Diane GrillèreAgrégée et docteure en histoire, professeure en classes préparatoires au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés, consacre cet ouvrage à l’occupation italienne en France. En situation de non-belligérance entre septembre 1939 et le 10 juin 1940, l’Italie entre tardivement en guerre.
Tenue en échec dans les Alpes, l’armée italienne parvient à occuper de la ville de Menton. Un armistice est signé à la Villa Incisa à Ognia près de Rome le 24 juin 1940 qui permet à l’Italie d’occuper Menton et quelques communes alpines. Le 11 novembre 1942, l’invasion de la zone libre lui permet d’étendre son occupation jusqu’au Rhône, mais cette occupation, déjà réduite avec la chute de Mussolini ne dure que jusqu’à l’armistice signé entre les Alliés et l’Italie le 3 septembre 1943.
Ce sont ces deux périodes de l’occupation qu’étudie Diane Grillère. Elle a réalisé un très important travail de consultation et d’utilisation des archives, en particulier celles de la commission d’armistice, la CIAF, ainsi que des archives militaires italiennes.
L’ouvrage est d’abord un ouvrage géopolitique. Il étudie les ambitions impériales et conquérantes de l’Italie fasciste qui conduisent Mussolini à s’allier à l’Allemagne nazie et à entrer en guerre contre la France. Toutefois, il existe un décalage entre les grandes ambitions mussoliniennes, reportées en fait à la réorganisation de l’Europe et de l’espace méditerranéen après la victoire éventuelle de l’Allemagne et de l’Italie et la prudence et la modération des autorités italiennes pour ce qui est de la réalité de l’occupation. Il ne faut pas oublier que l’Italie n’est pas seule et qu’elle doit tenir compte de deux autres acteurs, l’Allemagne nazie et la France de Vichy. L’auteure étudie également la réalité de l’occupation. Elle montre ainsi la tentative de fascisation de la ville de Menton. Après novembre 1942, les enjeux deviennent plus importants : exploitation économique, protection des Juifs réfugiés en zone italienne face à l’Allemagne et à Vichy, lutte contre la Résistance.
La consultation de cartes peut s’avérer utile. On peut trouver en ligne par exemple deux cartes des zones d’occupation dans un article de Diane Grillère paru dans la revue italienne Studi di Storia Contemporanea –Diacronie no 4/ 3 / 2010.
La défaite française et la signature de l’armistice
Dans la deuxième moitié des années 1930, les relations franco-italiennes se dégradent. La France soutient la politique de sanctions de la SDN contre l’Italie lors de la guerre d’Ethiopie et critique l’engagement de l’Italie fasciste aux côtés de Franco au mépris de l’engagement de non intervention. Surtout l’Italie fasciste se rapproche de l’ Allemagne nazie, dont les objectifs révisionnistes, c’est-à-dire de révision de l’ordre internationale établi, conviennent aux projets impériaux de Mussolini, qui dans les faits est le seul maître d’œuvre de la politique étrangère italienne avec son ministre des Affaires étrangères Galeazzo Ciano (1903-1944) qui est aussi son gendre. Le 22 mai1939, le pacte d’Acier renforce cette alliance. Lors du déclenchement de la Seconde guerre mondiale l’Italie, arguant de son impréparation, bien réelle d’après les militaires italiens, se déclare en état de non-belligérance, mais le 10 juin 1940, elle entre en guerre contre la France.
Du 21 au 24 juin 1940 se déroule «la bataille des Alpes». Occupant des lignes de position solides sur la «ligne Maginot des Alpes» et bien commandées par le général Olry, les troupes françaises parviennent à tenir en échec les troupes italiennes dans les Alpes. Les troupes italiennes parviennent à s’empare de Menton. L’ avance allemande dans la vallée du Rhône et la signature de l’armistice de Rethondes, conduisent à l’arrêt des combats.On peut citer la justification que donne Mussolini à Hitler de la faible combativité des troupes italiennes : «C’est la matière qui me manque. Michel-Ange avait aussi besoin de marbre pour faire ses statues. S’il avait seulement eu de l’argile, il n’aurait été que céramiste. Un peuple qui a été enclume pendant seize siècles ne peut en quelques années, devenir marteau.»
L’armistice franco-italien est signé à la Villa Incisa à Olgiata près de Rome le 24 juin 1940. Mussolini qui avait envisagé une vaste occupation, se contente de l’occupation de quelques communes alpines et de la ville de Menton, à laquelle s’ajoute une zone démilitarisée de cinquante kilomètres à l’puest de ces territoires. L’armistice est beaucoup moins contraignant que celui signé avec l’Allemagne ; il comporte des clauses sur la démilitarisation de la zone d’occupation et sur la suppression des barrières douanières, mais contrairement à l’armistice franco-allemand, il ne comporte pas d’articles sur le versement d’indemnités d’occupation ni sur la livraison de réfugiés antifascistes. La commission de contrôle veille à la démilitarisation par la France de la zone d’occupation ainsi qu’au le trafic maritime en Méditerranée et surveille les industries d’armement
Mécanismes d’occupation et relations diplomatiques ( juin 1940-novembre 1942)
L’Italie occupe donc une faible partie du territoire français. 13 communes, des communes de la Haute-Tarentaise et de la Haute-Maurienne et la ville de Menton, soit 830km2, des territoires comptant 28 000 habitants dont 21 000 à Menton. « Du nord au sud, des abords du Petit Saint-Bernard à la baie de Menton, treize communes savoyardes (Séez, Montvalezan, Sainte-Foy-Tarentaise, Bessans, Lanslevillard, Lanslebourg, Termignon, Sollières-Sardières, Bramans), dauphinoises (Montgenèvre, Ristolas), azuréennes (Fontan, Menton) et huit hameaux de Bourg-Saint-Maurice (Les Mottets), Abriès (Le Roux), Saint-Paul-sur-Ubaye (Combe-Brémond), Larche (Maison-Méane), Saint-Étienne-de-Tinée (Le Bourguet, Douans, La Blache), Isola (Vieux Clocher), ainsi que 11 000 hectares d’alpages et de forêts appartenant à Aussois (720 hectares sur 4 273), Avrieux (2 000 hectares sur 3 875), Névache, Cervières, Rimplas, Valdeblore, Saint-Martin-Vésubie, Roquebillière, Belvédère, Saorge, Breil-sur-Roya, Sospel, Castellar ont été occupés par les forces armées italiennes, soit 84 097 hectares et 28 353 habitants théoriques, puisque les localités frontalières avaient été évacuées dans la nuit du 10 au 11 juin, parfois très loin de leurs bases comme les Mentonnais dans les Pyrénées-Orientales, les Savoyards dans la Haute-Loire et les Hauts-Alpins dans l’Ardèche. » Extrait de L’Occupation italienne. Sud-Est de la France, juin 1940-septembre 1943, Jean-Louis Panicacci, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
La politique d’occupation est définie par la convention d’armistice et par la décision administrative ou bando de Mussolini du 30 juillet 1940. Les fonctionnaires civils français sont maintenus en place mais ils sont placés sous l’autorité de commissaires civils italiens dépendant eux-mêmes du commandement militaire. Cette organisation pourrait être le prélude à une annexion. En matière économique, les barrières douanières entre l’Italie et les territoires occupés sont supprimées et les banques italiennes cherchent à renforcer leur présence dans ces territoires.
L’Italie entend marquer sa souveraineté sur ces territoires. En juin 1940 Mussolini et le roi Victor –Emmanuel III se rendent en Haute-Maurienne; Mussolini souhaiterait prendre pour modèle l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace-Moselle mais dans les faits l’occupation italienne est beaucoup moins contraignante.
Peut-on malgré tout parler d’italianisation et de fascisation ?
Ce n’est pas le cas pour les communes alpines, mais la situation de Menton est plus complexe et peut apparaître comme une sorte de «laboratoire» préludant à une annexion. Des organisations fascistes s’installent à Menton : le parti fasciste lui-même, mais aussi une section des Balillas et une section du Dopolavoro, l’organisation de loisirs fasciste. De la même manière, les milieux économiques italiens cherchent à accroître leur implantationà Menton. Cependant, les autorités italiennes d’occupation demeurent prudentes et critiquent l’activisme des fascistes locaux préférant une italianisation progressive .
Cette prudence se retrouve dans les projets d’expansion souhaitée par certains au-delà de la zone d’occupation, en particulier jusqu’à Nice. Il existe à Nice des courants favorables au rattachement de la ville à l’ Italie, le journal Il Nizzardo ou la société Dante Alighieri. Par ailleurs, la grande figure du Risorgimento, Giuseppe Garibaldi était né à Nice en 1807, l’ un de ses petits-fils le général Ezio GaribaldiUn autre petit -fils de Garibaldi, Sante, s’engagea dans le Résistance dans la région de Bordeaux, fut déporté à Dachau et survécut à sa déportation envisage une… «marche sur Nice» ! Mussolini le reçoit avec bienveillance, mais dans les faits les autorités italiennes adoptent une politique prudente et s’opposent à toute politique d’expansion avant la fin de la guerre. De même, les visées des milieux d’affaires italiens sur les grands hôtels de la Riviera ne semblent pas avoir donné de résultats concrets.
La prudence des autorités italiennes s’explique par les projets géopolitiques de l’Italie, mais aussi par le fait que l’Italie doit tenir compte de deux autres acteurs : la France de Vichy et surtout l’Allemagne nazie. Mussolini a incontestablement des visées impériales. Il s’agit d’affirmer la puissance italienne autour de la Méditerranée et de reconstituer la puissance de l’empire romain. En ce qui concerne la France, il s’agit de mener une politique d’annexion : Nice, la Corse sont considérés comme « territoires irrédentes», la Tunisie et Djibouti. Le cas de la Savoie est discuté. Cependant, les autorités fascistes reportent ces annexions à l’après-guerre lors d’une éventuelle constitution de zones d’influence par l’Allemagne et l’ Italie. Les relations avec les autorités de Vichy sont complexes. Les autorités italiennes voudraient limiter l’influence de Vichy : en septembre 1941, lors d’une visite de Pétain en Savoie, elles interdisent le passage entre la zone d’occupation et la Savoie.
De leur côté, les autorités françaises mènent une politique fluctuante. Elles songent d’abord à s’appuyer sur l’Italie contre l’Allemagne, mais les projets d’annexion italiens conduisent plutôt les autorités de Vichy à rechercher le maintien du statu quo voulu par l’ Allemagne. De toute façon, pour Vichy, l’essentiel de la collaboration se fait avec l’Allemagne. Le 10 décembre 1941, le comte Ciano, ministre des Affaires étrangères rencontre à Turin l’amiral Darlan, alors chef du gouvernement. Peu d’éléments concrets en ressortent si ce n’est la nomination à Paris d’un représentant de l’Italie auprès du gouvernement français. La France accepte cependant de transporter pendant quelques mois des vêtements et des camions italiens camouflés en camions français de Marseille à la Tunisie, alors que l’Italie est engagée dans la guerre contre l’Angleterre en Libye, transports interrompus sans doute pour ne pas indisposer les Etats-Unis.
Le troisième acteur est l’Allemagne nazie. Le projet d’Hitler était de démembrer et d’affaiblir la France, mais tant que la guerre dure, il souhaite poursuivre le pillage économique de la France et s’appuyer sur le maintien de l’ordre que lui assure Vichy. Il redoute surtout que l’Afrique du Nord ne passe du côté des gaullistes. Les dirigeants nazis donnent donc leur accord de principe à un partage de l’Europe et de l’espace méditerranéen en zones d’influence entre l’Allemagne et l’Italie mais ils reportent ces projets à l’après-guerre.
Réalité éphémère d’un projet d’occupation «totale «( novembre 1942-septembre 1943)
Le 11 novembre 194, les troupes allemandes et italiennes envahissent la zone libre. La zone d’occupation italienne suit à peu près «la ligne du Rhône»,les Allemands s’étant réservés quelques zones stratégiques de Lyon à Nantua et de Toulon à Avignon. La Corse est également occupée par 80 000 soldats italiens et des chemises noires, soit environ un occupant pour trois habitants. Les autorités italiennes cherchent avant tout à assurer la sécurité de leurs troupes mais laissent subsister les administrations civiles. L’extension de l’occupation soulève de nouveaux enjeux.
Des enjeux financiers et économiques
La France doit contribuer à l’entretien des troupes d’occupation et doit verser une contribution d’un milliard de Francs par mois. Les autorités italiennes sont intéressés par les industries électro-métallurgiques et électro-chimiques de la Savoie et de l’Isère. Plusieurs missions d’études sont menées par des industriels et des ingénieurs italiens en vue d’un éventuel contrôle des entreprises françaises par des entreprises italiennes. En fin de compte, cette solution ne paraît pas réalisable et les industriels italiens préfèrent maintenir l’autonomie des firmes françaises, tout en leur passant des commandes financées en partie par les indemnités d’occupation. Fiat achète ainsi des aciers spéciaux à des entreprises françaises. Toutefois la politique italienne se heurte à celle de l’Allemagne, un certain nombre d’entreprises comme Péchiney travaillant déjà largement pour l’Allemagne. Les commandes italiennes permettent à une partie des ouvriers d’échapper au STO, malgré les pressions allemandes.
La protection des Juifs
Après l’occupation de la zone libre, de nombreux Juifs se réfugient en zone italienne. Comme le souligne Marie-Anne Matard–Bonucci, les dirigeants italiens mènent une politique «schizophrène», les lois antijuives étant en vigueur dans la péninsule alors que les Juifs sont protégés dans la zone d’occupation. Cette politique est mise en œuvre au plus haut niveau de l’Etat italien, le ministère des Affaires étrangères italien ayant informé Mussolini et Ciano des exactions allemandes. À l’échelle de la zone d’occupation, le banquier Angelo Donati incite les autorités italiennes à prendre les Juifs sous leur protection. Certains Juifs sont assignés à résidence mais dansl’ensemble les autorités militaires et civiles protègent les Juifs. ÀNice, les autorités italiennes suppriment les restrictions de circulation imposées aux Juifs par le préfet des Alpes-Maritimes. Les préfets de Vichy envisageant d’interner les Juifs étrangers et surtout d’expulser les Juifs étrangers vers la zone d’occupation allemande, les autorités italiennes s’opposent à ces mesures. Après la chute du régime fasciste en août 1943, les autorités italiennes proposent aux Anglo-Saxons d’accueillir 30 000 Juifs en Afrique du Nord, projet qui n’aboutit pas. Un débat historiographique existe concernant la politique italienne. L’historien Léon Poliakov met l’accent sur la «justice et l’humanit» des autorités italiennes. L’historien Davide Rodogno voit dans la politique italienne un moyen pour l’Italie d’affirmer sa souveraineté face aux Allemands et à Vichy. À la lecture de l’ouvrage de Diane Grillère, il est difficile de trancher le débat ; sans doute les deux éléments sont-ils entrés en ligne de compte. Peut -être aussi, les autorités militaires italiennes n’ont-elles pas voulu se rendre complices de la politique d’extermination nazie, dont elles connaissaient plus ou moins précisément l’existence.
La Résistance
L’occupation italienne de la zone libre correspond à peu près à la période de l’instauration du STO et au développement des maquis dans les Alpes, maquis composés de nombreux réfractaires. On compte 5 à 6 000 maquisards dans la zone italienne. Des exilés antifascistes diffusent des tracts hostiles à l’occupation. Des comités de soldats semblent s’être constitués autour du journal La parola del soldato diffusé clandestinement dans les cantonnements. Le mouvement Combat suggère à ses adhérents d’entrer en contact avec les soldats italiens. Les autorités italiennes mènent une politique répressive. En Corse, en Savoie, dans le Var, dans les Alpes-MaritimesVoir Les Alpes-Maritimes dans la Guerre 1939-1945, Jean-Louis Panicacci, Éditions De Borée, 2013, plusieurs centaines de personnes sont arrêtées, parfois torturées et internées dans le camp de Sospel ou déportées en Italie.
La chute du gouvernement fasciste et l’armistice du 8 septembre 1943
Le 25 juillet1943, Mussolini est démis de ses fonctions et remplacé par le maréchal Badoglio. Les Italiens retirent une partie de leurs troupes. Les autorités italiennes refusent le passage des troupes allemandes qui voudraient occuper certains ports de la péninsule et continuent à se soucier du sort des Juifs. Elles envisagent d’autoriser les Juifs étrangers (15 000) à entrer en Italie. Le 8 septembre 1943, l’Italie signe un armistice avec les Alliés. Les troupes italiennes se retirent du territoire français. Les Allemands cherchent à désarmer les troupes italiennes, sans toujours y parvenir. En Corse, des combats se déroulent entre troupes italiennes et allemandes.
Epilogue
A la Libération, certains maximalistes français envisagent l’annexion du Val d’Aoste et de Vintimille, mais le gouvernement provisoire du général de Gaulle, en particulier le secrétaire aux Affaires étrangères Maurice Couve de Murville, s’y oppose. Des troupes américaines stationnent dans les zones contestées. En fin de compte le traité de Paris de 1947 procède à une rectification mineure de la frontière : Tende et La Brigue deviennent françaises après une large approbation par referendum.