Jacqueline LalouetteProfesseur émérite de l’Université de Lille, grande spécialiste de l’anticléricalisme, des relations entre l’état et les cultes, de la statuaire publique. consacre cet ouvrage à l’identité républicaine de la France, notion dont la paternité revient à Jean-Pierre Chevènement. Elle analyse ainsi la genèse et la signification de l’expression, la mémoire qui en constitue l’ossature (les Lumières et la Révolution française) et les principes qui l’organisent : l’unité et l’indivisibilité de la République et la laïcité.
L’ouvrage, qui s’inscrit dans le prolongement des ouvrages consacrés au modèle républicain, est dédié « aux mémoires conjointes » de Maurice Agulhon et de Pierre Lévêque, historien de la Bourgogne du XIXe siècle et des forces politiques en France.
L’ouvrage, très savant, est aussi teinté d’une discrète ironie face aux propos de certains. C’est aussi un ouvrage engagé. Jacqueline Lalouette n’hésite pas à aborder les sujets les plus actuels et les plus sensibles, comme les relations entre islam et laïcité. Elle regrette que la République ne suscite souvent aujourd’hui qu’indifférence et parfois hostilité et que certains n’en attendent plus rien. À la suite de la philosophe spécialiste de philosophie politique Cécile Laborde, elle plaide pour un « républicanisme critique » qui se distinguerait « aussi bien d’un nationalisme civique aveugle aux différences que d’un post- nationalisme multiculturel qui rejette la référence nationale au profit de la politique des identités ». Bien qu’elle ne soit pas toujours très optimiste, elle montre que la République ne transige pas sur ses principes fondamentaux qui peuvent s’accorder aux évolutions et demandes de la société. Elle n’a pas renoncé à son objectif de créer une société plus libre et plus juste. À la suite de Raymond Aron, elle souligne la « vérité profonde » de la célèbre phrase de l’historien Alphonse Aulard : « Que la République était belle sous l’Empire ! ». L’identité républicaine de la France est largement mise en œuvre, mais elle reste aussi une utopie toujours à réaliser.
Naissance d’une expression
L’emploi des notions d’identité ( dans le domaine des sciences humaines), d’identité nationale et d’identité nationale républicaine date des années 1970-1980. La notion d’identité a migré du domaine des mathématiques à celui des sciences humaines dans les années 1960-1970 lorsque des chercheurs en sciences humaines anglo-saxons ont évoqué le malaise identitaire des adolescents ou ont abordé les problèmes identitaires de groupes dominés (Amérindiens, Afro- Américains, ouvriers des périphéries urbaines). La notion d’identité nationale date également des années 1970. L’idée que chaque peuple possède des caractères propres qui le distinguent des autres, remonte à l’Antiquité et l’on peut évoquer également la « théorie des climats » chère à Montesquieu. Le XIXe siècle, siècle des nationalités à bien des égards, s’intéressait à ces questions, mais on préférait employer les expressions « âme » ( expression teintée de religiosité) « génie » ou « esprit » ( expressions plus laïcisées) des peuples. L’emploi de l’ expression identité nationale dans le domaine politique français remonte à la fin des années 1970 et peut être attribué …au parti socialiste dans son souci de lutter contre « l’impérialisme culturel américain ».
À la suite du politiste Vincent Martigny, Jacqueline Lalouette souligne que le premier usage connu du terme « identité nationale » dans le programme d’un grand parti figure dans le Manifeste de Créteil ( le programme du PS pour l’élection présidentielle) du 24 janvier 1981 : « rien de grand ne s’est jamais fait dans les temps modernes qu’appuyé sur un puissant sentiment d’identité nationale ».
Par la suite, le thème de l’identité nationale se développa également autour des thèmes de l’intégration des immigrés et de l’opposition à la construction européenne. Dans le domaine des travaux historiques, il faut mentionner L’identité de la France de Fernand Braudel, ouvrage inachevé publié en 1986, un an après la disparition de l’historien. Le débat n’est pas clos, aussi bien dans le domaine des débats historiographiques, que dans celui des débats politiques.
