Stéphane Moronval est professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)

Plutôt bien couvert par la littérature et l’iconographie antiques, largement (et pas toujours très justement !) exploité par le cinéma et la bande-dessinée, l’armée romaine est un des rares thèmes de l’Antiquité qui soient relativement familiers à nos contemporains. Le caractère incomplet ou partial de sa présentation dans les sources antiques, et l’intérêt nouveau porté depuis quelques années au « visage de la bataille », à l’étude de la guerre dans sa dimension humaine, individuelle, tactique… en font cependant l’objet d’études renouvelées et régulières, particulièrement dans l’historiographie anglo-saxonne mais aussi française.

C’est donc à ce remarquable outil qu’est consacré le présent ouvrage de Pierre Cosme, maître de conférences en histoire ancienne à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. L’ambition de l’auteur, qui a déjà livré quelques travaux de détail sur le sujet, n’est rien moins que de couvrir les treize siècles d’existence de la Rome antique ; ce qui, en soi, rend déjà l’ouvrage original, les synthèses francophones d’importance parues sur l’armée romaine se limitant généralement à l’étude de portions de la période républicaine (telle celle, vieille maintenant de plus de quatre décennies, de J.Harmand sur la période 107-50), à celle du Haut-Empire (Y.Le Bohec, 1989), ou celle, de moins en moins méconnue, du Bas-Empire (P.Richardot et Y.Le Bohec encore, dans deux récents et très bons livres).

Un outil de conquête

De fait, l’ouvrage suit classiquement un plan essentiellement chronologique. La première partie, «L’invention d’un instrument de conquête», s’attache ainsi à la description des évolutions qui affectent les forces militaires de l’Urbs entre les VIIIè et les IIè siècles av.J.-C. Celles-ci amènent les guerriers gentilices des débuts à devenir des soldats-citoyens recrutés sur des critères censitaires, pourvus d’un armement et d’une organisation tactique efficaces, au sein d’une armée dont l’extension des théâtres d’opération, pendant et après les guerres puniques, impose le maintien constant, et qui voit donc ses effectifs croître, ses composantes se diversifier, et son commandement et sa logistique se complexifier. La seconde partie, intitulée « La naissance d’une armée permanente », présente comment l’armée de plus en plus professionnalisée du dernier siècle de la République, marqué par les guerres civiles et les dernières grandes campagnes des Imperators, devient ensuite sous les premiers Empereurs (particulièrement Auguste) une force permanente et hiérarchisée, garante de la Pax Romana. L’auteur s’attache alors à retracer les grandes lignes du vécu militaire des membres de cette armée du Haut-Empire ; la troisième partie de l’ouvrage, « La vie du soldat (I-IIIè siècles) » rappelle ainsi l’organisation du recrutement et des carrières, les différents aspects du quotidien du soldat, ainsi que l’organisation et les suites de sa démobilisation quand il a achevé son temps de service. Enfin, les mutations que connaissent les forces romaines pendant toute la période du Bas-Empire sont étudiées dans une quatrième partie consacrée à « L’armée romaine tardive (fin IIè-Vè siècles) ».

Une remarquable synthèse

On pouvait s’attendre, d’après la taille relativement modeste de ce livre, sa collection, et vu l’ampleur du champ d’études, à ce que P.Cosme se livre à une simple synthèse, plus ou moins adroite, des conclusions des recherches menées de façon fragmentée sur le thème. Ce que l’ouvrage est, de toute évidence : l’auteur réussit, à travers un texte dense mais clair et didactique, et un développement bien charpenté, à présenter le maximum d’informations, et brosse habilement un tableau à peu près complet du sujet pourtant impressionnant auquel il s’est attaqué. Un esprit chagrin pourrait certes lui reprocher de consacrer, peut-être au détriment de celle des III-IIè s. av.J.-C. et de celle du Bas-Empire, présentées de manière plus concise, la part du lion à l’armée du Haut-Empire, plus minutieusement étudiée (ce qu’il justifie par l’abondance des sources héritées de cette période). A cet égard, certains condensés de la quatrième partie de l’ouvrage peuvent engendrer une certaine frustration, même si elle recèle, comme les autres, d’excellentes analyses (sur l’établissement de l’annone militaire, l’évolution des modalités du recrutement, etc…) ; en particulier, l’état de l’armée romaine du Vè siècle n’est présenté qu’à travers un résumé événementiel… ce qui n’est au fond, il faut le reconnaître, à peu de choses près que le reflet de notre quasi-ignorance pour cette période.

