Raphaëlle Guidée est professeur de littérature à l’Université Paris 8. Récit de ses nombreux voyages à Détroit, elle nous propose dans ce livre une enquête littéraire intégrant ses échanges avec des habitants et ses lectures d’articles ou d’œuvres (documentaires, films, livres de photographies, romans, essais, reportages, pièces de théâtre) qui ont montré ou commenté les paysages de Détroit. Elle met donc côte à côte une multitude d’Histoires de Motor City et croise les imaginaires – d’apocalypse, de renaissance, d’utopie – pour peindre un territoire en recomposition constante à la fois complexe, fragile, hétérogène, bien loin d’un modèle-type de shrinking city.

Les 4 premiers chapitres donne à voir une ville de Détroit comme symbole de la ville en décroissance, en même temps frappée par une faillite économique et politique. Raphaëlle Guidée met notamment en avant un livre de photographie d’Yves Marchand et de Romain Meffre : The Ruins of Detroit. Les usines en ruine sont le principal signe de la déchéance de la ville, qui commence dès la crise des années 30. Hôpital, lycée, hôtel, et bibliothèque abandonnés sans plus aucune trace d’humains (Homo disparitus ?) sont des conséquences de ce désastre.

Ces photos ont fait la une des journaux du monde entier et illustrent la « tragédie de Détroit ». Mais les auteurs sont aussi critiqués pour leur esthétisation du désastre. On parle de pornographie des ruines (ruin porn) et de Detroitsploitation pour désigner la dramatisation des lieux « sans chercher les gens qui les habitent et les transforment » (John Patrick Leary). A l’opposé, un récit de la renaissance s’est récemment développé (to hell and back), par exemple dans les publicités Chrysler à la mi-temps du Superbowl avec Eminem ou Bob Dylan au début des années 2010 ou dans les documentaires de National Géographic vantant les espaces commerciaux rachetés et rénovés par Dan Gilbert. Le récit médiatique privilégie alors des histoires « extrêmes » de la banqueroute ou du comeback que le chief storyteller de la ville dont la mission est avant tout « d’écouter les voix des habitants des quartiers » peine à minimiser.

Ce que montre les 5 chapitres suivants est que la catastrophe économique qui a frappé Détroit n’est « ni un prélude à l’effondrement général du système capitaliste, ni la métaphore de l’avenir apocalyptique de l’espèce humaine, mais un processus de précarisation qui accentue dramatiquement les inégalités », d’autant plus depuis les émeutes raciales de 1967, accélérant le départ des habitants blancs vers les banlieues en périphérie. Pour certains habitants, dans le sillage des époux Boggs instigateurs de l’Organisation nationale pour une révolution américaine, la renaissance n’est qu’une « transfiguration positive de la violence capitaliste et de la domination coloniale », reléguant les plus précaires dans certains quartiers de la ville réappropriés en partie par la nature et où se développent les fermes urbaines malgré la contamination des sols par les usines. Des universitaires, comme l’urbaniste Andrew Herscher, pointent la dévaluation de la ville et ses habitants rejetés dans des zones urbaines en dehors de l’économie de marché : « invendables, inlouables, les maisons et terrains dévalués cessent d’exister aux yeux des acteurs du marché ». On est par exemple saisi par cette carte des morsures de bébés par des rats qui contraste avec les récits d’un abandon révolu, symbolisés par la réhabilitation de la gare Cental Station où arrivaient, pendant l’âge d’or de la ville, des migrants noirs notamment du Sud.

En tant qu’enseignant d’Histoire-Géographie, on peut être surpris de prime abord par un partie pris littéraire. Au final, ce croisement de récits ne nous raconte pas une ville mais des villes de Détroit, loin des archétypes reproductibles simplement en d’autres lieux. Se mélangent des histoires, singulières ou parfois institutionnalisées, de chute et de renaissance, d’apocalypse et d’utopie. Ce livre et son auteur nous donnent donc à voir une réalité bien plus complexe qu’une simple étude de cas (à ensuite généraliser ou plutôt à mettre en perspective) dans un manuel et nous apprend à écouter TOUS ses habitants, anciens et récents, et à observer des paysages marqués par les présences de l’Homme et de la Nature mélangées.