La paternité de l’expression « identité républicaine de la France » revient à Jean- Pierre Chevènement. Profondément marqué par les principes républicains et par les idées de Pierre Mendès France sur la République moderne, dans un sens cependant plus étatiste et plus jacobin, Chevènement comprit à partir de 1983 que la construction du socialisme était une illusion et qu’il fallait plutôt mettre l’accent sur le modèle républicain : « La République, c’est la chose publique, c’est l’amour du bien public, l’amour du bien collectif, l’amour du pays, de la patrie »,déclarait-il en 1982. En 1986, il soulignait que l’idée républicaine retrouve toute sa « fraîcheur » dans un monde marqué à l’intérieur par le retour des égoïsmes, et à l’extérieur par la montée des empires. C’est à partir des années 1990 que Chevènement employa l’expression « identité républicaine de la France », d’abord pour s’opposer à la puissance allemande, puis pour dénoncer l’américanisation, la mondialisation, ou de manière plus nuancée, les langues et les identités régionales. Il réaffirma les principes d’une communauté de citoyens fondée sur une base de liberté, d’égalité et de fraternité ». En 2017, il ajouta l’importance de l’État « au cœur de la monarchie, puis de la République ». Les conceptions politiques et l’itinéraire politique de Chevènement (sa volonté de réconcilier les « républicains des deux rives », parfois situés très à droite) suscitèrent des critiques, mais l’expression « identité républicaine de la France » fut reprise par un certain nombre d’hommes politiques de gauche comme Jean-Luc Mélenchon. Plus récemment, en 2017 Sarah Proust, secrétaire nationale du PS souligna qu’il ne fallait pas laisser le concept d’identité à la Droite, mais que la gauche devait s’appuyer sur le socle que représente l’identité républicaine. La Droite utilise peu l’expression. Mentionnons Rachida Dati qui condamnait la gauche et SOS–Racisme pour avoir favorisé un droit à la différence, contraire à l’identité républicaine.
Les historiens se sont également interrogés sur l’identité républicaine de la France. C’est le cas en particulier de Pierre Nora qui souligna « l’identification définitive et absolue de la république et de l’idée nationale. » ; à l’identité républicaine, il convient d’ajouter aujourd’hui l’identité démocratique. Pierre Nora ne sous-estime pas cependant le fait que le recul de la place de la France dans le monde, ainsi que l’intégration dans le cadre européen posent de redoutables problèmes à l’identité républicaine. De plus, pour une partie de la gauche,le terme d’identité est devenu un symbole de fermeture voire de xénophobie. Aux yeux de certains, la République elle- même devrait être interrogée à cause du statut qu’elle avait autrefois réservé aux populations des colonies et aujourd’hui aux discriminations touchant les Français d’origine immigrée. On peut terminer cette analyse par une réflexion critique, mais fort originale et assez « socratique » ( interroger les notions établies) du philosophe Raphaël Enthoven. Lors d’un colloque de 2017, il souligna que la notion d’identité républicaine n’allait pas nécessairement de soi. Pouvait-on lier une notion aussi primitive que la notion d’identité à celle plus abstraite de l’engagement républicain ? A ses yeux, la notion d’identité républicaine dissimule une forme de patriotisme « la fierté d’être français ». « La France n’est pas une valeur en soi, le sectarisme ne fait pas un patriotisme, l’identité ne fait pas la république, c’est parce qu’on est français que l’on est républicain, c’est parce qu’on est républicain qu’en un sens et qu’on le soit ou non, on est français ».
Une double mémoire
L’identité républicaine de la France se réfère à une double mémoire : celle des Lumières et celle de la Révolution Française. Les Lumières font encore aujourd’hui l’objet de recherches historiques et de débats historiographiques. Doit-on voir dans les Lumières un mouvement qui a rendu la Révolution « possible parce que pensable », ou bien doit-on penser, à la suite de Roger Chartier que ce sont plutôt les révolutionnaires qui ont revendiqué l’héritage des Lumières, dans les fait plus complexes et moins révolutionnaires qu’on ne le pensait, sauf en ce qui concerne les Lumières radicales ? Quoi qu’il en soit, les révolutionnaires célébrèrent les philosophes des Lumières. Des bustes de Voltaire et Rousseau étaient exposés dans les salles des théâtres et des fêtes. L’odonymie ( étude des noms de lieux, de rues) montre que certaines communes changèrent parfois de nom, et adoptèrent le nom d’un Philosophe ; seul subsiste aujourd’hui Ferney-Voltaire. Les cendres de Voltaire furent transférées au Panthéon en 1791. La panthéonisation de Rousseau fut plus complexe et n’intervint qu’en octobre 1794. Joseph Lakanal soulignait qu’il fallait honorer « en lui le promoteur des droits de l’homme, l’éloquent précurseur de cette révolution que vous ( ie les députés de la Convention thermidorienne) êtes appelés à terminer pour le bonheur des peuples ».
Au XIXe siècle, l’intérêt pour les Lumières se manifesta surtout par l’édition des œuvres complètes des philosophes. Sous la Troisième République, les philosophes des Lumières furent honorés par l’odonymie ; ils occupent encore une grande place parmi les noms de rue. Les Philosophes occupaient également une place non négligeable dans les manuels scolaires destinés aux élèves de l’école primaire. On mettait l’accent sur leurs critiques de l’absolutisme et de l’intolérance, leur respect des droits et de libertés, et en ce qui concerne Rousseau, l’amour de l’égalité et la mise en en valeur de la souveraineté. Le centenaire de la mort de Voltaire et de Rousseau donna lieu à des commémorations. De nombreuses statues des philosophes furent érigées. On peut citer les œuvres de Marguerite Gagneur, dite Syamour ou celles de Carrier-Belleuse. A ces monuments terrestres, on peut ajouter des « monuments marins », les cuirassés Voltaire et Diderot lancés en 1911 et en service jusqu’en 1937.
Après la Libération, les Philosophes furent encore célébrés surtout dans le cadre de travaux et de colloques universitaires. Ce sont surtout les sociétés savantes, les éditeurs d’œuvres complètes qui assurent la continuité de la mémoire des Philosophes. Le souvenir des Philosophes et de Voltaire fut réactivé lors de l’assassinat des journalistes de Charlie-Hebdo en 2015 et de celui de Samuel Paty en 2020. La Société Voltaire vit dans l’assassinat des journalistes « un défi à l’héritage des Lumières et à la liberté de l’esprit. ». Pour elle, « le 7 janvier 2015,c’est aussi Voltaire qu’on a voulu assassiner .. Aujourd’hui Voltaire serait Charlie. Voltaire est le signe de ralliement de tous ceux qui n’acceptent pas que des croyances deviennent meurtrières. Voltaire, c’est le rire libre opposant sa force aux vérités mortelles de ceux qui croient pouvoir tuer et mourir pour elles ». Le château de Versailles rendit hommage aux victimes des attentats en consacrant une salle uniquement à un portrait de Voltaire. Le Traité sur la tolérance fut largement réédité. Le souvenir de Voltaire fut fortement convoqué après l’assassinat de Samuel Paty. Un « rassemblement citoyen » eut lieu à Ferney-Voltaire. Plusieurs maires citèrent Voltaire dans leur hommage. La municipalité de Montpellier donna le nom de Samuel Paty à une école. Sur l’une des plaques apposées sur la façade, on lit une maxime de Voltaire « plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres » suivie d’un texte d’hommage à Samuel Paty.
La mémoire de la Révolution occupe encore une grande place dans la vie politique en France, Jean-Pierre Chevènement et l’ historien Claude Nicolet soulignent le lien vital entre Révolution et République.