C’est aussi que, habile synthèse donc, l’ouvrage est cependant plus que ça, et réussit en cela à se montrer novateur. Comme le plan adopté l’induit, P.Cosme dépasse les « instantanés » sur le soldat de telle époque, hérités des textes antiques qui sont les fondements de nos connaissances (Polybe, César, Ammien Marcellin…) et de la parcellisation des recherches, pour se placer clairement dans une continuité. Entre autres, ce recul lui permet, appuyé sur des recherches récentes, de ramener à leur juste valeur le rôle primordial parfois abusivement imputé par l’historiographie à telle figure marquante, tel Marius (longtemps vu comme le promoteur exclusif de l’ouverture des légions républicaines aux prolétaires, et dont le rôle est aujourd’hui minoré au profit des bouleversements des guerres du Ier s.av.J.-C.), Gallien ou Dioclétien. De façon plus originale, son analyse des évolutions et des mutations des institutions militaires romaines n’hésite pas à aborder certains de leurs aspects généralement passés sous silence dans les ouvrages universitaires : à cet égard, les pages qu’il consacre, entre maints exemples, à l’extension du système militaire romain aux alliés italiens après la Guerre Sociale, à la stabilisation progressive de la numérotation des légions après la mort de César…, sont très éclairantes.

Un modèle militaire étendu

Ce n’est d’ailleurs que le reflet d’une tendance de fond de l’ouvrage : plus que sur les aspects purement opérationnels, maintes fois traités (en premier lieu dans les sources littéraires antiques) et qu’il se contente de présenter en quelques passages synthétiques (qui, si ils ne sont pas exempts de quelques approximations concernant l’armement défensif, et assez peu prolixes en matière de tactique, ignorant ainsi la poliorcétique, n’en sont pas moins très solides), l’auteur préfère s’étendre dans son étude de l’armée romaine, et parfois jusqu’au détail, sur « l’arrière-plan », sur des domaines plus mal connus tels que le recrutement, l’administration, la logistique, la hiérarchie interne, les possibilités de carrière et le sort des vétérans ; ce qui n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage.

Ajoutons que l’exposé repose sur un effort de recherche très solide. Il se nourrit de très nombreuses sources littéraires, épigraphiques, archéologiques, papyrologiques, numismatiques, certaines issues de récentes découvertes ; on ne peut que regretter que l’absence de notes de bas de page et une bibliographie très sommaire sur ce point n’en reflètent qu’imparfaitement la richesse. Il s’appuie sur un grand nombre de travaux historiques, prenant là aussi en compte les apports les plus récents de la recherche, sait les utiliser avec recul, voire les confronter (cf p.237), et les intègre dans une démonstration très cohérente.

Complété par une bibliographie et une chronologie qui rappelle les principaux événements de la longue histoire militaire de la Rome antique, l’ouvrage eut certes sans doute gagné à comprendre un peu plus d’illustrations, parfois plus parlantes qu’un long développement ; celles-ci sont hélas rares (et même, dans un cas, imparfaitement légendée, puisque les « soldats de l’armée romaine tardive » figurant p.219 ne sont pas issus de l’arc de Galère, mais d’un relief conservé au Musée du Vatican, probable vestige d’un arc de Dioclétien). Mais il va de soi que ce point secondaire ne saurait justifier de passer à côté de cet ouvrage excellent, dont la lecture est susceptible d’apporter beaucoup au collègue ou à l’étudiant désireux d’approfondir ses connaissances sur le sujet comme au chercheur ou au passionné avide de nouvelles pistes de réflexion.

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