Plus de 1500 pages et plus de 130 auteurs : voilà quelques chiffres impressionnants pour présenter cette histoire de la vie intellectuelle en France qui s’étend sur plus de deux siècles.

Coordonné par Christophe Charle, professeur d’histoire contemporaine, spécialiste des intellectuels et des universités, et par Laurent Jeanpierre, professeur à Paris VIII qui travaille notamment sur les relations entre art, savoirs et politique, l’ouvrage a commencé à faire date, comme en témoigne les nombreux retours qu’il a eus dans la presse comme Télérama, Sciences humaines ou encore Les Inrocks.

Un projet ouvert

Dans une introduction globale, Christophe Charle et Laurent Jeanpierre définissent leur projet et le situent dans la production historiographique déjà existante. Ils relèvent notamment qu’il existe beaucoup d’histoires sectorielles de la pensée, mais peu d’histoire globale. Ils précisent aussi que cette histoire intellectuelle est souvent figée, privilégiant les grandes tendances. Il faut donc éviter un côté palmarès, tout en disant tout de même une certaine hiérarchie. Les auteurs ont voulu une diversité parmi les contributeurs. Ils appartiennent en effet à de nombreux horizons : lettres, philosophie, science politique ou encore économie.

La vie intellectuelle, mode d’emploi

Quant à la structuration du livre, les auteurs ont choisi une approche à plusieurs échelles en quelque sorte. La trame de fond est chronologique, en essayant de choisir des dates charnière pas toujours habituelles, puis, dans chaque tranche de temps, on trouve des thématiques qui reviennent donc pour chaque période considérée. Les portes d’entrée concernent les espaces publics, les savoirs, les idées politiques, les esthétiques, les échanges avec le monde extérieur. Les auteurs ont voulu ménager d’autres encarts afin d’éviter, selon leurs propres termes, un « jardin des idées à la française ». A cet effet donc, le lecteur trouvera dans chaque entrée thématique des encadrés et des éclairages comme autant de « perturbations » d’un ordonnancement trop géométrique. Les auteurs suggèrent que l’on peut faire une lecture transversale des deux tomes en enchaînant par exemple la lecture des chapitres sur les esthétiques à travers les cinq périodes définies. Précisons enfin que la longueur des parties est très variable.

Des Lumières à l’Empire

Une cinquantaine de pages est consacrée à la période qui va des Lumières à l’Empire et intitulée « Héritages ». On retiendra la figure de Georges Cuvier qui, à travers les différentes fonctions occupées, symbolise cette place nouvelle de l’État comme « l’instance de consécration intellectuelle et de contrôle des carrières scientifiques ». Parmi les autres grandes tendances qui caractérisent ce début du XIX e siècle, il y a cette obsession pour l’histoire. Stéphane Zékian propose lui un article sur « Le génie du christianisme » de Chateaubriand où ce dernier affirme l’importance des lettres. A ce propos, on notera aussi un article sur les livres les plus lus dans les premières décennies du XIXe siècle où l’on s’aperçoit qu’il y a une réelle différence entre ce qui s’est vendu à l’époque et ce qui est devenu aujourd’hui classique.

Le temps des prophéties (1815-1860)

Pour cette période, Christophe Charle invite à ne pas être trop focalisé sur les grandes figures telles Hugo et incite à retrouver le nuancier des oppositions à l’œuvre. Dans le chapitre sur « les espaces publics », Gisèle Sapiro raconte le combat pour la liberté intellectuelle à l’époque. Ce nouvel espace conquis implique de nouveaux supports comme la statistique ou la presse. Un encart sur Tocqueville et Guizot propose une vision en parallèle de leur parcours car si tous deux eurent un rôle majeur dans la définition du libéralisme, leurs différences sont aussi majeures. Cherchant comme annoncé à se garder de toute vision étroite, on lira la contribution de Philippe Darriulat sur la chanson comme voix du peuple. Jérome Grondeux évoque quant à lui les figures du catholicisme à l’époque et plusieurs figures comme celles de Balzac, Fourier ou Proudhon sont ensuite abordées. Des encarts sur « la bohème » et sur « la civilisation des spectacles » aident à imaginer l’ambiance d’alors. Ce ne sont pas moins de 32 000 pièces qui furent créées entre 1800 et 1900. L’entrée « Échanges » se consacre notamment à Paris comme capitale de l’exil intellectuel européen au cours du premier XIXe siècle.