Dès l’origine, la Révolution élabora sa propre mémoire. Elle honora les combattants de la Bastille, des rues furent placées sous le patronage de la Liberté, de l’Égalité. Plusieurs révolutionnaires furent panthéonisés, et parfois leurs cendres retirées du Panthéon comme Mirabeau et Marat. De la Révolution elle-même datent les premières histoires de la Révolution et les premiers écrits contre-révolutionnaires. La période qui s’étend de la fin de la Révolution à 1870 est marquée à la fois par des moments où les références à la Révolution furent interdites par le pouvoir ( Empire, Restauration, période autoritaire de la Monarchie de Juillet où « La Marseillaise » fut remplacée par « La Parisienne » de Casimir Delavigne On en trouve le texte et une interprétation sur internet et des moments où la référence à la Révolution fut davantage revendiquée : Journées de Juillet 1830, et surtout Seconde République où les révolutionnaires, comme l’avait vu Tocqueville « rejouaient » la Révolution. Dupont de l’Eure (1767-1855), ancien député du Conseil des Cinq-Cents siégea au gouvernement provisoire. L’abolition de l’esclavage dans les colonies et l’instauration du suffrage universel s’inscrivaient dans la continuité de l’œuvre de la Révolution. Dans le Var, les opposants au coup d’État se référaient à la Révolution. Les évolutions politiques n’empêchèrent pas la publication de Mémoires ou d’ouvrages historiques comme ceux d’Edgar Quinet, de Michelet ou L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville publié en 1856.
Après1870–1871 (pour Maurice Agulhon, la Commune correspondit au « dernier éclat » de la tradition jacobine), la République renoua, non sans rencontrer des oppositions à Droite, mais aussi à l’ extrême-gauche) avec la Révolution. La Marseillaise devint l’hymne national en 1879 et en 1880, le 14 juillet devint le jour de la fête nationale. Pour Jacqueline Lalouette, il est quelque peu hypocrite et inexact d’affirmer que le 14 juillet commémore seulement la Fête de la Fédération, alors qu’il est évident qu’il commémore surtout la Prise de la Bastille.
Les mesures anticléricales (interdiction des congrégations enseignantes, séparation de l’Église et de l’État) renouèrent avec la Révolution. La mémoire savante (les cours d’ Alphonse Aulard, défenseur de Danton, l’Histoire socialiste de la révolution française de Jaurès, les ouvrages d’ Albert Mathiez, défenseur de Robespierre), la mémoire locale (en Vendée, mais pas uniquement) et la mémoire scolaire de la Révolution se développèrent. La gratuité et l’obligation scolaire rappellent les projets de Condorcet auquel Ferry vouait une immense admiration. Les statues furent nombreuses : Mirabeau, Danton, Condorcet. Le centenaire de 1789 fut préparé de longue date avec la création en 1888 de la Société pour l’histoire de la Révolution. De nombreuses associations, la Ligue de l’Enseignement, les loges maçonniques, les sociétés de Libre Pensée s’engagèrent dans la commémoration. Le centenaire de la Révolution donna lieu à la construction de statues : celle de Léopold Morice, place de la République et celle de Dalou, place de la Nation sont bien connues. Jacqueline Lalouette mentionne la statue de « l’ Histoire inscrivant le Centenaire » d’ Emile Chatrousse installée dans le square Adolphe et Jean Chérioux dans le XVe arrondissement. Les statues de Marianne furent également nombreuses. Le cent cinquantenaire en 1939 donna lieu également à des commémorations. Le défilé militaire du 14 juillet fut particulièrement important. Trois acteurs de la Révolution furent panthéonisés : Lazare Carnot ,Séverin Marceau et Théophile Malo de La Tour d’ Auvergne.
A la Libération, la devise de la République fut rétablie, des bustes de Marianne réapparurent. Le préambule de la Constitution de 1946 se référait explicitement à la déclaration des droits de 1789. La Révolution demeure présente dans les manuels scolaires de l’école primaire. Jean- Pierre Chevènement insista sur l’enseignement de la Révolution. L’onomastique urbaine se féminisa avec le nom de rues consacrés à Olympe de Gouges ou Théroigne de Méricourt.
