon de considérer le chômage, etc. Un autre intérêt est de voir de grandes figures du parti d’alors, et notamment Marcel Giroux (dit Marcel Gitton), 3e dirigeant le plus important, abattu en septembre 1941 par une équipe du parti communiste clandestin en raison de ses rapports avec le régime de Vichy.
Outre La Vie est à nous, le coffret propose d’autres films qui sont autant de raretés, mais qui donnent une idée de l’effort fait par le PC en matière cinématographique. Le Temps des cerises (1 h. 12), tourné en 1937 sorti en 1938, de Jean-Paul Dreyfus, est l’un d’entre eux. Interprétés par une partie des acteurs qui se sont exprimés dans le film de Renoir (Jean Dasté, Gaston Modot, Fabien Loris, Jacques Brunius, etc.), il oppose de façon manichéenne deux familles, l’une ouvrière, l’autre bourgeoise, mais en s’attardant sur la première, de telle façon que le spectateur s’y identifie facilement et en fasse un étalon de référence. On se doute que le mot «égalité» n’aura pas la même signification dans les deux cas. Jean-Paul Dreyfus adopte une perspective historique qui permet de retrouver la dialectique marxiste pour mieux faire surgir le principe de lutte des classes : possédants contre prolétaires ; minorité opprimante contre majorité exploitée. Encore que cette perspective soit assez courte : si le film débute sur l’enregistrement à l’état civil de deux nouveaux-nés, nés le 1er mai 1895, le rythme retenu est celui des trois expositions universelles (1889, 1900, 1937). Au-delà des oppositions sociales, mises en valeur par un dosage de drames et d’humour (comme dans La Vie est à nous, auquel J.-P. Dreyfus a fortement contribué), le réalisateur vise à montrer l’implication du parti communiste dans la conquête de droits à une retraite décente pour les travailleurs. La commande de ce film dans le contexte de la réunion du congrès national des vieux travailleurs, en juin 1938, que montre en détails le numéro 1 de l’éphémère Magazine populaire cinématographique (DVD 2), qui doit permettre d’éclairer le public en offrant une autre source d’information que la presse bourgeoise.
On aurait tort de négliger les autres courts métrages, que l’on considérera a priori mineurs. Ils permettent au contraire de voir, par le biais des réalisateurs cinématographique, comment le parti communiste et la CGT réunifiée voient les événements de la période 1936-1937, et quels sont leurs centres d’intérêt. C’est ainsi que la restitution des occupations des lieux de travail (exclusivement celles de la région parisienne, et toujours à l’exclusion de celles qui touchent les régions de grandes exploitations agricoles) offrent des images qui ont été réutilisées par maints documentaires, mais dont on voit à quel point elles ont contribué à établir de solides marqueurs dans l’imaginaire collectif. C’est ainsi que les conflits sociaux du Front populaire sont résumés à l’appropriation de leur outil de travail par les salariés, dans un contexte de joie et d’enthousiasme dont témoigne l’organisation de bals, d’activités culturelles et sportives. Ces deux domaines sont d’ailleurs fortement investis par le parti communiste et le syndicat CGT, comme le montre l’organisation d’épreuves comme le Grand Prix cycliste de l’Humanité (avec la Fédération sportive et gymnique du travail, qui existe toujoursSur ce sujet, voir la recension du dernier livre de Didier Daeninckx : Un Parfum de bonheur.), des meetings aériens, etc.
Les acquis du Front populaire sont rappelés en permanence, par la démonstration de ses bénéfices pour les plus démunis : les discours des dirigeants ne cessent d’y faire référence, et des films leur sont spécifiquement consacrés. Le Magazine populaire n° 1 célèbre les congés payés, les quarante heures. Les Châteaux du bonheur (DVD 1) montrent ainsi l’effort de la municipalité de Gennevilliers (communiste depuis les élections de 1934) en faveur de la jeunesse, à laquelle elle offre de véritables vacances dans les centres qu’elle a acquis. C’est aussi l’occasion de célébrer ce qu’on appellera plus tard le «communisme municipal».
L’unité de la population est très explicitement rappelée, notamment avec Le Défilé des 500 000 manifestants à la porte de Vincennes, le 14 juillet 1935. Elle l’est implicitement avec les scènes consacrées au Tour de France (Magazine populaire n° 1), au folklore régional (Breizh Nevez, 1938), au monde paysan et aux moissons (notamment dans La Vie est à nous, mais également dans le même magazine filmé).
Enfin, et puisqu’il faut tout de même clore ce compte rendu, les films exaltent l’ouvrier au travers de figures qui deviennent autant d’emblèmes. Le troisième DVD proposent ainsi des films de 1938 commandés par la CGT consacrés aux cheminots, aux ouvriers du bâtiment et aux métallurgistes, dont on doit comprendre l’importance essentielle dans la création de la richesse et de la puissance du pays. Le propos est d’autant mieux servi que les œuvres ont bénéficié d’un soin particulier dans leur réalisation, dynamique et volontiers pédagogique (Sur les Routes d’acier permet ainsi d’apprendre comment fonctionne une gare de triage) y compris dans la musique, à quoi a contribué Germaine Taillefer, du groupe des Six.
On ne peut que saluer l’importance et la grande qualité du travail réalisé par Ciné-Archives. En puisant dans les sources cinématographiques des formations de gauche (le PCF et la CGT réunifié, en l’occurrence), il contribue non à leur renaissance, mais dans un cadre détaché de son contexte, notamment idéologique. Au contraire, il permet de mesurer comment le film est utilisé pour diffuser un message, que relaient les autres moyens politiques. En même temps, il offre aux enseignants un moyen d’entrer dans une période historique qui a fortement marqué le vingtième siècle français.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes®