Jean Sagnes: Jaurès. Éditions Aldacom. Béziers 2009. Collection regards sur l’histoire

Avec l’ouvrage publié à la documentation française, ce Jaurès de Jean Sagnes est le quatrième à être publié pour cette année Jaurès, 150e anniversaire de sa naissance, et le troisième à être présenté dans ces colonnes. On aurait pu imaginer, après trois lectures successives une certaine lassitude. Il n’en est rien, bien au contraire. Il en va des biographies comme de certaines drogues, une sorte d’addiction, une volonté de décrypter tous les aspects d’un personnage à partir des travaux d’historiens majeurs finit par hanter l’auteur de ces lignes. qui habite Avenue Jean Jaurès, évidemment !
Jean Sagnes que les lecteurs de ce site connaissent pour son remarquable portrait de Louis Napoléon Bonaparte, et le spécialiste du mouvement social en Languedoc. Il ne pouvait pas laisser passer cette année Jaurès sans nous y apporter sa contribution. Il est vrai que pour un biterrois, et Jean Sagnes vit et travaille à Béziers, Jean Jaurès occupe une place particulière. Sa silhouette massive, ses envolées lyriques, ses descriptions de ce paysage profondément anthropisé qu’est le vignoble languedocien, on pourrait encore les croiser au détour d’un chemin de vigne entre Cazouls et Maraussan. C’est dans cette cité, aux portes de Béziers, que Jean Jaurès à imprimé sa marque dans le grand mouvement de la coopération viticole, aujourd’hui en crise profonde.

Certes, Jean Sagnes insiste moins que son collègue Rémy Pech, sur les rapports particuliers de Jean Jaurès au monde paysan. L’universitaire de Toulouse, Rémy Pech, y consacre tout un livre qui est également présenté sur ce site. http://www.clionautes.org/?p=2575
Certes Jean Sagnes consacre moins de pages que Jean-Pierre Rioux au débat théorique entre le parti ouvrier français et le jeune républicain se rapprochant peu à peu du socialisme. http://www.clionautes.org/?p=2582 Mais ce qui fait l’originalité de cet ouvrage c’est cette étonnante capacité de Jean Sagnes à aller traquer l’information inédite, la contradiction théorique, dans la vie et dans la pensée de celui qui reste le monolithe de référence de la gauche française, aujourd’hui encore.

Socialisme, humanisme et christianisme

Le socialisme de Jean Jaurès est décrit par l’ensemble de ses biographes comme un humanisme, Jean Sagnes pourrait y rajouter l’adjectif de chrétien. Le socialisme de Jean Jaurès c’est celui de l’espérance et de la rédemption. Il est vrai que la thèse de Jean Jaurès, de la réalité du monde sensible, fait directement référence à ce rapport particulier entre le monde réel, l’être en acte, et des l’être en puissance, à savoir Dieu. Jean Jaurès entend dépasser l’opposition entre l’idéalisme et le matérialisme. Cette volonté de concilier les contraires, on la retrouve par la suite dans ce que l’on appellera la synthèse, ce qui a permis de réaliser, en 1905, l’unité des socialistes. C’est d’ailleurs dans la question religieuse cette partie du cinquième chapitre consacré à la philosophie de Jaurès, que Jean Sagnes écrit ces pages les plus originales. Le récit de la vie de Jaurès, et notamment son entrée en politique, passant des républicains opportunistes, aux radicaux, jusqu’au socialisme, toujours affublé de l’étiquette républicaine, est déjà largement connu. Toutefois même dans ces passages que l’on aurait tendance à parcourir plus rapidement, l’historien enquêteur parvient à montrer comment des contradictions parviennent à se dénouer dans l’action politique.

Dans le 10e chapitre, l’auteur décrit un esthète, et cela n’est pas nouveau. Jean Jaurès manifeste a plusieurs reprises dans ses écrits une sensibilité à l’ordre naturel hors du commun. Mais en même temps, Jaurès qui a une formation classique, un culte évident de l’antiquité gréco-romaine, s’interroge sur le rôle social de l’art. Et l’on apprend, au détour de ces pages, que le 30 juillet 1914 à Bruxelles, la veille de son assassinat, il avait pris le temps d’aller au musée contempler les primitifs flamands.
On appréciera aussi cette description de l’homme privé dans le chapitre huit. L’étonnante description du travailliste Ramsay Mac Donald au congrès de Stuttgart en 1907 est particulièrement savoureuse : « une étrange créature, coiffé cavalièrement d’un chapeau de paille quelque peu défraîchie, les pans de la redingote chiffonnée ballottant dans le dos, des chaussettes blanches en accordéon et portant sous le bras ou plutôt traînant un cache-poussière ! »
Jean Jaurès est un grand mangeur, doté d’un solide appétit. En campagne électorale il ne refuse jamais un verre, même s’il peut disserter dans un discours pétri de référence sur les mérites comparés d’un grand bordeaux et d’un bourgogne.

