volume du troisième tome de sa longue étude consacrée à l’Archéologie du sujet. Les deux premiers tomes ont paru en 2007 et en 2008. Voulant déconstruire la thèse heideggérienne, adoptée par Jacques Lacan, d’une invention cartésienne du sujet comme moi pensant substantiel, Alain de Libera montre et analyse la gestation de cette notion à travers la pensée médiévale.
Une archéologie du sujet.
Le titre général est trompeur. Alain de Libera ne travaille pas sur le sujet mais sur des réseaux de questions. Il présente son interrogation première dans l’introduction de son premier tome : « comment le sujet pensant, ou si l’on préfère, l’homme en tant que sujet et agent de la pensée est-il entré en philosophie ? Et pourquoi ? » (p. 15). Alain de Libera défend l’existence d’un sujet de la conscience/connaissance de soi. Mais il n’entend pas étudier l’histoire de l’accès du sujet à la vérité mais, plus simplement, proposer une histoire de l’accès du sujet à l’existence historique et conceptuelle (p. 22). Il veut montrer comment s’est formée la notion de sujet. Il présente sa méthode : historiciser les textes et les problèmes philosophiques et étudier leur résolution, leur transmission et leur transformation. Alain de Libera se définit lui-même comme « relativiste, holiste et discontinuiste » (p. 22). Tout au long de son œuvre, il étudie une intrigue dont les protagonistes ne sont pas des personnes, mais des concepts, des problèmes, des règles et des arguments.
L’homme est-il l’auteur et le maître de ses propres pensées ?
Le tome 3 est consacré à l’acte de penser. Qui pense ? Suis-je l’auteur de mes pensées ? Quel est le lieu de mes pensées ? En quoi les pensées qui me viennent sont miennes ? Suis-je propriétaire de mes pensées ? Ces interrogations, multiples, ne sont pas sans importance. En effet, il parait naturel de croire que l’acte de penser a lieu en nous et que ce qui a lieu en nous est en nous. Il parait donc naturel de croire que si l’acte de pensera lieu en nous, il commence et s’achève en nous. Alain de Libera estime que cette interprétation de la pensée n’est pas « naturelle » mais culturelle et construite par l’histoire. Il travaille donc sur la longue durée philosophique.
Alain de Libera montre que la notion de « sujet » n’est pas ni une conception moderne ni un concept psychologique. Elle est le produit d’une série de déplacements, de transformations et de refontes d’un réseau de notions (sujet, agent, acteur…), de principes (attribution, imputation, appropriation…) et de schèmes théoriques mis en place dans l’Antiquité tardive par Plotin, Porphyre et Augustin d’Hippone, élaboré au Moyen Âge par notamment Bonaventure et Thomas d’Aquin puis mis en crise à l’âge classique par l’invention de la conscience par John Locke. Alain de Libera rappelle que ce sont des philosophes qui ont décidé que « ce » ou « cela » qui pense est le sujet d’un acte qui l’acte de penser. Comment et pourquoi l’homme a-t-il été pensé comme un agent actif et donc comme un sujet. Alain de Libera travaille donc à dénouer les intrigues philosophiques.
L’intrigue se noue autour de deux notions : le substantialisme dualiste et l’attributivisme. Le substantialisme est une doctrine qui définit l’âme, l’esprit ou l’intellect comme une substance ou une chose. L’attributivisme est une doctrine qui fait de l’âme, de l’esprit, voire de l’intellect une propriété ou une disposition du corps. Esprit et pensée sont tous deux des attributs du corps par transitivité : la pensée est un attribut de l’esprit qui lui-même est un attribut du corps. Alain de Libera propose plusieurs combinaisons associant ou non ces notions. Aucune association ne semble devoir être privilégiée afin de définir au mieux l’homme comme sujet pensant. En revanche, ces associations permettent de définir différemment l’homme comme sujet pensant.
Un débat du XIIIe siècle : Thomas d’Aquin vs Siger de Brabant.
Alain de Libera consacre une longue étude au problème posé aux maîtres parisiens du XIIIe siècle par la noétique d’Averroès : l’homme pense-t-il ? Au cœur du débat se trouve la théorie d’Aristote. Le débat oppose des héritiers d’Aristote : Averroès, Siger de Brabant et Thomas d’Aquin. Chacun propose sa lecture d’Aristote en opposition aux précédentes.
Averroès propose une théorie complexe. Sa théorie de l’âme intellective est substantialiste : l’âme intellective n’est pas subjectée dans le corps ; elle n’est ni une propriété ni une disposition du corps mais elle est une « chose », une substance séparée. Sa théorie de la pensée est attributiviste mais d’un attributivisme inhabituel : la pensée, c’est-à-dire l’intelligible en acte, n’a pas le corps pour sujet mais elle n’en a pas moins un sujet qui n’est pas l’âme humaine mais un intellect séparé. Ainsi formulée, cette théorie est condamnée par les théologiens médiévaux. Pourtant, ces théologiens ne disposent que d’une seule œuvre d’Averroès : la version du Grand commentaire du De anima traduite d’arabe en latin par Michel Scot. Averroès lu par les Latins est donc un penseur amputé et interprété. Dans la perspective originelle, l’attributivisme ne s’applique qu’à l’intellect et ne s’attribue que par extension à l’homme en tant que pensant. L’homme n’est pas le sujet de la pensée et, pourtant, il pense et pense à volonté. Il est invraisemblable qu’Averroès ait proposé une théorie selon laquelle l’homme ne pense pas. Pourtant, Thomas d’Aquin interprète ainsi sa théorie.
En 1270, Thomas consacre un traité Contre Averroès à la réfutation de cette thèse. Selon lui, l’attributivisme averroïste est intenable car personne ne peut attribuer à quelqu’un une action qu’il n’accomplit pas. L’Aquinate veut donc prouver que c’est l’homme qui pense et non son intellect. Mais, plus qu’Averroès, Thomas vise les Latins qui se réfèrent au Cordouan et notamment le maître es-arts Siger de Brabant. Celui-ci affirme que « l’homme est homme par l’intellect » et tire sa dénomination non seulement de l’opération de l’intellect mais aussi de sa substance. Siger ne propose pas sur ce point une théorie explicite. Le plus probable est qu’il fait de l’homme un être intelligent composé : l’intellect et le corps sont unis et l’intellect meut le corps. L’intellect n’est pas subjecté dans le corps mais il y opère. Il lui est uni dans l’opération. Il est une partie virtuelle du composé humain qui ne s’active en lui que dans l’intellection en acte. Admettant pour l’âme humaine la notion de forme composée, Siger entrevoit une action qui est à la fois immanente et transitive. Thomas d’Aquin refuse l’attributivisme de Siger.
Thomas propose une théorie de l’âme attributiviste et une théorie de l’intellect non attributiviste et non substantialiste. Dans la perspective thomasienne, l’attributivisme considéré comme la doctrine authentique d’Aristote ne souffre aucune restriction : il s’applique à l’homme, tout l’homme, plus qu’à l’intellect. Thomas soutient que l’intellect est uni au corps comme une forme de telle manière que la puissance intellective est une faculté de l’âme qui est l’acte d’un corps naturel organisé. L’intellect est forme de l’homme mais au sens d’acte premier, de perfection première. Ce n’est pas l’operatio, l’acte intellectuel, qui fait l’homme mais la possession d’un intellect capable de l’exercer. Thomas affirme que n’agit que ce qui est en acte et accorde à l’homme de pouvoir se mouvoir à penser par lui-même. Celui-ci exerce la causalité efficiente de son acte de penser. Lorsque l’intellect pense, l’homme pense. Ainsi Thomas refuse-t-il la théorie d’Averroès telle qu’il l’interprète : l’homme pense, il n’est pas pensé.
L’histoire continue…
Alain de Libera rappelle que ces théories n’illustrent que des moments dans l’histoire de la subjectivité. Thomas d’Aquin résout, à sa manière, un problème qui est repris par d’autres. Sa théorie suscite des critiques dont celles de Pierre-Jean Olivi. L’histoire continue… Tout au long de son ouvrage, Alain de Libera ouvre des perspectives vers d’autres modèles postérieurs au XIIIe siècle : celui de Descartes ou celui de Leibniz, notamment, qui seront traités dans les volumes suivants.
Alain de Libera propose un ouvrage savant, aux références très nombreuses, nourri de ses nombreuses recherches entamées à l’École Pratique des Hautes Études et poursuivies à l’université de Genève et, depuis 2013, au Collège de France. Un tel ouvrage peut décourager un non spécialiste. Il ne s’agit pas d’un ouvrage présentant une histoire des théories mais d’un ouvrage présentant l’histoire de ce qui conduit à leur formulation. La lecture doit être minutieuse tant les concepts sont précis et tant les intrigues sont enchevêtrées. Mais un tel ouvrage, par sa complexité, est une délectation pour celui ou celle qui est férue-e de philosophie médiévale tant les pistes de réflexion et les analyses d’auteurs sont nombreuses. Le deuxième volume du tome 3 est attendu avec impatience !
Jean-Marc Goglin