L’évènement majeur demeure le Bicentenaire dont l’organisation générale fut assurée par la Mission du bicentenaire et par la Commission nationale de recherche historique pour le Bicentenaire de la Révolution française présidée par Michel Vovelle. Les sociétés locales jouèrent également un grand rôle. Le bicentenaire fut l’objet d’une vive querelle historiographique entre François Furet et Michel Vovelle. Il donna lieu à des colloques, des publications consacrées à l’histoire locale, à la publication de biographies. Des sujets furent davantage abordés comme la colonisation et l’esclavage, l’histoire des femmes, des sensibilités. Condorcet, l’abbé Grégoire et Monge furent panthéonisés. Dans son discours, Jack Lang déclara : « Bienvenue chez vous, dans le temple de la République, dans le parlement fantôme des hommes libres, égaux et fraternels ».
La Révolution continue ainsi d’irriguer nos imaginaires. Parfois des évènements politiques et sociaux viennent raviver ces dépôts mémoriels. Les dirigeants de la France insoumise se réfèrent fréquemment à Robespierre et à son œuvre. Le mouvement des « gilets jaunes » se référait à la Révolution : Marseillaise , drapeau tricolore, parfois bonnet rouge, slogans comme « Reprenons la Bastille ». Mona Ozouf souligna que le mouvement avait éclaté dans un contexte où les moins bien lotis ne se sentent pas représentés, mais elle pensait que les Français n’étaient pas prêts à faire une nouvelle révolution. Les références révolutionnaires se réduisaient à « des mots, des images, des emblèmes ».
Des principes
Jacqueline Lalouette analyse les deux premiers principes qui figurent dans l’article Premier de la Constitution : l’indivisibilité et la laïcité. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
L’unité et l’indivisibilité de la république, la Constitution évoque uniquement l’indivisibilité de la République mais les deux principes d’unité et d’indivisibilité sont liés. Ce ne sont pas de simples principes abstraits. Ils entraînent des effets institutionnels, des blocages, des contestations. L’unité et l’indivisibilité sont des principes essentiels de la Révolution Les Constitutions de 1791 et 1793 proclamaient l’unité et l’indivisibilité du Royaume, puis de la République, ainsi que l’unité de la souveraineté.
Pourtant, ces principes sont bien antérieurs à la Révolution. Ils remontent aux philosophes grecs et au christianisme. Saint Thomas d’Aquin soulignait que « le gouvernement le meilleur est le gouvernement d’un seul ». On voit aisément comment ce principe théologique pouvait justifier le pouvoir monarchique. Les théoriciens de la monarchie comme Jean Bodin reprirent cette idée. Sous la monarchie, unité et indivisibilité étaient donc ancrés dans la conception et la pratique du pouvoir. La Révolution conserva ces principes multiséculaires complétées par les conceptions rousseauistes de la volonté générale et de la souveraineté. L’unité de la République n’était pas rappelée dans la Constitution de 1958, sans doute parce que les Constituants considéraient qu’elle était réalisée. L’unité et l’indivisibilité sont liées.
L’indivisibilité peut signifier qu’un seul pouvoir politique exerce la souveraineté sur l’ensemble du territoire de la République, ce qui n’exclut pas cependant que ce pouvoir attribue des compétences à d’autres collectivités territoriales. Les principes d’unité et d’indivisibilité ont des effets institutionnels. Ils ont nourri le débat sur le mono ou le bicaméralisme. La souveraineté doit-elle s’incarner dans une seule ou deux assemblées ? Après 1870, le bicaméralisme l’emporta, mais le Sénat est encore critiqué de nos jours.
Le principe de la souveraineté une et indivisible s’oppose au mandat impératif des parlementaires. Les députés représentent toute la nation et ne doivent pas obéir aux consignes que leur donneraient leurs seuls mandants. Mais l’interdiction d’un mandat impératif au bénéfice d’une démocratie représentative pose le problème de la représentativité réelle des élus. Il peut exister un décalage entre la volonté du peuple et le vote des élus comme on le vit lors de la ratification du traité de Lisbonne qui contredisait le « non » au référendum sur la Constitution européenne en 2005.
Le décalage est aussi grand entre la composition socio-professionnelle de la population française (48% d’employés et d’ouvriers dans la population active) et celle de l’Assemblée (4,5% d’employés et 0, 9% d’ouvriers). Pour améliorer la situation, certains envisagent l’instauration du référendum révocatoire. On peut aussi mentionner le grand débat national et la Convention citoyenne pour le climat mis en œuvre par Emmanuel Macron.
