Ingénieur agronome et sociologue, Éric Birlouez est consultant dans les secteurs de l’agriculture et de l’alimentation. Il enseigne l’histoire et la sociologie de l’alimentation au sein d’écoles d’ingénieurs et d’universités, en France et à l’étranger. Auteur et conférencier, il a publié, dans la collection Carnets de sciences des éditions Quæ, Petite et grande histoire des légumes et Petite et grande histoire des céréales et légumes secs.

Le pain un aliment universel

Si vous cherchez un ouvrage consacré à l’alimentation alliant vulgarisation scientifique et richesse des illustrations, l’ouvrage d’Eric Birlouez mérite certainement votre attention. Consacrée à l’histoire du pain, sa synthèse part d’un constat : le pain fait figure de « marqueur de notre identité collective », et comme l’indique le titre de la première partie « un produit universel » doté d’une histoire millénaire dont la définition ne se réduit pas à la seule version française que nous connaissons, même si selon l’auteur, il en existe 80 variétés dans l’Hexagone.

Cette histoire débute au Paléolithique probablement en Jordanie, il y a 14 600 ans pour les plus anciennes traces de pain retrouvées. Puis, il devient un aliment de base avec l’invention de l’agriculture, mais aussi un aliment sacré, caractère sans doute acquis grâce ou à cause du mystère de la fermentation jusqu’à ce que Pasteur en découvre le processus. L’auteur qui est ingénieur agronome et sociologue, nous en résume d’ailleurs les principes chimiques, parfois délicats dans le cas du levain, dont on a oublié qu’il fut l’un des prétextes ayant conduit au Schisme de 1054.

D’où vient le pain ?

Mais qu’est-ce que le pain ? En six chapitres, l’auteur nos propose de balayer plus de 3000 ans d’histoire. Le chapitre « de farine et d’eau » rappelle la simplicité extrême de la recette qui nécessite entre deux et quatre ingrédients simples selon les recettes : de la farine, de l’eau, auxquelles peuvent être ajoutés du sel et de la levure. Mais cette simplicité masque le champ des possibles en fonction de la farine utilisée, pas forcément issue des céréales. Graines d’acacia, quinoa, châtaignes peuvent être aussi impliquées dans le processus de fabrication. De leur côté en France les « blés de pays » cèdent peu à peu la place à partir de 1850 aux blés « aquitains » en réalité originaires d’Ukraine et de Crimée. Mais cette modernisation ne fait pas oublier l’attachement du pain à son terroir, donc aux conditions géographiques et humaines dans lesquelles il a été produit. Le chapitre « le pain des origines » nous précise que l’Homme n’a pas attendu l’invention de l’agriculture pour réduire les grains de céréales sauvages en farine et les transformer en galettes comme l’atteste l’archéologie puisque le plus ancien pain a été retrouvé en Jordanie sur le site de Shubayka 1, ses restes étant datés de 14 600 ans, soit 3000 ans avant les premières cultures de blé  et d’orge dans la région. Mentionné dans l’Épopée de Gilgamesh, le pain se diffuse  tout en étant chargé d’une dimension symbolique et divine en Égypte, en Judée, en Grèce, dans le monde romain (pensons aux pains retrouvés à Pompéi et à la déesse Cérès qui a donné le terme de « céréales »!) et plus globalement en Europe où l’on retrouve par exemple une coutume nommée « le pain des morts » que l’on retrouve d’une certaine façon également au Mexique.

