Philippe Collin, journaliste et producteur sur France Inter, est déjà bien connu pour sa série de podcasts sur Napoléon suivie par plus d’un million d’auditeurs (2020) et pour les scénarios de deux très belles bandes dessinées : Le Voyage de Marcel Grob (Futuropolis, 2018) et La patrie des frères Werner (Futuropolis, 2020). Le fantôme de Pétain et des « années noires » hante encore aujourd’hui la société française dans un contexte où les derniers témoins disparaissent et alors que certains courants de pensée tentent de réécrire l’histoire de la France sous l’Occupation afin de servir leur discours politique. Dans cet ouvrage, qui se décline aussi sous la forme de dix podcasts, Philippe Collin enquête pour comprendre le parcours de Philippe Pétain afin de décomplexifier la vie du héros de Verdun et du chef du régime de Vichy. Un travail de réflexion mené aux côtés des plus éminents historiens de la période : Éric Alary, Stéphane Audoin-Rouzeau, Fabrice Bouthillon, Olivier Dard, Laurent Joly, Nicolas Offenstadt, Pascal Ory, Denis Peschanski, Yves Pourcher, Henry Rousso, Bénédicte Vergez-Chaignon, Annette Wieviorka. L’ouvrage se décompose en dix chapitres. Pour chacun, l’expertise de deux ou trois historiens permet de croiser les regards et d’offrir une analyse à la fois riche et complète.
Chapitre 1 – Le fils de la morte
Chapitre 2 – Le vainqueur de Verdun
Chapitre 3 – La vanité du maréchal
Chapitre 4 – Le fossoyeur de la république
Chapitre 5 – Travail, famille, patrie : la révolution nationale
Chapitre 6 – L’antisémite polymorphe
Chapitre 7 – L’« ami » Laval
Chapitre 8 – Sigmaringen, le château hanté
Chapitre 9 – Accusé Pétain, levez-vous !
Chapitre 10 – Pétain après Pétain
Cette enquête minutieuse nous permet de saisir une part de l’intimité ou de la psychologie ainsi que de comprendre certains choix de Philippe Pétain …
… l’enfant du XIXe siècle originaire d’une famille de cultivateurs qui grandit dans l’absence de tout amour parental ce qui construira une vision fantasmée de ce que doit représenter une famille au sein de la société. Pour Pétain, la nation française est alors réduite à l’idéalisation de la mère aimante qu’il n’a jamais eue (mais qu’il honore en ritualisant la fête des mères) et de ce père protecteur qu’il a toujours regretté, qu’il entend incarner en s’imposant bientôt comme le père de la nation. Il embrasse finalement une carrière militaire, alors que sévit en arrière fond le traumatisme de la défaite de 1870.
… le « héros de Verdun » qui devient maréchal et se bâtit une image de chef protecteur ainsi que de sauveur de la nation grâce à sa stratégie défensive. Après la guerre, son prestige grandit et on exalte à travers lui la grandeur militaire d’une France qui semble s’éloigner à mesure que le pays s’enfonce dans la crise économique, sociale et politique. Par son aura, cette figure morale alimente l’idéologie d’une France réactionnaire et bâtit un projet politique très critique à l’égard de la République parlementaire. Ce mythe survivra même au discrédit postérieur au régime de Vichy !
… l’homme à femmes qui multiplie les aventures. Bénédicte Vergez-Chaignon revient sur le défilé du 14 juillet 1919 lors duquel plusieurs maîtresses se postent le long du trajet du cortège après avoir prévenu le maréchal. On peut alors imaginer Philippe Pétain passant une partie du défilé à faire signe à différentes femmes ! Puis, en 1920, il se marie avec une de ses maîtresses, Eugénie Hardon qui deviendra Annie Pétain.
… le nouveau chef de l’État français et l’homme de la « Révolution nationale ». L’Etat français est né de la défaite suite à la signature de l’armistice et à la liquidation de la République par Pétain le 10 juillet 1940 par le vote des pleins pouvoirs. La Révolution nationale elle n’est pas née de la défaite mais s’inscrit dans « une longue tradition française, celle de la contre-révolution, du nationalisme exclusif, de l’antisémitisme et bien entendu du fascisme » (Henry Rousso). Cette Révolution nationale souhaite la renaissance de la nation française face au délitement de la société du fait des juifs, des étrangers, des francs-maçons ou des communistes considérés comme des « mauvais Français », responsables de la défaite. Il faut à la fois cimenter et exclure. Les rouages idéologiques de la Révolution nationale, par sa politique de la collaboration, se lient à ceux du Troisième Reich. Si avec le temps, il y a divorce entre les Français et la Révolution nationale, il n’y a pas nécessairement divorce entre les Français et Pétain !
… le chef d’un État antisémite qui met en place des mesures d’exclusion, à commencer par le statut des juifs en octobre 1940 qui ne vise pas les Juifs étrangers mais les fonctionnaires et un certain nombre de professions qui ne sont pas celles des étrangers. Pour ne pas contrarier les autorités allemandes et faire en sorte que Vichy reste pleinement souveraine dans les actions de police, Pétain mène une politique qui conforte et généralise progressivement un antisémitisme d’État jusqu’à accompagner les déportations des Juifs sans temporiser ou s’opposer aux pressions allemandes. Sa responsabilité de chef d’État est pleine et entière car il a à répondre de l’ensemble des actes de cet état.