La question de l’unité du peuple français s’est posée à propos de certains territoires comme la Corse. L’article premier de la loi du 13 mai 1991 évoquait « la composante historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français ». Le Conseil constitutionnel censura cet article au motif que la référence au « peuple corse » était incompatible avec la notion d’indivisibilité de la République et d’égalité des citoyens. Cette disposition n’empêche pas que certains territoires puissent bénéficier d’un statut particulier comme la Polynésie.
L’indivisibilité de la République pose la question de la place de la langue française. Les débats sur l’usage du français sont anciens, depuis au moins l’ordonnance de Villers-Cotterêts d’août 1539. La Révolution chercha à lutter contre les patois et à uniformiser le langage. C’était l’un des objectifs de l’abbé Grégoire. Sous la Troisième République, après les lois scolaires, le français progressa, même si les parlers locaux subsistèrent et bénéficièrent d’une certaine tolérance. Sous la Quatrième République, la loi Deixonne de 1951 reconnut aux instituteurs le droit de recourir aux parlers locaux, chaque fois que cela pouvait s’avérer utile. La loi recommandait l’enseignement de la langue locale dans les écoles normales.
En 1992, un alinéa fut ajouté à l’article 2 de la Constitution : « La langue de la République est le français ». Il s’agissait de lutter contre l’usage de l’anglais. Or, dans le même temps, la Charte européenne des langues régionales et minoritaires visait à promouvoir l’usage de ces langues. La France signa la Convention, mais ne la ratifia pas. Le Conseil constitutionnel jugea la Charte contraire aux principes d’indivisibilité de la République, mais il souligna que cette censure ne s’opposait pas à l’enseignement des langues régionales. Le débat sur la ratification revint en 2008. Plusieurs députés se prononcèrent pour la ratification de la Charte ; ils soulignèrent que l’attachement à l’indivisibilité de la république n’était pas incompatible avec la diversité des langues. « L’unité peut se concilier avec l’altérité. », il faut conserver la diversité du patrimoine. En fin de compte la Charte ne fut pas ratifiée, même si les langues régionales pouvaient être encouragées. Finalement, l’article 75- de la Constitution dispose que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ».
La loi relative à la protection patrimoniale et la promotion des langues régionales, dite loi Molac promulguée en mai 2021, fut jugée en partie contraire à la Constitution en ce qui concerne l’enseignement immersif dans une langue régionale. Cette disposition fut contournée par une circulaire ministérielle autorisant l’enseignement bilingue. Le conseil régional de Bretagne autorise l’usage du breton et du gallo et d’après Jacqueline Lalouette, M. Molac, lorsqu’il était conseiller régional, était le seul à maîtriser à la fois ces deux langues. L’État encourage le développement de l’apprentissage du breton. En 2022, plusieurs intellectuels plaidèrent pour une meilleure connaissance des œuvres écrites dans les langues régionales. Il fallait renoncer à une tradition de mépris datant de l’ancien Régime puis théorisée sous la Révolution par l’abbé Grégoire.
L’indivisibilité de la République fut évoquée lors des débats consacrés au séparatisme. Au moins à deux reprises, à Mulhouse en février 2020 et au Mureaux en octobre, le Président de la République dénonça le séparatisme et plus précisément le « séparatisme islamique », un « projet conscient, théorisé, politico-religieux » responsable d’écarts répétés avec les valeurs de la République, de la constitution d’une contre-société, de la déscolarisation des enfants soumis à l’enseignement de principes aux lois contraires aux principes de la République. Il ne sous-estimait pas la responsabilité de l’État (ghettoïsation, pauvreté), mais il souhaitait le vote d’une loi visant « à renforcer la laïcité
, à consolider les principes républicains ». Cela conduisit au vote de la loi dite « loi sur le séparatisme », ou « loi confortant le respect des principes de la République » du 24 août 2021. Contrairement à ce que croient certains, le mot séparatisme est ancien. On le trouve chez Ferdinand Buisson : « La seule originalité (de l’école laïque) consiste à fonder l’éducation publique, non plus sur le séparatisme confessionnel, mais sur la fraternité nationale. ». Bien que le mot d’indivisibilité n’ait guère été utilisé dans les débats, l’enjeu est le même : protéger l’indivisibilité de la République et l’unité de la nation. Mais en l’occurrence, il s’agit aussi de lutter contre quelque chose, en l’occurrence l’islamisme. La loi précisait que toute association ou fondation qui sollicitait une subvention devait souscrire un contrat d’engagement républicain comprenant entre autres le respect de la liberté de conscience ou de celui des symboles de la République.