Une passion française

Mais le pain est aussi comme l’indique le titre du chapitre 3 « une passion française ». Pourtant, à l’origine, blé et seigle ne poussent pas sur le sol de ce qui deviendra plus tard la France, les premières graines sont introduites par des chasseurs-cueilleurs migrants, il y a environ 7800 ans. Puis les techniques se perfectionnant, le pain finit par devenir un incontournable en Gaule au point d’être loué par Pline l’Ancien au 1er siècle. Mais c’est le christianisme qui joue un rôle fondamental dans son développement en l’associant au corps du Christ. Peu à peu, un métier s’impose au cours du Moyen-Age : celui de talemelier, l’ancêtre du boulanger (objet du quatrième chapitre), tandis qu’à partir du règne de Dagobert les mesures visant à encadrer la vente de pain sont prises. A partir de ce moment, l’intérêt de la monarchie envers la culture des céréales et la commercialisation du pain ne cesse de croître et se renforce même à la Renaissance, tandis qu’en parallèle la productivité augmente. Le pain devient « le socle du repas », sa consommation journalière pouvant aller jusqu’à 1,5 kg par jour et par personne ! Mais dans une société d’ordre, le pain est aussi le reflet de la société et de ses crises ( les disettes voire les famines ne sont pas rares), tandis que sa couleur devient un reflet de la hiérarchie sociale : aux nobles le pain blanc fait de pur froment, aux paysans le pain noir ou pain couleur bise.

L’égalité passe aussi par le pain

Le siècle de Louis XIV voit se multiplier les difficultés climatiques qui impactent la production de céréales mais aussi les guerres qui provoquent les destructions et les réquisitions des cultures, provoquant des crises sociales profondes et des révoltes, en premier lieu dans le monde paysan. Les Lumières quant à elles font du pain un de leurs objets d’études et d’expérimentation avec en particulier l’édit de 1764 signé par Louis XV sous l’influence de Turgot qui autorise la libre circulation des grains entre les provinces du Royaume. Mais la spéculation de quelques gros propriétaires entraine l’échec de la mesure et donne naissance à des rumeurs complotistes, dont celle dit du « pacte de famine » mettant en cause directement la Monarchie. Les rumeurs entretiennent un climat pré-révolutionnaire tendu qui culmine avec la récolte catastrophique de 1788. La Révolution touche aussi le pain avec un décret pris par la Convention ordonnant aux boulangers de ne cuire désormais qu’un seul pain, identique pour tous : l’égalité proclamée passe aussi par là. Et pourtant c’est d’Autriche qu’en parallèle une autre révolution s’opère au XIXème siècle avec l’apparition des viennoiseries dont le Kipferl, l’ancêtre de notre croissant, vendu à Paris à partir de 1838. La baguette quant à elle fait son apparition à Paris au début du XXème siècle dans un contexte d’industrialisation progressive, après avoir été précédée au XVIIIème siècle par des pains longs comme les « flûtes ».

Tour du monde des pains actuels

Le cinquième chapitre quitte en partie le cadre français pour s’intéresser aux « pains d’ici et d’ailleurs ». Du sübrot alsacien au pain paillasse en Languedoc Roussillon à la méture dans les Landes, l’auteur dresse une typologie des différents pains présents dans l’hexagone (mais curieusement la région Limousin est oubliée, ainsi que la Corse)  et mentionne les pains de la Réunion et de la Guadeloupe pour lesquels on se sent un peu sur sa faim avec l’envie d’en savoir plus sur leur apparition dans le cadre de la colonisation (rien non plus sur la baguette si spécifique propre au Cambodge réalisée en partie avec de la farine de maïs et c’est dommage). Puis l’auteur fait le tour de l’Europe, avec un encart consacré à la pizza (nom attesté dans un document en 997), et des cinq continents : les chapatis en Inde, le shoti en Géorgie, le khobz au Liban, la taguela en Algérie, l’ingera en Éthiopie, la tortilla au Mexique ….

L’ouvrage se termine par « le pain d’aujourd’hui ». Si sa consommation a décliné au cours du XXème siècle (elle est de 90 grammes en moyenne par personne et par jour actuellement en France) et que les débats sur sa qualité et ses apports nutritionnels sont nombreux sans parler de la question du gluten, il n’en demeure pas moins que le pain reste encore un aliment avec lequel les individus entretiennent un lien affectif certain comme en a témoigné la période du confinement durant laquelle beaucoup se sont mis à en faire par eux-mêmes.