Il y a quatre-vingts ans, l’alliance de Front populaire parvenait à gagner les élections législatives d’avril-mai 1936, et à former un gouvernement (soutenu par le PC). Des mesures sociales importantes ont marqué la période qui s’ouvrait alors, mais la mémoire collective a aussi retenu une atmosphère assez particulière, mêlant les souvenirs des premiers congés payés, des occupations des lieux de travail (usines, magasins, bureaux, mais aussi des fermes, ce qu’on a rapidement oublié), la semaine des « deux dimanches » (avec l’avènement des quarante heures), le développement des auberges de jeunesse, etc. Un véritable « parfum de bonheur », comme le résume le titre de l’ouvrage de Didier Daeninckx, qui reprend l’intitulé de l’exposition qui s’est tenue en octobre-novembre 2014 à la Galerie Intervalle.
La photographie a puissamment contribué à soutenir et à alimenter cette mémoire. « 1936, le Front populaire en photographie », l’exposition qui se tient à l’hôtel de ville de Paris (19 mai au 23 juillet 2016), le montre bien, avec plus de 400 œuvresÀ ce propos, lire « Clichés du Front pop », l’article de Françoise Denoyelle, commissaire de l’exposition, qu’elle a fait paraître dans le hors série du Monde, 1936, mai-juillet 2016 » (p. 40 à 59). On y retrouvera un cliché de France Demay, p. 49, pris au stade de Levallois-Perret.. On y retrouve évidemment les artistes qui passeront à la postérité : les Doisneau, Cartier-Bresson, Capa, Willy Ronis, etc. Mais à côté d’eux, on a également toute une génération de photographes dits « amateurs », dont le travail mérite qu’on s’y arrête. Parmi ceux-là, France Demay, auquel Gallimard et Didier Daeninckx rend hommage avec le présent ouvrage.
Qui est France Demay ? La [biographie que présente la collection constituée par sa famille indique qu’il s’agit d’un ouvrier qualifié qui travaille dans la mécanique de précision. Né en 1903 (mort soixante ans plus tard), il vit dans le nord-est de Paris, au Pré-Saint-Gervais, et il est passionné de photographie et de sport, mais ses clichés montrent que le contexte politique est très présent. C’est son petit-fils, François Demay, qui découvre un jour une malle renfermant du matériel et des négatifs dans leurs boîtes, « ma valise mexicaine à moi », par référence à la valise retrouvée il y a une dizaine d’années, et qui contenait environ 4 500 négatifs sur la guerre d’Espagne de Robert Capa, Gerda Taro, et David Symour (Chim)footnote]On peut retrouver les clichés sur le site de l’ICP(International Center of Photography), et dans La Valise mexicaine. Capa, Chim et Taro. Les négatifs retrouvés de la guerre civile espagnole, Actes Sud, 592 pages, 2011.[/footnote]. On ne sait guère autre chose sur France Demay.
Sur la base d’une sélection des photographies (soixante-dix, tout de même), Didier Daeninckx a mis en place une histoire. Il avait remarqué, en particulier, qu’une femme revenait très fréquemment dans les clichés : il lui a donné le nom de Ginette Tiercelin, que portait une fille croisée par le coureur cycliste Jean Noret dans les années trente. A-t-elle réellement existé ou non ? Comme souvent avec Didier Daeninckx, le travail de documentation est important, et le roman est profondément ancré dans le réel. L’auteur sème des indices un peu partout : son héroïne est ainsi l’amie de la fille d’Edmond Pépin->http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article125480, dont la fiche du «Maitron» indique qu’il fut «ouvrier ébéniste, artisan puis industriel, dirigeant du sport travailliste, conseiller municipal socialiste puis maire du Pré-Saint-Gervais». C’est bien évidemment ce qui rend le récit crédible.
C’est donc par le biais d’un entretien que Daeninckx a avec elle que l’on circule dans une histoire ponctuée par les photographies de France Demay.