La laïcité,« cœur battant de la République ». L’expression est celle d’un document de Matignon de 2015.
L’origine du terme laïcité est discutée, Jacqueline Lalouette le rattache au terme « laikos » dans la traduction grecque de la Bible par les érudits juifs où il désigne ce qui est profane. Le terme désigna ensuite ceux qui ne sont pas clercs. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le terme acquit sa signification actuelle d’émancipation par la raison, de refus de l’ intrusion du religieux dans les affaires publiques. Le mot laïcité ne figure pas dans la loi de 1905.
Des juristes définirent la laïcité comme le caractère non confessionnel de l’État, sa neutralité religieuse. Mais la laïcité peut aussi être un principe actif, une manière de concevoir et d’organiser les libertés (Catherine Kintzler) et en particulier la défense de la liberté de conscience. Elle se traduit par un certain nombre de mesures comme la fin des obsèques religieuses obligatoires au XIXe siècle ou la laïcisation des hôpitaux. La laïcité est anticléricale, avec une pointe d’humour Jacqueline Lalouette critique une version parfois trop consensuelle de la laïcité : elle comporte parfois une dimension antireligieuse. Le principe de laïcité fut constitutionnalisé sous la IVe et la Ve République ; cependant la proposition de constitutionnaliser la loi de 1905, revendication de certains laïcs, n’aboutit pas car elle aurait contredit le statut particulier de l’Alsace–Moselle. La guerre scolaire est connue. La loi Debré de 1959 organise un système de contrat entre l’État et l’enseignement privé. Malgré l’opposition des milieux laïcs, le compromis a été maintenu.
La laïcisation de l’espace public demeure un enjeu important. L’article 28 de la loi de séparation interdit à l’avenir d’élever ou d’apposer un signe religieux sur les monuments publics, à l’exception des édifices cultuels. Le débat porta également sur les crèches de Noël. Leur installation fut parfois validée par les tribunaux au nom du maintien d’une tradition culturelle, parfois interdite comme à Perpignan et à Béziers. Face aux arbres de Noël, certains milieux laïcs plantèrent des arbres de la laïcité. L’espèce choisie est le ginko biloba, symbole de longévité et de persévérance. Ce serait le seul végétal à avoir survécu à Hiroshima. La plantation de l’arbre fut utilisé en Gironde pour rendre hommage à Samuel Paty.
L’existence d’une importante communauté musulmane (peut- être quatre millions de personnes de tradition musulmane et deux millions de pratiquants) posa la question des relations entre l’Islam, les pouvoirs publics et la laïcité. Ce qui concerne le domaine scolaire est bien connu. Le point de départ fut celui de l’exclusion d’un collège de Creil en 1989 de deux jeunes filles portant un foulard en 1989. Après de nombreux débats, la loi de 2004 interdit le port de de signes religieux ostensibles à l’école. Le débat rebondit en 2022, lorsque certains élèves, souvent sans doute instrumentalisés par des sites islamistes portèrent des tenues comme les abayas et les qamis. Le ministre, Pap Ndiaye, souligna l’importance de la question : « La République est plus forte que Tik-Tok », déclara-t-il. La circulaire du 9 novembre 2022 abordait plusieurs points : Sanctionner systématiquement et de façon graduée le comportement des élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu’il persiste après une phase de dialogue, renforcer la protection et le soutien aux personnels, renforcer la formation à la laïcité. Comme le souligne Jacqueline Lalouette, ces débats eurent lieu alors qu’au même moment en Iran, une jeune femme, Mahsa Amini, était morte après avoir été arrêtée par la police des mœurs qui l’accusait de ne pas porter correctement le voile. Raphaël Enthoven souligna qu’aucune femme ne s’était filmée en Occident en train de retirer son voile, le risque de recevoir des insultes et des menaces de mort étant très grand.
