Dans son ouvrage de “L’Asie Mineure à la Turquie”, Michel Bruneau propose une analyse géographique, sur le temps long, de la composition ethnique de l’espace anatolien.
Carrefour territorial entre le Moyen-Orient, le monde russe et l’Europe, interface terrestre entre deux mers de longtemps sillonnées, la Mer Noire et la Méditerranée, l’Asie Mineure a été le théâtre, durant plusieurs millénaires, de nombreuses invasions, de nombreuses migrations, le siège d’empires puissants et de civilisations millénaires.

Dans un ample premier mouvement, Michel Bruneau décrit les civilisations, les envahisseurs, migrateurs et empires qui se sont succédés depuis la plus antiquité jusqu’au XIXe siècle : des Hittites aux Grecs, en passant par les Romains, les Byzantins, et enfin les Turcs, avec sur les marges du plateau anatolien des influences culturelles et interpénétrations ethniques diverses, kurde, arménienne, juive, perse, arabe… On n’épuise pas ici la diversité des populations qui sont analysées mais un constat s’impose : l’Asie Mineure a toujours constitué un interface majeure entre l’Orient et l’Occident, par lequel sont passées un nombre presque incalculable de populations, qui fut un creuset culturel mais aussi, à de nombreuses époques, un champs de bataille permanent, avec des zones jamais contrôlées par les pouvoirs impériaux successifs.

Cette histoire agitée explique que de nombreux peuples de la région soient à l’origine de diasporas dont le dynamisme est toujours d’actualité et sur ce sujet, l’auteur propose des schémas originaux des trajectoires spatiales et temporelles diasporiques des peuples. Simultanément, il réalise une analyse territoriale des structures des pouvoirs impériaux, dont la priorité était de tenir cette diversité ethnique pour le moins complexe et agitée. Où l’on constate que jusqu’au XIXe siècle, peu d’évolutions se produisirent, les grands empires se succédant en réinvestissant les structures de leurs prédécesseurs.

Tout change au XIXe siècle avec l’émergence des nationalismes et l’effondrement du géant dont les pieds sont devenus d’argile, l’Empire ottoman. Les guerres balkaniques qui s’étalent sur tout le XIXe et le début du XXe siècle ne cessent d’accroître les haines entre communautés. Simultanément, la modernité de l’Europe de l’Ouest se répand dans ces régions, faites de scientisme et de construction idéologique des états-nations. Cela aboutit, en Asie Mineure, à la mise en place par le pouvoir ottoman puis surtout par celui issu du kémalisme et de la Première Guerre Mondiale, de “l’ingénierie ethnique”, effarante purification ethnique qui se cache sous des apparences de scientificité mais assume son aspect nationaliste : pendant plus de vingt ans, entre 1910 et 1930, les populations ancestralement présentes dans la région mais qui ne sont pas turques et musulmanes sont exterminées ou chassées de chez elle par les procédés les plus barbares, dignes des tyrannies antiques, et ce dans le cadre d’une politique mise en place, suivie et alimentée au plus haut niveau de l’état.

On est tenté de penser que le régime kémaliste et non le régime nazi est le premier à avoir dévoyé jusqu’au génocide les progrès de la science. En effet, non seulement on massacre avec la dernière cruauté, on viole les femmes, on enlève les enfants, on brûle les foyers, on confisque les moyens de subsistance… mais encore, quand l’Anatolie est vidée de ses Grecs, Arméniens, Assyro-chaldéens, on met un soin particulier à éliminer toute trace de leur culture, pour nier l’histoire de ces peuples, s’assurer qu’ils ne pourront jamais plus trouver que de la défiance à leur endroit, étant jugés comme étrangers désormais et n’ayant donc aucun droit de résidence à faire valoir.

Dans une troisième partie, l’auteur nous propose une analyse régionale des implantations des populations anciennes, victimes de l’ingénierie ethnique et qui ont malgré les tentatives d’extermination réussi à survivre en développant des modèles culturels et migratoires originaux, à l’étranger immédiat de la Turquie actuelle ou sous forme de diaspora à travers le Monde.

A l’heure où certains discutent encore d’une adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, cet ouvrage permet d’éclairer le problème que pose aux négociateurs la négation par les autorités turques de cette période de l’Histoire. Il est à souhaiter qu’il serve à la réflexion de ceux qui ne voient dans l’Europe qu’un gigantesque marché de consommation et non une communauté de destins ayant décidé de s’unir pour ne pas reproduire les errements du passé. Ce qui passe par un examen critique de la géographie historique des territoires.