« Un homme nommé Bu Ṭahir Arrani posa sa main sur sa poitrine en signe d’assentiment. Alors, (…) la nuit du vendredi, douzième jour de ramaḍân de l’an 485 (16 octobre 1092), dans le district de Nehavand, au lieu dit Sahna, il s’approcha, déguisé en soufi, de la litière de Niẓâm al-Mulk (…) le frappa avec un couteau et, par ce geste, connut le martyre ».Rachîd al-Dîn (†1318), historien persan auteur d’un histoire universelle (Jami al-tawarikh)(p. 96). Cet assassinat politique, pensé et soigneusement préparé, a été commis par un adepte de la secte des Assassins, histoire qui est au centre de l’ouvrage de Bernard Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval. Bien qu’édité pour la première fois aux éditions Les Belles Lettres dans la collection « Le goût de l’histoire », il s’agit en réalité d’une réédition. Ce livre, traduit de l’anglaisLa version originale The Assassins. A radical Sect in Islam date quant à elle de 1967.par Annick Pélissier, a été publié en français pour la première fois en 1982 aux Éditions Berger-Levrault et réédité en 1984 et 2001 aux éditions Complexes. Bernard Lewis (1916-2018), historien britannique spécialiste du monde musulman, a notamment enseigné à l’université de Princeton et a été membre de l’Institute for Advanced Study.

Le livre débute par une préface, présente dès la première édition française, rédigée par Maxime Rodinson, historien et orientaliste français. Cette partie est indispensable au lecteur tout d’abord pour disposer d’une grille de lecture, mais également pour comprendre l’intérêt de l’ouvrage. En effet, B. Lewis est un orientaliste controversé pour ses opinions. Il est notamment à l’origine de l’expression « clash of civilizations » (choc des civilisations) pour qualifier l’antagonisme entre les civilisations arabo-musulmane (l’islâm) et occidentale (la chrétienté), idée reprise et développée par Samuel Huntington en 1993. Toutefois, M. Rodinson explique alors « que ce livre doit être (…) jugé et apprécié en faisant abstraction des jugements, des orientations de B. Lewis sur la politique contemporaine ». (p. 7). Selon le préfacier, il n’y a aucune trace de ces idées « sur [la] description et [la] narration des faits concernants la secte des Assassins ». (p. 7).

L’ouvrage est découpé en six chapitres intitulés « Découverte des assassins »,  « Les ismaéliens »,  « La Nouvelle Prédication », « La mission en Perse », « Le Vieux de la Montagne » et « Fins et moyens » ce qui permet à l’auteur de dresser un tableau historique précis de la secte des Ḥachchâchîn.

Le premier chapitre de l’ouvrage permet à B. Lewis d’expliquer comment l’Europe a pris connaissance de la secte des Assassins depuis sa première description que l’on trouve dans un rapport rédigé par Gerhard (ou Burchard) de Strasbourg, envoyé en Égypte et en Syrie par Frederic Barberousse en 1175, jusqu’aux études les plus récentes lors de la parution anglaise de l’ouvrage en 1967. Au départ, ce qui frappa l’imagination des Européens n’était pas tant les pratiques meurtrières de cette secte que le dévouement fanatique de ses membres, notamment envers le Vieux de la Montagne, qui dirigeait ce groupe. C’est au moment des croisades qu’un grand nombre d’informations a été récolté au sujet des Assassins. Certains chrétiens les ont même rencontrés et côtoyés comme les Templiers ou les Hospitaliers qui ont reçu d’eux un tribut. Toutefois, les Croisés ne savaient que peu de choses sur les Assassins. Ils ne connaissaient ni leur place, ni leurs liens avec les autres groupes musulmans. Cette secte a continué de susciter de l’intérêt au cours de l’époque moderne, d’autant plus que le mot « assassin » est devenu un nom commun dans l’ensemble des langues européennes, désignant un meurtrier avec préméditation. Toutefois, c’est surtout à partir du XIXe siècle, faisant suite à la Révolution et à l’expédition de Bonaparte en Égypte, que des spécialistes des études arabes se sont penchés sur la question, en travaillant plus particulièrement sur la dynastie des Assassins et sur l’étymologie de leur nom. Cet intérêt a permis de redécouvrir un grand nombre de manuscrits ismaéliens, mais se rapportant presque exclusivement au domaine religieux. Ils ont en grande partie contribué à faire connaître le cadre religieux du mouvement et les croyances des Assassins. Ainsi l’auteur nous explique que « le portrait des Assassins qui en est sorti diffère radicalement (…) des rumeurs et des visions sinistres ramenées d’Orient par les voyageurs du Moyen Âge [et] de l’image hostile et déformée [des] orientalistes du XIXe siècle ». (p. 62).