Ginette Tiercelin évoque les conditions de vie difficiles, les relations avec les jeunes de son entourage, etc. Mais c’est le sport qui domine leur conversation, et notamment le sport féminin, qui montre quelle place il occupe dans le temps libre des jeunes d’alors, et qui permet de fuir le quotidien. L’engagement idéologique n’est pas loin, car elle fait partie de la FSCTEt qui existe encore aujourd’hui : voir son site Internet. (Fédération sportive et gymnique du travail), résultat de la fusion en décembre 1934 de deux associations, l’une communiste, l’autre socialiste : la Fédération sportive du travail (FST) et l’Union des sociétés gymniques et sportives du travail (USSGT). L’objectif est favoriser le développement des pratiques sportives en milieu ouvrier, sans que cela débouche forcément sur la compétition : la dimension relative à l’éducation populaire par le sport est essentielle. C’est ainsi, encore, que Ginette Tiercelin participe à un challenge en soutien à Ernst Thaëlmann et Paula Wallisch, en 1933. Elle s’investit également dans la lutte contre la tenue des Jeux olympiques à Berlin, «chez le type pas drôle qui essayait d’imiter Charlot».
Elle prend part à la commémoration de l’anniversaire de la Commune, au Père-Lachaise, le 24 mai 1936. On trouve un cliché de France Demay, qui avait photographié le groupe Mars en contre-plongée, comme Willy Ronis.Et elle évoque évidemment les grèves, auxquelles prend part son ami Géo, et pendant lesquelles les comités organisent des rencontres sportives et culturelles. Ce sont bien évidemment les congés payés, en tandem (un Lutetia !), comme il se doit.
Mais bien vite arrive le temps de l’Olympiade populaire de Barcelone, prévue quinze jours avant l’ouverture des Jeux de Berlin. Des délégations nationales ou non (Algérie, Palestine, Allemands exilés, Catalogne, etc.) comptent bien y participer, soient «six mille athlètes pour défendre un sport libre, dégagé du chauvinisme et de l’emprise des marchands». Ginette Tiercelin débarque avec d’autres à Barcelone le samedi 18 juillet, pour trouver une ville en alerte : le coup d’État de Franco a commencé, et il faut rebrousser chemin. L’un des derniers événements qu’elle évoque est l’exposition universelle de l’été 1937, avec la découverte du tableau de Picasso, Guernica.
L’histoire de Ginette Tiercelin peut sembler passer par les lieux communs du Front populaire. Mais le fait que le récit s’appuie sur les clichés de France Demay indique le parcours effectué par celui-ci dans la deuxième moitié des années trente : à travers elle, c’est un destin individuel inscrit dans l’histoire nationale que l’on découvre, à la manière de Didier Daeninckx.
Au-delà de cet itinéraire personnel, les photographies sélectionnées montrent la maîtrise de leur auteur. Le cadrage, les angles choisis, l’instant de la prise de vue et notamment ceux des corps en mouvement, placent France Demay au niveau d’autres photographes, professionnels, tant il parvient à restituer la vie, la liberté qui se dégagent de ses sujets. C’est très net pour le cliché pris dans le cimetière du Père-Lachaise, qui soutient la comparaison avec ceux de Willy Ronis. On est très loin des photographies de famille ou de groupes auxquelles on pourrait s’attendre.
On lira donc (avec plaisir) ce «Parfum de bonheur» comme un roman illustré, tant l’écrit et l’image sont liés. Mais on peut y voir également une sorte de témoignage apocryphe, et malgré tout peu éloigné de la réalité en raison du travail de documentation de Didier Daeninckx, fidèle à ses bonnes habitudes. À cela s’ajoute la familiarité qu’il entretient avec cette époque, puisqu’il avait déjà livré un [ouvrage du même type, il y a vingt ans, dans lequel le récit d’un jeune ouvrier s’appuyait sur des clichés de Willy RonisWilly Ronis et Didier Daeninckx, À nous la vie. 1936-1958, éd. Hoëbecke, 1996, 109 p., encore vivant à ce moment-là.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes©