historien, directeur de recherche au CNRS, Michel Dreyfus connaît bien l’histoire du mouvement ouvrier français, et tout particulièrement du syndicalisme et du mutualisme. Dans cet ouvrage important il traite d’un sujet particulièrement polémique, à savoir l’antisémitisme de gauche. Il est vrai que c’est plutôt à l’extrême droite et sur certaines franges de la droite que l’antisémitisme a pu se développer.
L’affaire Dreyfus a constitué à cet égard un tournant important, même si l’antisémitisme à la française est largement antérieur. L’antisémitisme catholique, ce courant qui voit dans le peuple juif le peuple déicide, est présent en Europe occidentale et au-delà, depuis le haut Moyen Âge. Ce que l’on pourrait appeler l’antisémitisme « social », celui qui associe les juifs à la richesse, à la finance, à la spéculation, se manifeste à l’époque moderne et surtout au début de la première révolution industrielle.
En fait, l’antisémitisme en France relève de plusieurs couches superposées, l’antijudaïsme chrétien, l’antisémitisme économique associant les juifs au capitalisme, et un antisémitisme racial ou ethnique marqué par le nationalisme et la xénophobie.
En même temps que cet antisémitisme moderne, qui fait la synthèse des trois, se constituent les organisations ouvrières. La mosaïque que celles-ci constituent, avec l’opposition entre socialistes et anarchistes, est soigneusement décrite par Michel Dreyfus qui montre comment ces premiers militants ont pu reprendre a leur compte les «préjugés» de leur époque.
L’assimilation de Rothschild et des juifs au capitalisme est une évidence. Le terme de juiverie se trouve aussi bien dans les publications clairement antisémites, marquées à droite que dans de très nombreux journaux socialistes. Il se trouve même un député socialiste, Clovis Hugues, pour collaborer parfois au journal de Édouard Drumont, la libre parole.
C’est l’affaire Dreyfus qui fait clairement basculer l’antisémitisme à droite. Mais cela n’est pas évident, du moins au début. En juillet 1898, le parti ouvrier français, dirigé par Jules Guesde explique que les prolétaires n’ont rien à gagner à prendre position en faveur de Dreyfus, ce juif militaire issu des rangs de la bourgeoisie.
Pourtant, dans le mouvement ouvrier, certaines voix d’extrême gauche s’élèvent pour dénoncer la campagne antisémite qui accompagne l’arrestation du capitaine Dreyfus. Les anarchistes continuent pourtant à assimiler les juifs au capitalisme, mais c’est pourtant l’un d’entre eux, Bernard Lazare, issu d’une famille juive, partisan d’un antisémitisme révolutionnaire, qui aurait été pourtant le premier des dreyfusards. Son livre : « l’antisémitisme, son histoire et ses causes, » publié avant l’affaire Dreyfus, sera quand même réédité par un éditeur négationniste en 1982. Pourtant, dès novembre 1894, Bernard Lazare commence à mener le combat contre l’erreur judiciaire.
Juifs et capitalisme
Au sein du mouvement syndical, d’après Michel Dreyfus, il semblerait que l’antisémitisme n’est pas trouvé son public.
Cela pourrait s’expliquer par la prise de conscience qu’il existe en France comme ailleurs un prolétariat juif, pauvre et exploité. Si la majorité du moment ouvrier finit par s’engager pour Dreyfus, l’antisémitisme n’a pas complètement disparu de ses rangs au lendemain du procès de Rennes en 1899. Au sein du parti socialiste, des militants intéressés par les questions économiques, continuent à reprendre l’argument d’un lien organique entre le capitalisme et les juifs. À partir de la réhabilitation du capitaine Dreyfus, entre 1906 et 1914, l’antisémitisme en général, celui de gauche en particulier se fait particulièrement discret sans totalement disparaître.
Durant la Grande guerre, l’union sacrée dans laquelle baigne la majorité du pays jusqu’en 1917 a fait taire les antisémites. À partir de cette date, ils redeviennent audibles à droite et à l’extrême droite. Ces manifestations sont très rares à gauche. À partir de 1931, en raison de la crise économique qui touche la France, et en 1933 avec la prise de pouvoir par Hitler, le discours antisémite redevient très présent. L’antisémitisme émane essentiellement de la droite et l’extrême droite, mais, en 1937 il imprègne également certaines composantes de la gauche, en particulier par le biais du pacifisme provoqué par la Grande guerre.
Le 9 novembre 1917, la déclaration Balfour, selon laquelle la Grande-Bretagne considère avec faveur l’établissement d’un foyer national pour le peuple juif constitue un véritable tournant de l’histoire du sionisme. Ce courant national ne suscite qu’un très faible intérêt en France dans la mesure où il allait à l’encontre des principes de l’assimilation que les juifs français souhaitaient promouvoir. De ce point de vue, les prises de position des deux derniers dirigeants du comité représentatif des institutions juives de France, constituent une rupture. À gauche, principalement les socialistes, les débuts de la colonisation juive de Palestine, après la guerre de 14, son vus avec une certaine bienveillance.
Juifs et Palestine
Dans les relations difficiles entre les deux composantes du mouvement ouvrier français après 1920, la SFIO et le parti communiste, le traitement réservé à Léon Blum sert de variable d’ajustement. Jusqu’en 1934, le parti communiste français qui applique la tactique classe contre classe peut avoir des mots très durs contre le juif Blum, accusé parfois de collusion avec des banques contrôlées par ses coreligionnaires. À partir de 1934, avec la constitution du Front populaire, ces attaques cessent, tandis qu’un antisémitisme de gauche, d’inspiration pacifiste, fait son apparition dans les rangs du parti socialiste. Faisant preuve de compréhension à l’égard de la nouveauté du nazisme, un nombre croissant de pacifiste se met à dénoncer à mots couverts les juifs, et d’abord Blum, comme des fauteurs de guerre irresponsables. Reprenant indirectement les arguments des protocoles des sages de Sion sur les juifs qui mènent les affaires du monde, les pacifistes, issus de la SFIO où le mouvement anarchiste, considèrent que la guerre contre l’Allemagne serait surtout provoquée par la volonté des juifs de France de défendre leurs coreligionnaires. Le sionisme devient également un objet de débat à l’extrême gauche, surtout lorsque commencent, en Palestine, les premiers affrontements entre les juifs et les Arabes. Le sionisme est dénoncé comme colonisation par le mouvement anarchiste. Pour autant, on peut difficilement assimiler, contrairement à l’auteur, ces réserves contre le sionisme a de l’antisémitisme. Il existe un véritable débat notamment dans la publication, la révolution prolétarienne, entre les partisans de l’assimilation, et ceux qui considèrent que l’affirmation de droits nationaux est une étape vers la cohabitation harmonieuse de tous les peuples.
La signature, les 23 août 1939, du pacte Germano soviétique amène le parti communiste français a renoué avec un discours particulièrement agressif à l’encontre des socialistes, et tout particulièrement contre Léon Blum Maurice Thorez évoque à propos du leader socialiste : « le sang innocent qui tache jamais ses mains aux doigts longs et crochus. ». Le journal l’humanité reprend à son compte les accusations de cosmopolitisme utilisées en Russie soviétique lors des procès de Moscou en 1938 mais surtout après la guerre.
Ce sont les deux derniers chapitres de cet ouvrage qui seront, n’en doutons pas, examinés avec le plus d’attention. L’ultra-gauche est-elle le terrain le plus favorable au révisionnisme, puis au négationnisme ?
Quel lien peut-on faire entre la création d’Israël et la montée des communautarismes ?
Au lendemain de la guerre, le mouvement anarchiste qui n’a pas eu d’attitudes très claires pendant la période d’occupation, ne s’inscrit pas dans le sillage de la résistance qu’elle considère, par pacifisme, comme une duperie. Cela n’a pas empêché des militants, principalement dans le sud-ouest, de participer à des maquis, souvent sous l’influence d’anarchistes espagnols .
Paul Rassinier, issu de la gauche, exclu de le SFIO en 1951, participe à la nébuleuse pacifiste, autour du mouvement des objecteurs de conscience, avant de reprendre à partir de 1955 argument sur le prétendu pouvoir occulte des juifs sur les affaires du monde. Peu à peu, il en vient à considérer le génocide comme un mensonge historique. En réalité, dès cette époque, Paul Rassinier entretient des relations avec l’extrême droite.
Il existe incontestablement une fascination chez les anarchistes pour les écrivains d’extrême droite anticonformiste, comme Louis Ferdinand Céline. Fascinent les anarchistes. Ces derniers dans le Libertaire dénoncent d’ailleurs le procès intenté à Céline.
