Si l’on s’intéresse beaucoup à l’enseignement de masse telle qu’il a pu être généralisé au XIXe siècle pour l’enseignement primaire, après la seconde guerre mondiale, et pendant les 30 glorieuses, pour l’enseignement secondaire, l’éducation des élites au XXe siècle en France a été l’objet d’études beaucoup plus discrètes.
Pourtant, l’ouverture à cette rentrée 2009 d’un internat d’excellence, situé à la campagne, doté de moyens importants pour l’épanouissement des élèves, vient apporter un éclairage nouveau sur cette étude de Nathalie Duval, historienne de l’éducation et des mouvements de jeunesse.
La comparaison entre l’internat d’excellence ouvert cette année et l’école des roches qui a vu le jour en 1899 s’arrête là. L’école des roches et destinées à la formation des élites, c’est une école privée payante, l’internat d’excellence est ouvert aux élèves issus de quartiers appelés pudiquement difficiles, et semble financièrement beaucoup plus accessible. Il y a pourtant des éléments de comparaison, et la volonté de faire vivre les élèves en internat, dans une structure ouverte sur la nature, avec des équipes attentives à leur épanouissement, semblent communes aux deux institutions.
Il semblerait clairement que la démarche qui a présidé à l’ouverture de la première école des roches en 1899, par Edmond Demolins, soit basée sur une imitation du modèle anglais. D’après Nathalie Duval, Edmond Desmolins, ancien élève de l’école des Chartes, s’est pris de passion pour les sciences sociales, dans la continuité des travaux de Le Play.
Réforme sociale par l’éducation des individus
Très vite, ce cercle d’intellectuels qui préconise une réforme sociale par l’éducation les individus, (particularisme), préconise un changement complet d’orientation pour ce qui concerne la politique éducative. Dans son ouvrage au titre choc, à quoi tient la supériorité des anglo-saxons !, Edmond Demolins défend un enseignement plus pratique, considérant que l’enseignement ne prépare pas les lycéens la vie active. Il s’adresse aux partisans d’un autre type d’élite que celle de la fonction publique, celle de l’entreprise.
Les neuf principes éducatifs qui relèvent de l’éducation particulariste sont en rupture avec la référence au groupe ou à la communauté.
1. Les parents doivent viser émancipation rapide de leurs enfants
2. Les enfants doivent être traités comme des grandes personnes, comme des personnalités à part
3. Les parents doivent s’orienter dans des nécessités nouvelles de la vie
4. Les parents confrontent très tôt leurs enfants à la pratique des choses matérielles
5. Les enfants découvrent un métier manuel
6. Les parents veillent au développement de la santé, de la force, de l’énergie physique
7. Les parents des ventes devancent les enfants dans la connaissance de toutes les nouveautés utiles
8. Les parents usent fort peu dans la forme de leur autorité vis-à-vis de leurs enfants. Ils pensent que l’éducation vraie, développant, n’est pas possible par la contrainte mais par ce qu’ils appellent l’entraînement.
9. Les enfants savent que leurs parents ne se chargent pas de faire leur situation. Chaque génération doit se tirer d’affaire elle-même.
C’est sur la base de ces principes que Edmond Demolins fonde en 1899 son « école nouvelle ». Dans son emploi du temps type Desmolins propose une journée qui commence par un réveil matinal, 6 heures 15 et qui se termine à 21 heures. Son déroulement et scandé par de nombreuses activités, alternant en trois parties distinctes, les cours qui ont lieu le matin, les occupations extrascolaires fixées l’après-midi et la soirée réservée aux récréations de société. Le tiers-temps pédagogique est né. C’est une pédagogie active privilégiant l’observation, l’expérimentation et la déduction dans l’acquisition de connaissances qui est préconisée.
Critiques sur les contenus de 1899
Les critiques que l’on peut exprimer aujourd’hui à l’encontre des savoirs encyclopédiques, au bachotage, se retrouvent déjà dans le manifeste pour l’éducation nouvelle que Edmond Demolins publie en 1898.
Cette école singulière s’inscrit dans le courant conservateur et libéral dans le sens où il existe pour Edmond Demolins un ordre naturel sur lequel l’État doit intervenir le moins possible. Des écoles basées sur cette philosophie avaient vu le jour au lendemain de la défaite de 1871. L’école libre des sciences politiques ou l’école alsacienne préconisaient une formation des élites basées sur l’épanouissement individuel pour les futurs cadres de la société.
Les responsables de l’école alsacienne tout comme les éducateurs catholiques qui avaient développé des collèges qui pratiquaient l’innovation pédagogique se sont dans un premier temps inquiétés de l’irruption de cette nouvelle institution qui faisait la synthèse en les approfondissant de toutes les expérimentations pédagogiques antérieures. L’enseignement public lors de la grande enquête de 1899 pointe déjà les limites de leur enseignement classique. C’est en 1902 que les sections modernes cohabitent avec l’éducation classique avec les Humanités à haute dose.
C’est pendant cette Belle Époque que le mouvement des écoles nouvelles s’est développé, certes très minoritaire du point de vue des effectifs, mais disposant d’un rayonnement très important en raison de son caractère innovant.
L’organisation des études telle qu’elle se met en place dès le début est basée sur une association des humanités classiques et de pratiques expérimentales. On retrouve dans l’organisation de la structure les classes de niveaux, les thèmes transversaux dans les cours d’histoire et bien d’autres approches qui ont été mises en pratique dans l’éducation nationale largement après les années cinquante. La gymnastique et les sports collectifs servent à forger le caractère des élèves. Un encadrement médical est également mis en place, ici aussi c’est une nouveauté, et, pour les langues, les stages à l’étranger, en Angleterre, en Allemagne et en Espagne sont organisés. Il est clair que les frais de scolarité et d’hébergement réservent cette école à des catégories supérieures.
Les cours de dessin, les travaux pratiques par l’initiation aux travaux agricoles ou la menuiserie visent également à former l’intelligence de la main.
Au niveau de l’idéologie qui anime les promoteurs de cette éducation nouvelle, comme Georges Bertier, le premier directeur, on retrouve le christianisme social de Albert de Mun et de Marc Sangnier. Henri Marty est également dans ce trio formé avec Henri Trocmé et apporte pour sa part les valeurs du scoutisme. Encore une fois, les références à l’Angleterre interviennent. (Cf. Baden Powell).
Il semblerait que cette école des Roches ait pu traverser sans encombre les épreuves de la première guerre mondiale. La question qui est posée est celle de savoir comment l’idéologie des Rocheux a pu rencontrer celle de la Révolution nationale. A la suite de l’exode, l’école est fermée et occupée, un camp de prisonniers est installé pendant la période 40-41, avant d’être fermé. L’école est réouverte en octobre 1941. D’après l’auteur, Vichy a eu un impact négatif sur l’école? Quelques animateurs de l’équipe, comme Henri Marty ou André Charlier, se disent en phase avec la Révolution nationale. Il est clair que cette affirmation de l’individu, fort, discipliné, instruit et dévoué qui faisait l’originalité de la pédagogie nouvelle pouvait entrer en résonnance avec les idéologues du vichysme.
Jérôme Carcopino, l’historien, ministre de l’éducation de Vichy entre février 1941 et avril 1942, semble avoir construit son projet de réforme à partir de l’expérience des Roches. C’est aussi le cas de ses prédecesseurs, comme Albert Rivaud, Jacques Chevalier, mais surtout du secrétaire d’état à la jeunesse, comme Louis Garonne, qui reprennent à leur compte la pédagogie rocheuse dans leurs objectifs de réformes éducatives. On peut retrouver également cette volonté de réformer la France par une jeunesse éduquée autrement dans l’école nationale des cadres d’Uriage, dans les maisons de jeunesse, ancêtres des MJC, même si les relations entre les responsables de ces organisations se dégradent rapidement.
École expérimentale et enseignement de masse
La troisième partie, l’école des Roches depuis 1944, montre les difficultés d’une école expérimentale dans une période où l’on fait la promotion de l’enseignement de masse, au collège et au lycée. Pourtant, cela a été dit plus haut, les différentes réformes, pédagogie de l’éveil, groupes de niveaux, trouvaient leur origine première dans les expérimentations de l’école des Roches dans les années trente, période d’apogée. L’école reste toujours innovante, en introduisant par exemple le cinéma, le jazz dans les groupes musicaux mais la nouvelle vague et le rock ne pénètrent pas dans l’école. L’ouverture reste modérée. L’école reste chrétienne, mais pas catholique, en raison de la place que les protestants ont occupée dans son premier développement.
Aux lendemains de la guerre, les sports voient leur place se renforcer sous l’impulsion de Claude Drappier, ancien des chantiers de jeunesse. les clubs, pour les activités extras scolaires apparaissent vingt ans ans avant que l’on ne les voie naître dans les établissements publics.
Dans les années 1980, après les crises successives de 1960 et de 1981, l’école qui refuse le contrat avec l’état s’engage dans les techniques audiovisuelles et les TICE. Ici aussi dix bonnes années avant la généralisation dans l’éducation nationale et aujourd’hui leur banalisation.
Cette école dont le porte parole de l’Eglise de France, le père Di Falco a été l’aumônier évolue également vers la mixité, (1968), son ouverture internationale, vers le Maghreb et le Proche Orient et finalement devient une école de « riches », eu égard aux frais de scolarité assez élevés. (15400 € week end non compris ! ) L’école est quand même entre temps passée sous contrat (1992) ce qui permet la prise en charge des salaires des enseignants.
Enfin l’auteur montre dans la quatrième partie que cette école forme un véritable réseau, parisien aux ramifications internationales. L’ancien des Roches est aujourd’hui un manager international, ouvert au monde et participant d’un réseau. C’est aussi un héritier, et cela constitue sans doute les limites de cette structure.
Cet ouvrage est quand même important car il permet de comprendre le cheminement de ces « innovations » pédagogiques. La volonté de rechercher l’épanouissement n’est pas, vu la façon dont l’idéologie de la révolution nationale a pu s’en emparer, forcément synonyme de progressisme.
On peut être un « enseignant innovant » parfaitement réactionnaire socialement. Et c’est aussi la leçon qu’il faut tirer de ce travail de Catherine Duval dont la portée va au delà de l’étude d’une école particulière.
Bruno Modica