« ‘’La ville est à nous !’’ Il y a du Front populaire dans ce titre qui fleure bon Jean Renoir et le réalisme poétique du cinéma des années 1930. Il y a aussi un schème analytique qui se profile. »
Christian Topalov in Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 325.
« Si l’urbanisme, comme discipline, s’est constitué au XXe siècle, les mouvements sociaux qui remettent en cause l’aménagement urbain ont une histoire beaucoup plus longue. Ce livre s’attache aux multiples formes de mobilisations collectives qui, depuis le Moyen Âge, ont pris la ville ou, à une autre échelle, la région et le quartier, comme objet. Des Pays-Bas médiévaux à l’actuelle cité phocéenne, ce livre cerne les relations sociales qui s’élaborent lorsque des groupes voient leur espace matériel se modifier, qu’ils s’opposent aux changements ou s’engagent en faveur de transformations alternatives. En prêtant attention à la variété des cadres d’expérience des protagonistes et à celle de leurs répertoires d’action, de la consultation à la prise d’armes, ce livre cherche aussi à historiciser les résistances aux gestes de modernisation des pouvoirs publics. Ce faisant, il éclaire la question de la participation, versant institutionnalisé de l’implication des populations dans l’aménagement urbain. Il s’efforce d’en restituer les contextes concrets et leurs évolutions suivant trois grandes interrogations : qu’est-ce qu’un processus de politisation ? Comment s’articulent les différents intérêts en jeu, individuels et collectifs ? Comment faire une histoire sociale des grands travaux ? »[1]
Cet ouvrage collectif publié aux Éditions de la Sorbonne réunit des chercheurs d’horizons multiples (histoire, géographie, urbanisme, sociologie…) et fait suite à un colloque qui s’est tenu les 27-28 et 29 mai 2015 à Paris intitulé « Aménagement des villes et mobilisations sociales du Moyen Âge à nous jours » et part du constat que la ville n’est plus seulement le cadre des luttes sociales mais qu’elle en est aussi objet (p. 7). Si le XXe a connu de nombreuses mobilisations qui peuvent présenter des similitudes (les « printemps arabes », les mouvements des indignés ou « Occupy », etc.), chacun de ces mouvements sociaux à ses spécificités qu’il convient de prendre en compte pour en comprendre toute leur complexité. Cet ouvrage aborde donc diverses mobilisations collectives qui ont pris la ville et ses transformations comme objet depuis le Moyen Âge, en Europe. Ainsi, la mobilisation « permet donc de revenir sur les interactions sociales en ville et leur dimension idéologique, en élucidant le jeu d’acteurs qui ne se résume pas à un face à face entre défenseurs et opposants »[2]. Cet ouvrage historicise sur la longue durée les résistances et les remises en cause de ce qui est perçu, ou affirmé, comme un geste de « modernisation », et les contributions des différents auteurs, à travers des exemples issus de corpus d’archives variés, analysent différents modes de construction des actions, des enjeux, des groupes et espaces matériels concernés par les différentes mobilisations urbaines mises en lumière.
L’ouvrage sous la direction d’Isabelle Backouche[3], Nicolas Lyon-Caen[4], Nathalie Montel[5], Valérie Theis[6], Loïc Vadelorge[7] et Charlotte Vorms[8], s’organise en trois parties (Mobilisation et rapports de force politiques – Conflits d’usages et mobilisations – Reconfiguration sociale et grands projets) à partir de trois grilles de lecture. Il est abondamment complété par des notes bibliographiques très importantes, des photographies, schémas, croquis (dont certains sont repris en couleur à la fin du livre).
Dans une première partie, les auteurs déclinent sur la longue durée, la construction politique de la ville induite par l’aménagement. Morwenna Coquelin revient sur la difficulté de retracer l’évolution urbaine de certaines villes faute de traces claires dans les archives. À partir de l’exemple d’Erfut aux XVe – XVIe siècles, elle revient sur les transformations de la ville dont les « aménagements n’ont pas donné lieu à une mobilisation collective au moment où les évènements se sont produits »[9]. Il s’agit d’une mobilisation à retardement, décalée dans le temps par la réactivation de la mémoire de l’évènement : c’est le fait que l’évènement « soit devenu véritablement un – écrit, enregistré, intégré à la mémoire urbaine – qui fait évènement dans le contexte chronistique erfurtois »[10]. A Marseille dans la seconde moitié du XVIIe siècle (Julien Puget) comme en région parisienne au début du XXe siècle (Laurent Coudroy de Lille et Beatriz Fernández Águeda), les pouvoirs publics ont contribué à structurer et encadrer les oppositions aux projets d’aménagement et d’extension de ces deux villes (arbitrage, enquête publique, consultation). Les politiques urbaines menées à Madrid à la fin du franquisme (Céline Vaz) ont débouché sur une ville inégalitaire, mal équipée et désordonnée et au combat des associations de quartier en faveur du droit à la ville et l’affirmation de la société civile comme acteur politique. À Stuttgart (Anaïs Volin), le projet Stuttgart 21, présenté en 1994, prévoyait une vaste opération de rénovation urbaine autour de la gare centrale d’un côté et de l’autre, l’aménagement de la zone avec la création de deux nouveaux quartiers au nord de la gare, partagés entre activités commerciales et de services ainsi que des logements jouxtant de larges espaces verts (p. 97). L’étude de l’opposition à ce projet permet de comprendre le jeu des acteurs et l’implication à différentes échelles et les spatialités de cette contestation citoyenne.
Dans une deuxième partie, les contributions abordent la confrontation entre l’histoire des mobilisations et l’histoire de l’intérêt public. Le syndrome Nimby (Not in my back yard) développé par les sociologues et les politistes à la fin du XIXe siècle, suggère de nouveaux rapports ou liens entre les États aménageurs et les particuliers, faisant souvent partie de collectifs pour défendre leurs intérêts de classes moyennes propriétaires, et pour bloquer des projets d’intérêt public comme des extensions urbaines ou des projets d’infrastructures de transport (p. 14). Or, le « recours à l’histoire permet de nuancer fortement l’idée d’un basculement récent des sociétés urbaines européennes vers des comportements égoïstes ou corporatistes »[11]. C’est la notion même d’intérêt public qui est questionnée à travers l’étude des divergences entre groupes sociaux. Vincent Meyzie revient sur les mobilisations corporatives dans la France du XVIIIe siècle (Aquitaine, Auvergne) qui participent des relations politiques ordinaires entre les élites provinciales et l’État royal. Les plaintes et mobilisations corporatives, face à des aménagements par exemple, n’aboutissent que rarement. Durant le même siècle, à Paris, Nicolas Vidoni analyse les rapports entre propriétaires, habitants et police quand il s’agit de la question de se mobiliser pour assurer sa sécurité notamment dans le cas de la fermeture de la rue du Figuier ou la fermeture des fosses d’inhumation (Saint-Innocents en 1736) ou le déplacement de cimetières. Loïc Vadelorge se penche sur le cas de la résistance des marchands de vin à l’aménagement de Jussieu et de la Halle aux vins dont les répertoires d’action sont variés et leur capacité à faire jouer des réseaux d’appuis politiques forte. Cédric Fériel, à travers le cas des mobilisations collectives face aux premières opérations d’aménagement piétonnier en France et au Royaume-Uni dans les années 1960, veut « rendre la parole à ceux que l’histoire n’a pas retenus en se focalisant sur les silences et les oublis, en exhumant les actions collectives qui se sont opposés aux décideurs »[12]. Maurice Olive étudie une mobilisation aux dynamiques et aux acteurs variés qui se met en place autour de la question du devenir d’une friche industrielle suite à la fermeture de l’usine Legré située dans le quartier de Madrague de Montredon (Marseille 8e), territoire fortement marqué par son passé industriel.
Dans une troisième et dernière partie, la grille de lecture développée est celle d’observer les logiques et les effets sur les configurations sociales des moments d’aménagements. Ainsi, les projets d’aménagement, quelles qu’en soient leurs origines, « perturbent l’équilibre construit à un moment donné entre les différents groupes sociaux »[13]. Ces projets ont des origines diverses : construction d’enceintes, grands-places et citadelles dans les villes flamandes (Marc Boone et Claire Billen) à la charnière Moyen Âge – Époque moderne) ; reconstruction d’une ville après un tremblement de terre (Calabre à la fin du XVIIIe siècle, contribution de Domenico Cecere) ; les travaux de « comblements » fluviaux dans la ville de Nantes entre 1926 et 1945 et les protestations ou désapprobations qui s’en suivent (Geneviève Massard-Guilbaud) ; autoroute intra-urbaine à Paris (Isabelle Backouche) ; rénovation contestée des Halles de Paris (Julien Lacaze) ou encore régénération urbaine à Londres (Martine Drozdz). Pour autant, ces projets d’aménagement forment les leviers d’une véritable « lutte des places » socio-spatiale (Isabel Taboada Leonetti, Vincent de Gaulejac ou encore Michel Lussault) et aboutissent à des conflits sociaux qui traduisent de la part des acteurs impliqués, une réelle volonté de participer à la fabrique de la ville et de prise en compte lors des décisions politiques sur les affaires de la cité.
En somme, cet ouvrage est tout particulièrement intéressant pour saisir que les mobilisations sociales au sein des villes, tout comme le fait que des acteurs veulent défendre un certain nombre d’intérêts privés dans la ville, ne datent pas d’hier et que lorsque dans une ville les pouvoirs publics et/ou privés se lancent dans de grandes transformations urbaines, des résistances et des mobilisations apparaissent. Ce passage par l’histoire urbaine des villes européennes permet de comprendre que l’évolution de celles-ci ne peut se faire sans une vraie réflexion et des discussions collectives avec ses habitant.e.s et aujourd’hui que les grands projets et aménagements urbains ne peuvent se réaliser sans une réelle démocratie participative.
©Rémi BURLOT pour Les Clionautes
[1] Présentation de l’éditeur.
[2] Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 10.
[3] Isabelle Backouche est historienne, directrice d’études à l’EHESS. Ses travaux en histoire urbaine portent sur Paris du XVIIIe au XXe siècle et sur l’aménagement des villes en France, le changement urbain en articulant transformations sociales et matérielles de la ville.
[4] Nicolas Lyon-Caen est chargé de recherche au CNRS (IHMC) et travaille sur les mondes bourgeois d’Ancien Régime.
[5] Nathalie Montel est directrice de recherche à l’École nationale des Ponts et chaussées (Latts). Ses travaux les plus récents portent sur l’histoire de l’État aménageur (XVIIIe – XIXe siècles).
[6] Valérie Theis est professeur d’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Paris (IHMC). Ses travaux portent principalement sur l’histoire politique et sociale de la papauté à la fin du Moyen Âge.
[7] Loïc Vadelorge est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris Est Marne-la-Vallée et membre du laboratoire d’Analyse comparée des pouvoirs. Ses travaux portent sur l’histoire urbaine du contemporain (XXe –XXIe siècles), sur l’histoire de l’aménagement et sur l’histoire des universités.
[8] Charlotte Vorms est maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (CHS). Ses recherches portent sur les sociétés urbaines contemporaines.
[9] Morwenna Coquelin in Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 325.
[10] Ibid., p. 35.
[11] Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 14.
[12] Cédric Fériel in Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 325.
[13] Collectif, La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 15.