C’est sans doute l’anticonformisme de ses militants, regroupés dans des cercles restreints qui explique cette volonté de rupture avec ce qui apparaît comme communément admis, à savoir la dénonciation du fascisme. L’antifascisme est d’ailleurs très vite considéré dans certains cercles libertaires comme un moyen de détourner l’attention du prolétariat de ses véritables adversaires.
Il n’en va pas de même un dans les groupes trotskistes dont les dirigeants étaient pour beaucoup d’entre eux issus de familles juives. Avant 1967, le sionisme ne faisait pas vraiment partie de leurs préoccupations. Après la guerre des six jours, la gauche et l’extrême gauche revoient leur point de vue sur Israël. C’est d’ailleurs également le cas de la politique étrangère de la France sous l’impulsion du général De Gaulle. Dans le même temps, la question qui est posée est celle de la nature de l’État d’Israël, qui ne peut plus apparaître simplement comme le refuge légitimé par le génocide.
Israël apparaît clairement comme un allié des États-Unis, et c’est au nom de l’anti-impérialisme que les mouvements d’extrême gauche s’engagent dans un soutien explicite à la cause palestinienne. Cela n’en fait pas pour autant des promoteurs d’un quelconque antisémitisme, même s’il y a eu des exceptions notables d’après l’auteur. Il est question à plusieurs reprises des prises de position de Vincent Monteil, historien de l’islam, que Michel Dreyfus critique.
De Dieudonné à Fofana
Le cas de Dieudonné est également abordé. Il est clair que les dérapages verbaux de ce chansonnier ont pu choquer et de ce point de vue l’indignation a été unanime. En fait, pour ceux qui ont pu se reconnaitre dans ce discours, la cause palestinienne ou la mémoire de l’esclavage sont considérés comme oubliées du fait de la puissance médiatique des juifs. Ici aussi ces thèses sont à rapprocher de celles du « complot juif » et de la capacité de cette population à contrôler les leviers des pouvoirs financiers et médiatiques.
Pour la gauche extra-parlementaire, une fois de plus, ce discours a suscité très vite le rejet, et Michel Dreyfus de ce point de vue conteste les positions de Laurent Schwartz, accusant cette gauche d’antisémistisme.
Par contre, l’évolution de courants d’extrême gauche, très marginaux il est vrai, vers le révisionnisme d’abord, le négationnisme ensuite est avérée. Le courant regroupé à partir de la librairie libertaire de la vieille taupe a été très vite séduit par Faurisson. Roger Garaudy est passé du PCF, où il était un véritable stalinien orthodoxe, à ses positions révisionnistes qui l’ont amené après sa conversion à l’Islam en 1983 à être reçu dans des pays comme l’Iran ou la Syrie, qui ne font pas mystère d’un andijudaïsme quasi institutionnel.
Livre utile donc que celui de Michel Dreyfus qui permet de comprendre comment et pourquoi la gauche française a pu être pendant un temps porteuse d’un discours antisémite, ou plutôt anti-juif, avant d’évoluer en fonction de fractures majeures de l’histoire nationale. L’Affaire Dreyfus, la révolution russe, la montée au pouvoir du nazisme, la découverte de la shoah, et de la responsabilité de l’Etat français dans la solution finale, – étudiée plus tardivement en France -, la guerre des six jours et l’Intifada ont joué leur rôle d’électrochoc et permis à la gauche française mais aussi, à la droite républicaine ne se débarrasser de ces tumeurs cancéreuses. Pourtant, l’antisémitisme connait une nouvelle vigueur, on l’a vu avec le procès Fofana, et il touche ce que l’on aurait appelé à une certaine époque le lumpenprolétariat, c’est à dire des populations déracinées, déclassées, qui reprennent à leur compte les poncifs les plus éculés.
Reste une réflexion critique sur le CRIF qui manque un peu dans cet ouvrage. En prenant fait et cause pour la politique étrangère de l’Etat d’Israël, certains courants du judaïsme français peuvent susciter un antisémitisme de réaction. En exigeant l’appel des condamnations lors du procès Fofana, exigence satisfaite par le Ministre de la Justice, le CRIF n’alimente-t-il pas les fantasmes les plus nauséabonds sur le pouvoir des juifs. Une fois de plus, la thèse du Protocole des sages de Sion resurgit. Elle est passée simplement des cercles intellectuels et des arrières salles enfumées aux halls d’immeubles de cités en dérive. Il n’est pas sûr que ce soit un progrès.
Bruno Modica