Dans le second chapitre, B. Lewis raconte en quelques pages l’histoire des ismaéliens depuis la mort du prophète Mohammed en 632, de ses différentes scissions jusqu’au schisme nizârite. À la mort du calife fâtimide al-Mustanṣi, une crise de l’imamat secoue la communauté ismaélienne. Le second fils d’al-Mustanṣi est désigné imâm à la place de l’aîné Nizâr qui reçoit le soutien des ismaéliens de Perse. Une branche dissidente apparaît alors au sein du chiisme ismaélien qui prend le nom de nizârisme, en rupture avec le pouvoir fatimide du Caire.

Une partie de l’ouvrage (chapitres 3 et 4) est consacrée à Ḥasan-i Ṣabbâḥ (†1123), le chef de la secte des Assassins. L’auteur évoque à la fois sa formation au travers de la littérature ismaélienne et auprès de maîtres ismaéliens, mais également ses voyages en Égypte où il a prêté serment de fidélité au dix-huitième imâm ismaélien, le calife fâtimide al-Mustanṣir, et en Perse où il a commencé ses prédications. Ḥasan-i Ṣabbâḥ s’installe en Perse après avoir pris la forteresse d’Alamût en 1090. C’est à partir de ce lieu, qu’il a pensé une nouvelle méthode terroriste, expérimentée avec le meurtre de Niẓâm al-Mulk (vizir du sultanat seldjoukide tombé en disgrâce) en 1092. Cet assassinat est le premier d’une « longue série d’agressions qui (…) allait apporter la mort à tous les souverains, princes, généraux, gouverneurs et même théologiens qui avaient condamné les doctrines ismaéliennes et cautionné l’élimination de ceux qui les professaient ». (p.96-97). C’est également à partir de la forteresse d’Alamut qu’Ḥasan-i Ṣabbâḥ prend le parti de Nizâr et de ses descendants après la crise de 1094 en Égypte. Enfin, B. Lewis déroule la longue lutte d’Ḥasan-i Ṣabbâḥ, en tant que chef suprême des nizârites d’Iran (c’est-à-dire l’ensemble des ismaéliens de cette région) contre le pouvoir seldjoukide jusqu’à sa mort en 1124.

Au sein du cinquième chapitre, B. Lewis nous explique que la secte des Assassins a connu un bref renouveau en Syrie avec Sinân b. Salmân (†1192), plus connu sous le nom de « Vieux de la Montagne » depuis la forteresse de Masyaf et rendu célèbre par les chroniques franques. Elle disparaît cependant sous les coups conjugués des Mongols et des Mamelouks.

Le dernier chapitre fait office de conclusion de l’ouvrage et rassemble les réflexions de l’auteur et ses observations sur les Assassins. Tout d’abord, cette secte très structurée a été une menace importante pour l’ordre politique, social et religieux existant. Ensuite, elle s’inscrivait dans une longue série de mouvements messianiques populaires et obscures. Ḥasan-i Ṣabbâḥ et ses partisans ont également réussi à canaliser les mécontentements vers une idéologie et une organisation basées sur la cohésion, la discipline et la violence intentionnelle. Enfin, ce qui semble être la remarque la plus importante pour l’auteur est qu’Ḥasan-i Ṣabbâḥ et ses successeurs ont totalement échoué. « Ils ne renversèrent pas l’ordre établi ; ils ne réussirent pas à tenir une seule ville d’importance. Leurs domaines ne furent jamais que de petites principautés qui subirent ensuite la conquête et leurs adeptes ont fini par constituer de modestes et tranquilles communautés de paysans et de marchands, une secte minoritaire parmi d’autres ». (p. 207-208).

Pour conclure, cet ouvrage est vraiment intéressant pour ceux qui veulent en apprendre plus sur la véritable histoire des Assassins. Le contenu est assez facile à la lecture même pour des non-spécialistes de la religion nizârite. Toutefois, l’ouvrage étant daté, il convient de confronter cette lecture à des articles et ouvrages plus récents pour prendre connaissance des dernières recherches sur le sujet.Quelques repères bibliographiques : F. DAFTARY, Légendes des Assassins. Mythes sur Les Ismaéliens, Librairie Philosophique Vrin, 2007 et du même auteur, Les ismaéliens. Histoire et traditions d’une communauté musulmane, Fayard, 2003. Voir aussi Y. GAUTRON, « Assassins, Druzes et Nosayris d’après les sources occidentales médiévales », in L. POUZET, L. BOISSET (éd.), Chrétiens et musulmans au temps des croisades. Entre l’affrontement et la rencontre, Presses de l’Université Saint-Joseph Beyrouth, 2007, p. 63–72.