Le temps des groupements (1860-1914)

Cette partie insiste notamment sur le fait que ce fut l’âge d’or des médias papier. En 1910, la presse totalisait presque 5 millions d’exemplaires pour les 42 quotidiens parisiens, et 4 millions pour les 252 titres provinciaux. Thomas Loué développe ensuite la place des revues dans la vie intellectuelle. On lira avec intérêt l’article sur « Manifestes et scandales littéraires », façon de se garder de tout risque de présentisme sur un tel sujet. Rappelons que plusieurs tableaux de Courbet suscitèrent un scandale. Dans les mêmes années, il y eut aussi le scandale suscité par Madame Bovary. L’affaire Dreyfus et le débat intellectuel ne sont pas oubliés à travers un article de Vincent Duclert.
Cette deuxième moitié vit triompher la science comme le raconte l’entrée « Savoirs et idées politiques », que ce soit avec évidemment Louis Pasteur, mais aussi à travers des exemples sans doute moins connus comme Charles Richet. Ce dernier est décrit par Jacqueline Lalouette qui dresse le portrait d’un homme de science, car il fut rédacteur en chef de la Revue scientifique mais, en même temps, il nourrissait comme d’autres un intérêt soutenu pour les phénomènes paranormaux. Dans « Esthétiques », Ségolène le Men s’interroge pour savoir s’il y a un art sans frontières durant la période 1860 à 1914. Les éclairages proposés traitent aussi bien de la peinture, de la photographie, que de l’architecture ou de la musique. Ce fut aussi un moment où se vit la tension entre d’un côté un cosmopolitisme affirmé et de l’autre un nationalisme qui se renforce.

Le temps des combats (1914-1962)

Bruno Goyet et Philippe Oliveira abordent la question des espaces publics qui se multiplient alors dans un monde en plein tourment. Parmi les grandes tendances à retenir, ce fut notamment le temps des manifestes, mais également un moment de redéfinition des fonctions des musées. La partie savoirs est scindée en deux. Progressivement se met en place une recherche d’État et l’on suit l’histoire et la trajectoire de l’institut Pasteur et Curie. Le second volet est consacré aux sciences de l’homme marquées par l’époque coloniale mais aussi par la place particulière de la préhistoire. Anna Boschetti évoque la figure centrale et polarisatrice de Jean-Paul Sartre. L’entrée sur « Les idées politiques » est particulièrement riche avec la guerre d’Espagne et ce qu’elle représenta. Aucun conflit extérieur n’a provoqué chez les intellectuels français de passions et de clivages plus importants. Anne-Marie Duranton-Crabol se focalise sur la guerre d’Algérie, même si elle considère que le conflit ne conditionna pas totalement la période. Au niveau « Esthétiques », l’époque est synonyme d’impérialisme des idées et de la culture française. Les éclairages sont multiples, que ce soit en direction de l’Union soviétique, de la Belgique ou de l’Asie.

Le temps des crises de 1962 à nos jours

Il est forcément difficile de penser le contemporain sans tomber dans les images toutes faites. Comme il est dit dans l’introduction de cette partie, «  l’idée de penser le présent comme crise ne date pas du dernier demi-siècle : depuis la Révolution toute la modernité est conçue comme une crise permanente, quoique toujours surmontée ». Christian Delporte évoque ensuite l’importance des médias en historicisant son propos. Cela permet de gommer certains effets ou dérives que l’on croit exclusivement attachés à notre contemporain. Ainsi, dès 1981, Hervé Hamon et Patrick Rotman déploraient la durée de vie brève des livres et on a l’impression d’entendre la même chose depuis. Ce dernier demi-siècle voit aussi émerger la figure de l’intellectuel médiatique. Il faut à présent considérer d’autres « espaces publics » comme les clubs ou les think tanks ou encore Internet. Dans le domaine culturel, les sites internet qui ont le plus d’audience en la matière restent indéniablement ceux qui, hors ligne, font déjà référence comme Télérama ou Arte.
La partie sur les savoirs est l’occasion d’évoquer les travaux sur le cerveau avec, par exemples, les livres fondateurs de Jean Pierre Changeux et de Marc Jeannerod. Le tour d’horizon se poursuit avec les sciences sociales qui connurent une expansion fulgurante dans les années soixante. Pour l’histoire, comme pour beaucoup d’autres domaines, on a tout de même l’impression qu’il est de plus en plus difficile de cartographier tant de variétés. Ludivine Bantigny s’intéresse ensuite aux « Flux et reflux de l’idée révolutionnaire » dans une période qui vit aussi bien éclore les idées de mai 68, le maoïsme, le négationnisme ou encore la Nouvelle Droite. La partie « Échanges » s’interroge sur le rayonnement déclinant de la pensée française en l’assortissant d’ un point d’interrogation.

Difficile donc de rendre compte d’un tel ensemble qui aborde tant d’aspects de la vie intellectuelle en France. Il s’agit d’un outil de travail qui trouvera sa place dans un cabinet d’histoire-géographie. On se repère facilement dans cet ensemble muni de bibliographie à la fin de chaque chapitre ou article et d’un index volumineux. Les différents pans de la vie intellectuelle en France sont retracés en historicisant juste ce qui est nécessaire. La structuration même du livre, entre textes généraux et multiples éclairages, dessine un kaléidoscope de la vie intellectuelle en France. Les deux volumes réussissent le pari d’être clairs, sans délivrer une histoire unique, figée ou définitivement écrite.

Jean-Pierre Costille © Les Clionautes