Compte-rendu de François da Rocha Carneiro

Le spécialiste de l’Angleterre contemporaine qu’est Philippe Chassaigne sort avec cet ouvrage de son domaine de prédilection et propose de s’intéresser à une décennie qu’il estime délaissée. Le sous-titre de son livre expose sa double problématique : les années 1970 marqueraient-elles la fin d’un monde ou la matrice de notre modernité ? L’auteur propose de traiter chacune de ces deux faces tour à tour.

Dans un premier temps, Philippe Chassaigne aborde donc ce qui, dans la décennie 1970, marque la fin d’une époque. L’aspect économique auquel l’auteur consacre deux chapitres est privilégié, d’autant que le choc pétrolier est pour lui l’« événement déclencheur » de la période. Les années 1971-1973 marqueraient la « genèse de la crise ». Dans ses grandes lignes, le système monétaire international jusqu’en 1971 hérite de Bretton Woods. La fin de la convertibilité du dollar en or annoncée par le président Nixon le 15 août 1971 constitue donc une véritable rupture. Malgré les accords du Smithsonian, les « troubles monétaires » bousculent les économies occidentales, en proie au retour de l’inflation et en état de « surchauffe ». Le choc pétrolier du 17 octobre 1973 fait revenir le mot « crise » dans le vocabulaire courant, même s’il s’agissait davantage d’une « cassure de la croissance ». Les pays industrialisés eurent à faire face à la hausse des prix et des salaires, à l’érosion de la rentabilité des entreprises risquant de déboucher sur la réduction de la main d’œuvre. La reprise de 1976-1978, variable selon les pays, s’avère trop « mal assurée » pour sortir de la crise et affronter sans difficultés le deuxième choc pétrolier.

La fin d’un monde

Philippe Chassaigne voit dans les relations internationales dans les années 1970 une autre preuve qu’un monde est en train de s’achever. Ainsi, il interprète les accords d’Helsinki comme étant « le point d’aboutissement d’un double, voire d’un triple processus : la normalisation des rapports Est-Ouest ; le rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine populaire ; l’affirmation de la Communauté économique européenne sur la scène internationale ». La « Détente » est source d’illusions et ne survit guère à l’éviction du pouvoir de sa figure tutélaire, Henry Kissinger. L’auteur qualifie d’ailleurs de « faillite de la détente » l’ensemble des années 1975-1979, comme l’illustrent les exemples de l’intervention soviétique en Afghanistan ou des euromissiles. Alors que les relations entre les deux Grands redeviennent tendues, pendant ce que les Soviétiques furent les premiers à appeler « guerre fraîche », la C.E.E. s’étend et s’affirme, au point de se mettre à rêver, à la suite de Michel Jobert, d’une Europe qui, par le biais d’un représentant unique, aurait « une voix et un visage ». L’analyse des relations internationales s’achève sur l’étude de la volatilité croissante des conflits périphériques. L’auteur souligne, derrière la « persistance du conflit israélo-arabe », la montée de l’islamisme et l’émergence de la question libanaise. On s’étonnera alors, à la lecture des pages concernant l’Europe d’une part et les zones de tensions périphériques, d’autre part, que les relations internationales soient placées au sein de la partie sur la fin d’un monde, plutôt que dans celle sur l’émergence de notre modernité, d’autant que ces pages s’achève sur le récit des troubles dans l’Amérique Latine.
On émettra moins de réserves sur les deux derniers chapitres de cette première partie. La « crise morale » est analysée, de façon élargie puisqu’il s’agit non seulement de rappeler les conséquences de quelques crises politiques à travers le monde, depuis l’inévitable Watergate jusqu’aux affaires Boulin, Markovitch, ou Gunther Guillaume, mais aussi d’étudier l’émergence de la sexualisation de la société et du thème de l’insécurité. Les sociétés occidentales découvrent en effet la pornographie, ce « sexe à l’écran », et réservent un réel succès à quelques films de cette catégorie (Emmanuelle en France, et surtout Gorge Profonde aux Etats-Unis dont le titre devint même le nom de code de l’informateur du Watergate).

Transformations sociétales

Dans le même temps, les populations occidentales doivent faire face à la montée de la délinquance et de la diversification de ses formes : le loubard, le punk, le skinhead, le drogué, l’enleveur d’enfants ou le serial killer sont autant de figures repoussoir à partir desquelles s’élabore le sentiment d’insécurité. A la suite de l’auteur, « on se souvient de la phrase de Roger Gicquel (…) le 17 février 1976 : « La France a peur » ». Enfin, Philippe Chassaigne achève son analyse de ce monde achevé par un tour d’horizon des grands morts de la décennie. La liste donne en effet le vertige, tant ces décès sont marquants : en politique internationale, cela va de De Gaulle à Tito, en passant rapidement par Mao, Nasser, Franco, voire Khrouchtchev, Truman, Monnet ou Salazar ; dans la catégorie des « pontifes », on passe de Russell à Sartre, d’Heidegger à Paul VI, de Malraux à Barthes ou Lacan ; chez les « monstres sacrés », on trouve Picasso, la Callas, Lennon, Chaplin, John Wayne, Hitchcock, Chevalier, Gabin, Josephine Baker, Brel, Claude François, Bourvil, Chanel ; enfin, les « comètes » ne sont pas oubliées, de Jim Morrison à Jimi Hendrix, de Janis Joplin à Sid Vicious, sans oublier « notre » Mike Brant et Elvis. Quant à Overney, Pasolini, Aldo Moro, Allende, Bobby Sands, Mesrine ou Jean-Paul Ier, le décès est vu comme des « morts-prétextes ». Ce tour d’horizon s’achève sur la mort, inexpliquée à l’époque, du docteur Margarethe Rask, en décembre 1977, premier cas européen connu du SIDA.
Dans la deuxième partie, Philippe Chassaigne tente donc de démontrer que les années 1970 ont vu l’« émergence de notre modernité ». Il se place d’abord sur le plan scientifique et technique en ouvrant son propos par la fondation d’Apple en avril 1976. Si la recherche scientifique connaît un impressionnant développement (découverte de « Lucy » en 1974, fondements de la télématique et de l’Internet,…), les innovations spatiales marquent sérieusement le pas. La médecine fait de sérieux progrès mais certains sont porteurs de doute. Ainsi, l’affaire des « enfants Distilbène » est mise en lumière. Malgré de fortes oppositions populaires et quelques accidents notables, dont celui de Three Miles Island en 1979, le nucléaire civil se développe largement dans les pays occidentaux. Les contestations antinucléaires n’ont pas le monopole de la violence et les années 1970 restent des « années de poudre et de plomb ». La violence devient un « mode banalisé de dialogue avec l’Etat ».

Les mouvements sociaux

L’auteur insiste sur l’exemple français autour des manifestations étudiantes persistantes et de la violence politique de la jeunesse de la Gauche Prolétarienne à Ordre Nouveau. Ce « mode de dialogue » touche également d’autres secteurs de la population, comme l’illustrent les cas du Larzac au début de la décennie ou de la sidérurgie du Nord et de la Lorraine en 1979. Surtout, le terrorisme devient un outil politique majeur, en France avec en particulier la naissance d’Action Directe en 1979, comme ailleurs (en Italie avec les Brigades Rouges et « en miroir », le « terrorisme brun, contre-révolutionnaire » ; en Allemagne avec la Fraction Armée Rouge). Cette arme est aussi largement utilisée par les indépendantistes et nationalistes, en Irlande, au Pays Basque ou en Corse. Une violence moins forte mais cependant réelle est aussi présente dans les combats des séparatistes bretons. A l’échelle internationale, la décennie 1970 est évidemment celle de l’émergence du terrorisme arabe de l’O.L.P. et du F.P.L.P. Un éclairage particulier est bien sûr porté sur les Jeux de Munich. A l’inverse du recours croissant à la violence, de véritables innovations démocratiques voient le jour. La France passe ainsi de la « Nouvelle Société » de Jacques Chaban-Delmas à la « Démocratie libérale avancée » de Valéry Giscard d’Estaing, alors que l’opposition socialiste veut dès 1972 « Changer la vie », que l’Allemagne de Willy Brandt se lance dans un « Nouveau Départ » et que la Grande-Bretagne de Wilson cherche un « Contrat social ». De nouveaux débats, idéologiques ou de genre, occupent le devant de la scène, sous l’influence de mouvements actifs, comme les Grünen en R.F.A., le M.L.F. ou le F.H.A.R. en France.
Il n’était guère envisageable de traiter des années 1970 sans aborder la question stylistique, tant l’existence d’un « goût seventies » est évidente. L’auteur y consacre son avant-dernier chapitre. Le futur, le progrès, la modernité sont pendant cette décennie autant de clés essentielles à la création. Ainsi, parmi tant d’exemples témoignant d’un « futur à notre porte », Philippe Chassaigne retient les innovations touchant à la cuisine : les « arts ménagers » multiplient les appareils et organisent le lieu de manière scientifique, alors que la « gastronomie » découvre le boom des restaurants asiatiques, à la suite des boat-people. L’architecture n’est pas en reste, qu’il s’agisse de bâtiments construits ex nihilo (villes nouvelles françaises ou World Trade Center) ou d’opérations de réaménagement urbains (comme Mériadeck à Bordeaux ou l’affaire du Trou des Halles). Le rock, même rénové, ouvre une brèche au « moment punk », dont les origines remontraient à 1972 avec le seul concert britannique des Stooges. Parmi les nombreux artistes de ce mouvement, Philippe Chassaigne souligne la particularité de Nina Hagen, dont la carrière connaît son apogée à la fin des années 1970. Pourtant, peu à peu, la génération « moi, moi, moi » de la Me Decade (Tom Wolfe), tend à se ranger, en adoptant des vêtements de moins en moins exubérants, en découvrant les joies de l’exercice physique, mais aussi en prenant le disco comme « bande sonore ». Le dernier chapitre de l’ouvrage participe aussi de l’histoire culturelle : l’auteur y aborde les « nouvelles attitudes, nouvelles croyances ». La sécularisation tend à faire perdre aux religions institutionnelles leur pouvoir d’influence, même si de nombreuses Eglises chrétiennes traversent alors une période de réel aggiornamento. Les figures de Jean-Paul II et de Billy Graham incarnent alors de nouvelles formes d’expression de la foi. Pour autant, et en concurrence avec les Eglises traditionnelles, on assiste à un essor des sectes, dans le cadre d’une « foire ésotérique ». Sur le plan politique, les idéologies traditionnelles se heurtent également à de sérieuses remises en cause, en particulier à cause de la montée des individualismes.
Le livre de Philippe Chassaigne est des plus stimulants. Malgré quelques réticences sur l’emplacement de chapitres davantage lié au besoin d’équilibre entre les parties qu’à la logique de la démonstration, cet ouvrage marque l’entrée définitive des années 1970 dans le champs historique. Il est un ouvrage de base, extrêmement fourni, et son propos est très convaincant : en le refermant, le lecteur aura saisi inévitablement le poids fondateur de cette décennie.

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