L’homme des passions et des duels

Jean Jaurès est un homme de passion, et dans cette description du personnage, on devine le regard amusé, pétillant de malice de son biographe. Ceux qui connaissent Jean Sagnes savent comment il sait concilier les passions languedociennes et le flegme britannique. Alors, lorsque l’historien décrit Jean Jaurès et ses colères, il est aussi très réaliste sur les limites du personnage. Il est vrai que Jean Jaurès s’est battu deux fois en duel, au revolver, sans que personne ne soit atteint. Si cela traduit un incontestable courage, cela montre sans doute qu’il était un piètre tireur. Il est vrai que ses adversaires étaient en 1894, Louis Barthou et Paul Déroulède en 1904 ! Le courage physique incontestable de Jean Jaurès est démontré lors de l’affaire Dreyfus et jusqu’à la veille de la guerre. Il a jusqu’au bout refusé toute protection de sa personne. Au niveau de sa vie sentimentale par contre, Jean Jaurès semble avoir fait l’impasse de la passion. En 1883, après deux ans de relation platonique avec une amie d’enfance, il doit renoncer au mariage par ce que les parents de la demoiselle considéraient qu’un professeur, même agrégé, n’était pas un assez bon parti. Et au bout du compte, c’est sa mère qui vit avec lui à Albi depuis la mort de son de son père, qui fait appel à une marieuse qui lui trouve la fille d’un gros négociant de la ville, Louise Bois, qu’il épouse le 29 juin 1886. Ce mariage est sans passion mais l’on ne trouve aucune trace d’après l’auteur d’une quelconque incartade sentimentale de celui qui consacre déjà l’essentiel de sa vie à la politique.

Jaurès Occitan de la République une et indivisible

Malgré tout, Jean Jaurès reste très attaché à sa famille. Il dit de sa femme: « qu’elle le repose », ce qui traduit quand même chez lui une assez faible considération pour la mère de sa fille. Il accepte pourtant, en 1901, sur l’insistance de son épouse, que sa fille Madeleine fasse sa première communion. Inutile de dire à quel point les attaques contre Jaurès ont été vives, surtout de la part d’autres dirigeants socialistes.

Enfin, pour terminer sur l’un des points les plus originaux de cet ouvrage, par rapport aux trois autres publiés cette année, il convient d’évoquer l’intérêt que Jean Jaurès porte à la langue occitane. Pourtant, le mot d’occitan et d’Occitanie n’a jamais été utilisée par Jean Jaurès. On parle du patois languedocien, de la langue méridionale, et l’on évoque ce Midi, qui n’a jamais suivant son histoire d’unité politique. Dans le même temps, ce latiniste de première force, retrouve dans la langue occitane une justification lorsqu’il s’appuie sur sa pratique pourra prendre très rapidement à parler le Portugais. Lors du mouvement viticole de 1907, et alors que l’on évoque une nouvelle forme de fédéralisme, Jean Jaurès se refuse à reprendre à son compte les récriminations du Midi contre le nord.
On pourra lire également avec profit dans ce livre publié par un éditeur biterrois, quelques références aux réflexions de Jean Jaurès sur la colonisation. Il soutient Jules Ferry au début de la colonisation, mais en 1912, après le protectorat et la pacification du Maroc, il dénonce la brutalité de l’action coloniale, tout en rêvant d’une colonisation pacifique. Il ne semble pas avoir compris que la violence était dans l’action coloniale elle-même.

Une mention particulière est a faire pour cet ouvrage à l’illustration originale de couverture, réalisé par Bernard Lacou et au choix de photographies soigneusement légendées qui contribuent à enrichir cet essai consacré à ce personnage complexe qui occupe une place particulière, encore aujourd’hui, dans la mémoire collective.

Bruno Modica