D’autres sujets firent l’objet de circulaires ministérielles ou de décision judiciaires : autorisation de mères voilées en tant qu’accompagnatrices des sorties scolaires mais le vademecum de la laïcité impose un devoir d’exemplarité aux accompagnateurs, ce qui ne peut que placer les mères dans une situation psychologique inconfortable. En ce qui concerne la question des repas alternatifs servis dans les cantines scolaires, la circulaire du 16 août 2001 souligna que les demandes liées à des motifs religieux ne peuvent justifier une adaptation du service public, mais que le principe de laïcité n’interdit pas de proposer des repas de substitution. Le Conseil d’État annula la délibération municipale de Chalon-sur-Saône qui avait supprimé les plats de substitution sans porc.
Dans l’espace public, le port de vêtements manifestant une appartenance culturelle ou religieuse fit l’objet de lois ou de décisions de la justice administrative : interdiction du voile intégral, autorisation du burkini sur les plages, mais pas à la piscine de Grenoble.
Une autre question est celle des carrés musulmans des cimetières. Certains rites funéraires musulmans ne s’accordent pas avec la législation funéraire française : l’inhumation des défunts sans cercueil, simplement enveloppés d’un linceul et l’orientation des sépultures en direction de La Mecque, ce qui oblige à toutes les regrouper sous peine de bouleverser l’organisation des cimetières. Or, depuis la loi du 14 novembre 1881, qui laïcisa les cimetières, l’existence de « carrés confessionnels » est en principe illégale. Seuls six cents cimetières sur trente-cinq mille possèdent des carrés musulmans. Différents ministres de l’Intérieur se prononcèrent pour une politique de tolérance, mais se heurtèrent souvent à des refus ou à des oppositions.
A plus long terme, l’État s’efforce de favoriser la création d’un Islam de France et se préoccupe de deux domaines majeurs : les lieux de culte et la formation des imams. « L’Islam des caves » appartient largement à une époque révolue. Peu à peu, la situation s’est améliorée grâce à des dons ou à des fondations privées étrangères et à l’action des collectivités locales qui consentirent des baux emphytéotiques administratifs. La formation des imams demeure un enjeu important. Les imams, longtemps dépendants d’États étrangers (les imams consulaires) ont souvent une formation insuffisante en sciences sociales ou en ce qui concerne les règles de la laïcité. Il fallait améliorer leur formation. L’université de Paris IV ayant refusé de la prendre en charge, cette formation échut à l’Institut catholique. En 2016, Bernard Cazeneuve mit en œuvre la Fondation de l’Islam de France destinée à favoriser un « Islam progressiste en harmonie avec les principes et valeurs de la République. ». Elle est présidée par Ghaleb Bencheikh, membre du Conseil de sages de la laïcité. Jean- Pierre Chevènement en est le Président d’honneur.
La défense de la laïcité divise la gauche, comme le montrent les débats suscités par la création du Printemps républicain par Laurent Bouvet en 2016 et semble être passée à droite. Quoi qu’il en soit la loi du 24 août 2021 accorde une place déterminante au « respect des valeurs de neutralité et de laïcité du service public ». Elle prévoit le développement de la formation à la laïcité et la nomination de « référents laïcité » dans les administrations et collectivités territoriales. Mais elle restreint l’éducation dans le cadre de la famille.
Les analyses de Jacqueline Lalouette montrent ainsi que l’identité républicaine de la France pourrait être revivifiée si ; comme le dit Abdennour Bidar, on pouvait trouver un « point d’équilibre entre unité et multiplicité », respect de certaines traditions et construction d’un projet commun.