En 1994, et en prévision de la célébration du cinquantenaire de la libération des camps, Annick Cojean entreprend une série d’articles s’attachant à la mémoire ou plutôt aux différentes mémoires de la Shoah.
Son enquête qui l’amène à sillonner l’Europe mais aussi à se rendre jusqu’aux Etats-Unis est publiée en 1995. Elle est couronnée l’année suivante par le prix Albert Londres.
Les mémoires de la Shoah est le deuxième opus de la Collection Aire Libre Prix Albert Londres, après Sur le front de Corée d’après Henri de Turenne paru en octobre 2024.
A l’aube du quatre-vingtième anniversaire de la fin de la guerre, et alors que les derniers survivants de la Shoah disparaissent, les Editions Dupuis remettent à l’honneur un travail de journaliste en quête de compréhension de ce que l’on retient de la période, mais surtout de ce que les témoins et descendants de cette période hors du commun ont gardé en mémoire. Comment survivre et avoir une vie après l’impensable ? Comment les enfants de la génération suivante portent-ils consciemment ou non un devoir d’exemplarité, un fardeau, une responsabilité, voire une culpabilité ?
Cette œuvre graphique, scénarisée par Théa Rojzman et magnifiquement mise en dessin et couleurs par Tamia Baudouin avec un style poétique et parfois onirique, se cale sur un découpage selon les 5 articles parus en 1995 mais intègre également les démarches journalistiques d’Annick Cojean, ses états d’âmes parfois. L’ensemble est d’une fluidité qui fait passer d’un article à l’autre sans rupture de l’histoire.
Les voix de l’indicible
Dans cette première partie, Annick Cojean part du travail de l’université de Yale qui a recueilli de nombreux témoignages de survivants, filmé en plein cadre. Le premier, celui de Bessie, s’étend sur plusieurs pages me montre avec sensibilité, pudeur et sans pathos l’horreur de ce qui a été vécu, le blocage psychologique de ce que l’on a fait et l’impossibilité d’être vivant par la suite mais seulement de survivre. D’autres, plus courts mais tout aussi poignants, témoignent du besoin de parler, de transmettre mais également du peu d’intérêt des auditeurs au sortir de la guerre : « alors je me suis tue ». Le rôle de psychiatres comme Dori, juif polonais rescapé lui-même apparaît comme déterminant pour les survivants en leur donnant non seulement la possibilité d parler, mais surtout d’être écoutés et entendus.
Les enfants miraculés
Comment grandir et se construire quand on est enfant de survivant ? Comment faire face à la peur des parents, aux cauchemars peuplés de fantômes, que les parents aient ou non raconté leur passé ? Comment faire face à l’injonction implicite d’être heureux, exemplaire parce que d’autres enfants de la famille ont été gazés ? Quant à Sabine, fille de Juifs allemands qui ont décidé de rester en Allemagne après la guerre, elle doit affronter le deuil d’un frère qu’elle n’a pas connu et la vie dans un pays où les anciens criminels sont encore présents et la population encore parfois antisémite.
Les enfants de Nazis
Cherchant à donner une vision la plus complète des mémoires de la Shoah, Annick Cojean s’est attachée dans un troisième article à rencontrer les enfants de Nazis afin d’en comprendre le fardeau. Elle nous dresse des portraits aussi variés que l’amour filial indéfectible d’Edda Göering pour son père, Hermann. Fière de son porter ce nom, Edda martèle même en 1994 que le peuple a toujours aimé son père et a continué de les soutenir, sa mère et elle. Le fils de Rudolf Hess, « dauphin d’Hitler » en vient même à minimiser, pour ne pas dire nier la Shoah. D’autres, par contre montrent une distance, voire un rejet complet de leur ascendance nazie, au point parfois de ne pas pouvoir vivre avec le poids de cette culpabilité qui les assaille.
Rencontre
L’article 4 met en avant une initiative pour le moins surprenante : faire se rencontrer des enfants de victimes et des descendants de criminels. Chacun racontant son parcours, ses douleurs à être « enfant de » … se libère en partie d’un poids et peut comprendre ou au moins entendre la douleur de l’autre et ses doutes : peur de faire confiance en l’autre, peur de se faire confiance.
La confrontation avec l’histoire
Enfin, dans un dernier article, Annick Cojean nous mène à . Comment transmettre cette période, comment des organisation forment des enseignants et transmettent une parole afin d’éduquer à regarder et à ne pas rester sans réagir. Les pages sur le processus d’acceptation des mesures antisémites en Allemagne sont d’ailleurs d’un abord facile avec des élèves et permettent de les éclairer sur la facilité à se laisser faire.
En annexe, une postface de Tal Bruttmann, des précisions sur les archives un entretien que ce spécialiste de la Shoah a accordé à Annick Cojean apportent des éléments scientifiques et une mise en perspective actuelle.
L’œuvre se termine par le portrait de Grete Samson réalisé par Annick Cojean et paru dans le journal Le Monde le 7 mai 1999 : tout le talent de la journaliste apparaît dans ce portrait bouleversant de cette rescapée traumatisée qui a du attendre la découverte du SSPT lors de la guerre du Vietnam pour être enfin comprise et soignée.