Depuis une vingtaine d’années, la mondialisation est omniprésente dans le débat public comme chacun aura pu le constater. Elle a fait l’objet de la publication d’une multitude de manuels et d’essais dont les auteurs sont massivement des économistes, des géographes et des sociologues. Les historiens, au moins en France, n’ont que timidement participé aux publications et débats sur la mondialisation ce qui n’est pas sans constituer un paradoxe dans la mesure où à peu près tous les manuels ou livres sur ce sujet reviennent sur son histoire en se fondant sur des travaux d’historiens, ceux de Braudel en particulier. Cette relative aphasie des historiens sur une question pourtant majeure semble avoir pris fin depuis une poignée d’années. La publication de la thèse de Séverine Antigone Marin, soutenue en 2007, et celle, concomitante, du manuel de Bruno Marnot en sont deux témoignages, parmi d’autresMARNOT Bruno, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, « Collection U », 2012, 286 pages..
Dans son introduction, Séverine Antigone Marin situe rapidement son travail dans l’historiographie et les débats sur la chronologie de la mondialisation et la portée de ce concept, en se référant notamment au petit mais incontournable livre de Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oubliéBERGER Suzanne, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublier, Paris, Seuil, « La République des Idées », 2003, 96 pages., tout en relevant les limites, et conclut : « Ce travail assume donc la référence à la mondialisation et tient que les contemporains eux-mêmes perçurent à la fois la nouveauté et l’ampleur de ce phénomène. Quelles que soient ses nuances propres, le terme, récurrent sous leur plume, de Weltwirtschaft, recouvre largement ce que nous entendons par mondialisation » (page 17). Elle s’attache cependant à n’étudier qu’un aspect de la participation ou de l’intégration de l’Allemagne à la mondialisation telle qu’elle se déploie à la fin du XIXe siècle : celui de la circulation internationale des flux d’information dans le domaine de l’économie. La circulation et l’accès à l’information sont des enjeux majeurs dans le domaine économique ; les entreprises ont en particulier besoin d’être renseignées sur les « conditions de paiement et de crédit » (page 14) de leurs clients effectifs ou potentiels et sur les « demandes du marché prospecté ». Séverine Antigone Marin a donc étudié comment les entreprises allemandes, entre 1876 et 1914, pouvaient s’informer et être informées sur un marché particulier, celui des Etats-Unis, et plus largement quelle était la vision que les Allemands avaient de l’économie américaine pendant cette période. Ces deux aspects se retrouvent dans le plan suivi : un première partie porte sur la collecte de l’information commerciale sur le marché américain et son utilisation par les Allemands ; une deuxième sur la « concurrence américaine » comme « objet d’étude », pour les Allemands, et « instrument de légitimation » des vertus de leur propre modèle de développement économique.
« Collecter et utiliser l’information commerciale. Le marché américain. »
La circulation de l’information économique entre l’Allemagne les Etats-Unis emprunte les chemins de deux types de réseaux : ceux que peuvent créer les entreprises elles-mêmes, ceux que constituent l’Etat à travers son administration.
Pour « apprendre à pratiquer le marché américain » (chapitre 1), les entreprises allemandes ont utilisé des intermédiaires ou ont cherché à s’implanter directement sur le marché américain. L’auteure distingue trois types d’intermédiaires : les milieux anglais et surtout londoniens, en particulier pendant les premières années de la période envisagée (c’est ainsi que la filiale de le Deutsche Bank à Londres transmet à sa maison mère les offres de participation à des emprunts du gouvernement américain), les membres des familles dirigeantes des entreprises allemandes envoyées aux Etats-Unis ou ayant émigré de leur propre chef et enfin les « Germano-Américains », autrement dit les Américains d’origine allemande, très nombreux aux Etats-Unis du fait de l’émigration massive des Allemands vers ce pays, autre aspect de la mondialisation du XIXe siècle du reste. Werner Von Siemens choisit ainsi un Germano-Américain pour diriger la filiale qu’il créa en 1892 aux Etats-Unis. Séverine Antigone Marin relativise cependant le rôle des Germano-Américains dans la pénétration du marché américain par les entreprises allemandes : « L’utilité des Germano-Américains a donc surtout tenu à leurs connaissances linguistiques et, à un degré moindre, à un rôle de passeurs culturels, mais sans que ces éléments soient décisifs. » Par ailleurs, certaines entreprises allemandes candidates à l’exportation se donnèrent les moyens d’avoir une connaissance directe du marché américain en organisant, notamment, des voyages d’études.
L’Etat allemand mène pendant la période envisagée une politique volontariste de soutien aux exportations. L’auteure évoque une « « mystique exportatrice » partagée par l’Etat et les milieux économiques ». » L’aide à l’exportation passe par le récolement et la transmission d’informations par le réseau consulaire mais aussi par l’organisation de la participation allemande aux expositions universelles. Trois furent organisées aux Etats-Unis entre 1876 et 1914 : à Philadelphie en 1878, à Chicago en 1893 et à Saint-Louis en 1904. La collaboration entre l’Etat et les entreprises ne fut cependant pas d’une grande efficacité et en tout cas ne permit par de répondre à toutes les attentes et à toute les exigences des exportateurs si bien que l’auteure peut évoquer « Les illusions d’une collaboration entre les milieux économiques et l’Etat. »
La volonté partagée de l’Etat et des entreprises allemandes de mieux connaître le marché américain pour mieux s’y implanter implique une « obligation de réciprocité » (chapitre 3) : celle « d’informer les Américains sur le marché allemand » ou de les laisser s’informer sur celui-ci. Cela n’alla pas sans difficultés et sans susciter, en particulier, la peur de l’espionnage, présente notamment au sein des petites entreprises qui exportaient des produits de consommation. L’auteur évoque ainsi longuement une polémique qui se déchaîna au tournant des années 1910 contre des espions américains qui étaient en réalité des agents des douanes. Ceux-ci étaient chargés de s’informer sur les coûts de revient des produits importés aux Etats-Unis pour fixer les droits de douane. Les grandes entreprises allemandes, les multinationales en particulier, au contraire, étaient beaucoup moins la proie de cette peur de l’espionnage comme le montre leur ouverture aux voyages d’études de délégations étrangères, qu’elles fussent américaines ou pas du reste.
« La concurrence américaine, objet d’étude et instrument de légitimation. »
La concurrence américaine s’exerça d’abord dans le domaine de l’agriculture et sur le marché mondial des produits agricoles (chapitre 4). Entre 1876 et 1886-1887, l’agriculture américaine fut étudiée et analysée en détails en Allemagne car elle pouvait faire figure de modèle. Cet engouement pour l’agriculture américaine fut la conséquence directe de l’ « invasion » des marchés européens en général et du marché allemand en particulier par le blé américain. Par la suite, le modèle américain intéressa et fascina moins les Allemands dans la mesure où ils se rendirent compte qu’il n’était pas entièrement transposable sur leur territoire (c’est le cas du homestead en particulier) et qu’il présentait des limites. L’agriculture américaine fut notamment de plus en plus considérée comme une « agriculture de pillage » : « Le reproche fait aux Américains tient en un mot, constamment répété, RaubbauOn peut regretter que l’auteure et/ou l’éditeur n’aient pas jugé utiles de donner une traduction des mots allemands utilisés dans le texte.. Arrivés dans un pays aux terres pratiquement vierges de toute culture, les immigrants avaient cédé à la facilité, se contentant de semer le blé année après année, sans aucun souci des règles les plus élémentaires suivies depuis des siècles dans leur région d’origine, qui imposaient de laisser la terre se reposer, ou des recommandations agronomiques plus récentes sur l’intérêt de varier les cultures sur une même terre. » (page 288).
Le regard allemand porté sur l’industrie et les finances américaines est étudié dans le dernier chapitre intitulé : « Industrie et finances. Les ambiguïtés de la modernité américaine. » L’auteure y montre que les Etats-Unis dans ce domaine servirent d’argument dans les débats et les polémiques allemandes portant sur le développement de leur propre économie : « Nous n’avons pas à faire à une simple prise de conscience progressive des potentialités américaines, mais bien plutôt à la construction d’un argument américain au gré des besoins polémiques allemands. » (page 353). Cette construction s’appuyait « sur des observations souvent minutieuses des réalisations industrielles outre-Atlantique » (page 354). Par ailleurs, « l’argument américain n’a pu être utilisé dans les différents débats que parce qu’il s’appuyait sur une représentation d’ensemble cohérente et partagée par l’ensemble des milieux économiques. » Le constat de la formidable croissance économique que connurent les Etats-Unis après la Guerre de Sécession conduisit donc les Allemands ou du moins certains analystes allemands à considérer ce pays sinon comme un modèle du moins comme une source d’inspiration pour leur propre pays, et une alternative au modèle anglais. Ce succès américain fut attribué aux choix de politique économique faits par les Etats-Unis, choix qui les distinguaient du Royaume-Uni. C’était le cas en particulier du protectionnisme.
Avec les années 1890, le regard allemand changea ou se complexifia. L’Allemagne et les Etats-Unis accédèrent l’une et l’autre au rang de grandes puissances, en particulier dans le domaine industriel, et devinrent désormais rivaux. Cette rivalité fut perçue en Allemagne comme une menace : les Allemands pensaient que leur réussite économique en général et industrielle en particulier était fragile en particulier à cause du risque de surproduction : « La menace de la surproduction était mise en avant pour expliquer pourquoi le commerce international s’apparentait de plus en plus à une lutte pour la survie » (page 396). Seules les exportations pouvaient donc permettre à l’Allemagne de repousser le danger de la surproduction alors que les Etats-Unis pouvaient écouler leur production sur leur vaste marché intérieur ce qui ne les empêchait pourtant pas d’être des concurrents redoutables sur les marchés internationaux. Par conséquent, la « littérature publiciste allemande » s’attacha à dénoncer « tout ce qui distinguait les Etats-Unis jusqu’à en faire un contre-modèle » Cette littérature publiciste ne résume cependant pas à elle seule l’ensemble du regard porté par les Allemands sur l’économie américaine. Les ingénieurs et les industriels allemands, en particulier, montrèrent toujours beaucoup d’intérêt pour l’industrie américaine et ses innovations ; cependant « ceux-ci se sentent, dès les années 1880, suffisamment assurés pour essayer eux-mêmes de promouvoir en direction de l’étranger un modèle allemand et au début des années 1890, le thème du rattrapage disparut définitivement : les Allemands se sentaient à égalité technologique avec les principales puissances mondiales » (pages 431-432).
Il est difficile de rendre compte de façon complète et juste de l’ensemble des aspects de cette thèse, qui se situe à la croisée de l’histoire économique et de l’histoire des relations internationales, et de restituer toutes les nuances de l’argumentation développée. Toujours est-il qu’elle permet d’aborder autrement la question de la mondialisation du XIXe siècle et, plus largement, de complexifier la représentation que l’on peut se faire de la mondialisation en général. Dans le cadre des programmes actuels de lycée, sa lecture peut nourrir ou enrichir les cours portant sur plusieurs questions : l’émergence de l’économie-monde américaine en première, l’émigration des Européens vers d’autres continents en classe de seconde, la colonisation européenne dans la mesure où l’auteure montre que l’agriculture américaine, parmi d’autres, servit de modèle ou de source d’inspiration au développement de l’agriculture dans les colonies allemandes.