… l’idéologue … ? Pour Pascal Ory, Pétain n’est pas un idéologue car « sa principale idéologie, c’est lui même ». Au contraire, pour Denis Peschanski il ne faut pas penser qu’il est dans le simple calcul politique, il est bien dans l’idéologie : « le rejet du Juif, considéré comme responsable de la défaite, relève de son idéologie. »
… l’« ami » de Laval. Une fascination réciproque et une méfiance partagée justifient leur partage du pouvoir après la débâcle et l’armistice en mai-juin 1940. Ils vont alors incarner la politique de collaboration avec l’Allemagne nazie et le projet de révolution nationale. Ils sont profondément différents mais ils partagent le sentiment d’être irremplaçables, d’être appelés à un grand destin ! Cette concurrence qu’ils se livrent quant à celui qui aura le plus d’influence vis-à-vis de la conduite des relations avec l’Allemagne est révélée par la disgrâce de Laval de décembre 1940. Mais à partir de 1942, Laval revient aux affaires, un acte constitutionnel (17 novembre 1942) lui donne le pouvoir de signer seul lois et décrets.
… l’exilé de Sigmaringen qui doit quitter Vichy (dans une mise en scène pour montrer aux Français qu’il ne voulait pas quitter la France) pour être enfermé au château de Sigmaringen aux côtés de ce qui reste du gouvernement de l’État français (Fernand de Brinon, Déat, Darnand…) et de collaborationnistes parfois de renom (Céline, Rebatet, …). Dans cette errance, le maréchal, âgé mais lucide, tente de préserver sa popularité ainsi que sa légitimité à la tête d’un Etat fantoche jusqu’à ce que les troupes des Forces françaises libres pénètrent dans la château en avril 1945, mettant un terme au gouvernement vichyste exilé.
… l’accusé qui se présente de son plein gré à la justice française afin de se défendre et de se justifier à partir de juillet 1945. Bien sûr, ce procès devant la Haute Cour de justice revêt une dimension politique où deux légitimités s’affrontent : celle de de Gaulle et celle de Pétain. Les trois avocats Fernand Payen, Jean Lemaire et le jeune Jacques Isorni vont développer la fameuse théorie du bouclier et de l’épée qui considère que Pétain aurait protéger les Français contre l’occupant nazi et que son action n’aurait fait que compléter celle du général de Gaulle. Mais Brinon, Laval ou Darnand soulignent la responsabilité du maréchal. Isorni, malgré une plaidoirie restée célèbre qui infusera l’extrême droite française, n’empêchera pas la condamnation à mort de Pétain (à une voix près) pour intelligence avec l’ennemi et atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat (et non pour trahison). Peine commuée en détention par de Gaulle ; Pétain terminant sa vie à Yeu était un martyr beaucoup moins gênant qu’un Pétain fusillé à l’aube.
… le condamné qui mène sa petite vie quotidienne au fort de Pierre-Levée sur l’île d’Yeu au large de la Vendée : il fait son lit, il se promène, il reçoit quelques visiteurs dont sa femme Annie mais aussi ses avocats, il lit, il écrit, … . Il meurt le 23 juillet 1951.
… le « mythe » qui survit à la mort du maréchal par la perpétuation de l’image du « héros de Verdun » et s’est ensuite pérennisé par des nostalgiques qui procèdent à une révision de son procès en en faisant un protecteur qui aurait fait ce qu’il a pu pour la France (la thèse du bouclier développée par l’essayiste Robert Aron). L’objectif est aussi de défendre une certaine idée de la France et notamment au moment de la guerre d’Algérie ou de la création du Front nationale en 1972. Mais, la même année, le livre de l’historien américain Robert Paxton La France de Vichy va bouleverser la perception des années d’occupation en France, le pétainisme commence à être démystifié et jugé par les faits historiques eux-mêmes ! En effet, son travail réalisé à partir d’archives allemandes inexploitées permet de s’écarter d’une narration judiciaire, à savoir condamner ou réhabiliter Pétain, tendance qui pollue encore aujourd’hui toute analyse de cette période dans l’espace public ! Paxton montre ainsi « l’articulation entre Collaboration et Révolution nationale : la première devait offrir un contexte favorable à le seconde, qui s’est d’ailleurs de plus en plus rapprochée de l’idéologie nazie avec l’emprise des collaborationnistes pronazis » (Henry Rousso).
Cette enquête, passionnante et nécessaire grâce à l’expertise de nombreux historiens, nous permet ainsi de mieux saisir les multiples visages et facettes du personnage de Philippe Pétain ainsi que du pétainisme d’hier à aujourd’hui.
« Il y a au moins trois usages du terme « pétainisme ». Le premier désigne l’adhésion à la personne de Pétain, à l’image du héros de Verdun (…), presque détachée de son idéologie, ce qui n’est pas sans poser question. (..) La deuxième serait plutôt l’adhésion aux idées de la Révolution nationale. Et puis, il y a un troisième pétainisme, plus actuel, par lequel on désigne aujourd’hui une pensée frileuse, réactionnaire et rétrograde, profitant d’un contexte de crise, désorientation ou soumission pour appeler à la « régénération », dont le contenu varie autour de cette matrice. »
Nicolas Offenstadt
Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX