Ce livre très riche et non manichéen donne à la fois une vue d’ensemble et des détails très fouillés de la politique des deux camps pendant la guerre d’Algérie. Le tout est encadré par l’histoire de l’époque coloniale, puis de l’Algérie indépendante et de ses rapports avec la France, jusqu’en 2007 compris.
Les passages entre parenthèses sont des réactions ou des compléments purement personnels ; le reste reflète l’ouvrage, même si j’ai –rarement- quelques doutes sur telle ou telle appréciation.
Entrée en matière
La préface de Jean Daniel est excellente. Il évoque « Ferhat Abbas, embarrassant pour les deux camps » et de Gaulle : « quitter l’Algérie, mais pas après un Dien Bien Phu » et donc gagner militairement, ce qui fut fait. Il rappelle « la barbarie » du FLN, (toujours officiellement inavouée, alors qu’on exige « une repentance » française) et termine par l’appel de Jacques Berque à une « expiation double et partagée ».
Le livre s’ouvre sur l’ambiance morose, voire crépusculaire, du 19 mars 1962 jour du cessez le feu, suite aux accords d’Évian signés par le GPRA : Pompidou, Debré et l’armée y étaient opposés, ainsi qu’une partie du FLN, et en particulier Boumediene. L’auteur est navré de constater que l’opposition française y ait vu d’abord un prétexte à l’accentuation du « pouvoir personnel » du général de Gaulle. L’étranger, par contre, conscient de l’importance de l’événement, félicite. Les cadres du FLN sortent de la clandestinité, tandis que l’OAS lance un appel signé Salan demandant d’abattre « tout intellectuel soupçonné de sympathie pour le FLN »
La période coloniale
Puis l’auteur continue par le commencement : la France, la Méditerranée et la Régence ottomane d’avant 1830, ce qui lui fait dire qu’il « est étonnant que nous n’y soyons pas allé plus tôt » (j’apprécie ce pied de nez à l’anachronisme si répandu qui oublie la séculaire et « naturelle» recherche de l’expansion territoriale nationale, coloniale ou pas). Suit le débarquement puis la conquête, avec la complexité souvent négligée des acteurs (Bugeaud, Tocqueville …) ou la confirmation de leur légende (Abd El Khader). La controverse démographique sur l’existence d’un« génocide » trouve a plusieurs reprise un écho indirect (voir le CR par Dominique Chathuant de Pour en finir avec la repentance coloniale). Rappelons que la faiblesse de la thèse du génocide est de « mettre dans le même sac » les morts au combat (non recensés, ce qui permet toutes les fantaisies) et ceux des épidémies et de la grande famine des années 1860, qui fut pourtant pire au Maroc.
Les réformes politiques et économiques souhaitées par Napoléon III, notamment sur le conseil d’Ismaÿl Urbain déclenchent des « contre feux locaux » et disparaissent avec la IIIè République à qui les futurs Pieds Noirs doivent « l’Algérie française ». Les motivations et déclarations des acteurs d’alors, Gambetta et Jules Ferry traditionnellement classés « colonialistes » ou Clemenceau, classé « anti », sont analysées dans leur complexité et leur ambivalence, tandis qu’est signalé le loyalisme des musulmans en 1970,1914 et 1939. L’époque 1871-1919 voit des améliorations de détail du statut des « indigènes », mais aussi le sabotage de toute réforme importante (notamment la scolarisation demandée par Jules Ferry qui aurait été fondamentale). La période suivante (1920-1936) voit les discussions autour du projet « Blum-Violette » échouer à leur tour du fait de l’opposition « européenne » locale. Vient ensuite Augustin Berque, inspirateur des réformistes, notamment écouté par de Gaulle en 1943 et 44, d’où l’antigaullisme viscéral des Pieds Noirs dès cette époque (et peut-être le peu d’estime que leur aurait accordé de Gaulle), tandis que percent Ferhat Abbas, alors réformiste, et Messali Hadj, indépendantiste comme les Oulémas. Le statut de 1947 (tous sont électeurs, mais chaque communauté a la moitié des sièges) proposé par Édouard Depreux et adopté par la Chambre ne sera toujours pas complètement appliqué en 1954.
L’auteur est perplexe (anachronisme ou précaution politique ?) lorsqu’il évoque le colonialisme de dirigeants français par ailleurs loués par nos historiens et la longue passivité des musulmans face à la situation générale et aux abus particuliers. Il en recherche et expose les exceptions, et y voit les précurseurs de mouvements qui ne compteront vraiment -et encore- que dans les années 1930, ainsi que l’extension progressive de leurs soutiens métropolitains. L’histoire s’accélère ensuite avec la guerre de 1939-45, l’arrivée des Américains « anticolonialistes », les massacres de Sétif du 8 mai 1945, le trucage des élections de 1948 et 1951 puis avec la montée de Nasser et son soutien de masse par la radio au nationalisme arabe, enfin avec Dien Bien Phu et l’indépendance du Vietnam.
La guerre
L’auteur analyse l’action du 1er novembre 1954 comme l’action d’un petit groupe voulant obliger les divers mouvements musulmans à s’unir et à opter pour l’indépendance. Il fait le portrait des acteurs des deux côtés et insiste sur l’absurdité de la situation ayant mené au déclenchement des hostilités. L’action de Mendés France, qui fait recevoir Ferhat Abbas par son ministre Mitterrand et accorde l’autonomie interne à la Tunisie, fait hésiter les partisans de l’insurrection, mais un « front du refus algérois » finit par les convaincre que rien d’autre n’était possible (à court terme certainement, mais à moyen terme une action civile aurait été décisive, peut-être même avant 1962 … une fois de plus coût de la violence a été immensément sous évalué, à moins que certains n’aient choisi dès ce moment les stratégies de prise de pouvoir que l’on a vu se déployer ensuite …). En tout cas, les remous franco-algérois abrègent la vie du gouvernement Mendès France. La véritable guerre commence le 20 août 1955 avec le massacre délibéré d’une centaine d’Européens pour sciemment déclencher des représailles massives, ce qui ne manque pas. Ce massacre renvoie Jaques Soustelle, alors gouverneur et initialement libéral, dans le camp de la « nécessaire domination européenne », suivi, début 1956, par Guy Mollet qui a alors succédé à Mendès.
L’engrenage s’accélère avec le congrès de la Soummam, l’opération de Suez (qui par ailleurs, ruinera 150 ans de profonde mais pacifique présence française en Égypte), les « rappelés », donc l’implication des Français dans un problème qui les indifférait jusqu’alors, la terreur efficace pratiquée par le FLN sur les musulmans, la contre terreur pratiquée par le Français qui gagnent la bataille d’Alger (1957), l’élimination par ses « frères » d’Abane Ramdane en passe de devenir le chef des combattants, probablement par les politiques installés hors d’Algérie, et l’élimination particulièrement sanglante des messalistes par le FLN. Bref la guerre à grande échelle sur fond de division dans les deux camps.
En 1958 se dessine la victoire militaire française, qui ne résout rien, doublée d’une défaite diplomatique sous la pression américaine, arabe et soviétique. La IVè république est ébranlée.
De Gaulle
Arrive de Gaulle. Bonnes pages sur son expérience de l’Algérie remontant aux années 1940 et son principe de base : d’abord l’intérêt de la France, le reste étant affaire de circonstance. Or il sait que l’Algérie n’est pas la France (et a remarqué qu’avec leur fécondité d’alors, les musulmans seront majoritaires « de Dunkerque à Tamanrasset » en quelques générations). Bonnes pages aussi sur l’aventure fantastique (à plusieurs sens du terme) de mai 58. Retenons un appel à de Gaulle par des mouvements ou des hommes, de Salan à Guy Mollet, étrangers ou opposés à ses idées, d’où une tactique permettant une stratégie … différente. Un bel exemple en est la « prise au mot » des Algérois : « Je vous ai compris … un seul collège » qui, en une seconde, va plus loin que toutes les réformes discutées depuis un siècle. Sous couvert de « l’intégration » demandée, c’est donner la majorité électorale et donc l’autodétermination aux musulmans.
Donc, il poursuit sa stratégie, camouflée le temps qu’il faut par son appui au succès militaire qui s’amplifie : cela occupe l’armée et permettra à l’histoire de constater que l’indépendance était une décision française non imposée par l’extérieur. Cette victoire aura l’inconvénient symétrique de voir, dans un premier temps le FLN refuser de discuter « en vaincu », et dans un deuxième de voir l’armée se sentir trahie (par ailleurs cette victoire militaire réduira le FLN à sa branche extérieure et le poussera à d’énormes mensonges, gobés par une part du monde universitaire, et pas seulement en France ; ces « non dits » pèsent toujours sur la politique intérieure algérienne). Les négociations, qui existaient en pointillé depuis 1954, et même avant, sont alors longtemps gênées par les militaires des deux camps, et la guerre se prolonge. La « vraie » négociation, à Évian, n’a lieu qu’en mai 1961. Elle durera jusqu’au 18 mars 1962, sur fond d’attentats de l’OAS, dont celui auquel de Gaulle échappe de peu, et de réticence persistante de l’ALN. Une grande partie du temps et de l’énergie des négociations est consacrée au statut et à la protection des Pieds Noirs, alors que ces derniers, par leurs relations politiques ou par l’OAS, oeuvrent en sens inverse. Le cessez le feu aura lieu le lendemain de la signature.
Un représentant de l’ALN estime que « la révolution » est paralysée pour 10 ans et Mohamed Harbi que « la langue arabe est sacrifiée » (on voit poindre nationalisations et arabisation, qui se révèleront catastrophiques). Les accords d’Évian sont « révisés, puis liquidés » par la FLN dès le 7 juin 1962 à Tripoli pour cause de néocolonialisme. L’OAS aura entre temps saboté l’avenir des Pieds Noirs.
Cette OAS est longuement analysée par l’auteur, qui la décrit notamment comme menée par les militaires dissidents, et non plus par la foule des Pieds Noirs comme quelques mois auparavant. Il insiste également sur son antigaulliste virulent, vieux sentiment d’autant plus véhément que l’on avait conscience d’avoir été berné le 13 mai. Ce sont les représentants de Paris, armée et gendarmerie comprise, que l’on vise et souvent tue. On ne combat pas le FLN ou l’ALN, se contentant de tuer des civils musulmans au hasard ou en bombardant leurs quartiers au mortier. L’armée française se voit obligée le 23 mars de reconquérir Bab el Oued (quartier Pied Noir populaire) par les chars et l’aviation et les incidents sanglants entre algérois et métropolitains se multiplient les jours suivants. L’exode vers la France commence, d’autant que se multiplient les enlèvements d’Européens par les musulmans (officiellement « désobéissant au FLN »). Le FLN et l’OAS signent un accord le 17 juin, et ce dernier demande aux habitants de Bab el Oued de partir. Le 5 juillet, jour de l’indépendance, un millier de Pieds Noirs sont massacrés par les musulmans à Oran, ce qui accélère l’exode. Les accords d’Évian sont vidés de fait d’une grande part de leur substance. Les harkis et leurs familles, absents des accords, sont massacrés.
L’Algérie algérienne
Le même jour Ben Keddah entre à Alger et proclame « l’indépendance en coopération avec la France». Il est presque immédiatement chassé par les chars de Boumediene qui intronise Ben Bella, hostile aux accords d’Évian, et dont l’auteur fait un portrait … nuancé. Fehrat Abbas est assigné à résidence dans le sud. Rien de sanglant « pour l’instant » souligne l’auteur, qui insiste sur le côté unifiant de l’islam. Le FLN prend tous les pouvoirs (je me suis alors demandé une fois de plus ce que signifiait « Libération » dans son sigle). Pendant ce temps (profitant du désordre ?), les postes et appartements des Européens sont occupés par de nouveaux venus pas toujours compétents. En 1965, Boumediene écarte Ben Bella. Son portrait rappelle sa formation coranique, son autoritarisme, son « socialisme scientifique » (qui sera une catastrophe en partie masquée par l’argent du pétrole) inspiré par l’économiste de Bernis (je retrouve là cette machine à sous développer que furent, que sont encore, certaines institutions françaises et leurs publications « intellectuelles »). Avec lui, l’Algérie devient « non un pays qui a une armée, mais un armée qui a un pays », comme disait Mirabeau de la Prusse. Il meurt en 1979 et l’armée le remplace par Chadli. Le pays pourrait enfin « décompresser » politiquement, mais le prix du pétrole s’effondre (1985), la misère s’installe (la fécondité chute enfin) et c’est l’explosion puis la répression de 1988. L’islamisme apparaît comme la seule véritable opposition (son implantation avait été favorisée par Ben Bella et surtout Boumediene). Le FIS gagne les élections, est réprimé et la guerre civile commence, tandis que Boudiaf, appelé à la présidence en désespoir de cause, est assassiné.
Le présent et l’avenir
Cette guerre civile fera 100.000 victimes (on parle maintenant de 200 000, ce qui n’est pas vérifiable), sans que l’on sache exactement « qui tue qui » et pourquoi. L’auteur signale que ces 100.000 représentent « près du tiers » des morts de 1954-62 (donc 300.000 ? Je remarque que mon calcul démographique rapide -250.000- qui a été naguère si mal vu le serait moins aujourd’hui ; par ailleurs, comme la responsabilité en est « à partager » entre le FLN, de 1955 aux harkis, l’armée française et accessoirement l’OAS, je comprends que le sujet reste tabou).
Le présent et l’avenir
L’auteur constate que ne sont toujours pas résolus les grands problèmes algériens : place de la religion, démocratie, langues (au moins 4 : arabe classique officiel, dialectal, français, berbère, sans parler des fortes différences régionales). J’y ajouterais celui de la lecture par les Algériens de leur propre histoire, donc une incertitude persistante sur leur identité.
L’ouvrage se termine par des chapitres « tous azimuts ». Sur les Pieds Noirs très mal accueillis en France, mais ayant spectaculairement réussi ensuite. Sur les harkis, 180 000 civils –ils n’ont jamais été militaires- dont la moitié finira parquée en France et l’autre torturée et tuée sur place, la pire tâche sur l’action gaullienne (et sur celle des autorités algériennes ?) alors que, même d’un point de vue algérien, la réalité historique ne permet pas de les traiter de « collabos ». Sur les liens humains de toute nature aujourd’hui encore entre la France et l’Algérie. Sur la coopération assez réussie depuis l’indépendance malgré l’actuel « refroidissement » officiel dû à la pression islamiste, à notre soutien au Maroc et au manque de visas, les autres raisons étant secondaires (sauf peut-être le fait que ce pays, je n’ai pas dit ses habitants, soit devenu soudainement très riche et donc courtisé, notamment par les Chinois).
Ce livre décrit une course folle entre les hommes et les événements au détriment de tous, et d’abord des Algériens. J’y reconnais ce que j’ai lu et entendu des sources les plus variées depuis 54 ans et lui accorde plus de crédit qu’aux outrances de certains officiels algériens ou de « jeunes » universitaires français et étrangers, alors que « les anciens », Benjamin Stora, Mohammed Harbi, Gilbert Meynier … me semblent avoir des analyses convergentes. Mais c’est presque exclusivement un livre d’histoire politique. Il faut le prendre comme tel et savoir que l’économie, la démographie et les témoignages intuitifs, mais parlants, des écrivains n’y apparaissent que très peu, sauf à la fin. Enfin « la naissance d’une nation » évoquée par le titre paraît plutôt être celle d’un État.
Au total, un livre d’histoire politique clair, complet et très fouillé.