Ce numéro 88 de la revue d’Antoine Sfeir, Les Cahiers de l’Orient, intitulé « Le monde arabe, le poids du nombre », analyse l’évolution de cette région par la géographie humaine à la fois cause et conséquence des problèmes actuels.
J’y ai largement participé comme rédacteur (d’où le passage à la première personne), et comme interviewer.
Démographie politique du monde arabe : la poids du nombre
La démographie politique se distingue de la démographie « tout court » en ce que, plutôt que d’accumuler des tableaux de chiffres et des analyses statistiques, elle s’attache aux processus et notamment aux interactions entre population, économie et politique.
Nous partons d’une évolution géographique lourde : au monde arabe sous-peuplé du XIXe siècle et ses petites villes cosmopolites a succédé aujourd’hui une masse beaucoup plus monoculturelle de 250 millions de personnes entassées dans des villes, des littoraux et des vallées étroites. Cela a bouleversé la géopolitique, l’économie, la société et même la religion.
En particulier, ce numéro analyse pourquoi cette « montée des jeunes » a été un fardeau et non un atout, fardeau qui est une des raisons des pressions politico-religieuses internes et de l’incitation à l’émigration vers l’Occident.
Les données démographiques, sociales et politiques
Ce numéro commence par une mise au point démographique par le recteur Dumont, qui insiste sur l’hétérogénéité de la région. Cet article et ceux qui suivent décrivent la coexistence de deux phénomènes inverses mal connus du public et des responsables concernés :
– d’une part, l’ampleur de l’explosion démographique : l’Égypte conquise par Napoléon pesait 10 à 15 % des quelque 25 millions de Français d’alors ; l’Égypte d’aujourd’hui a 74 millions d’habitants, soit une multiplication par 30 de sa population, et sera probablement 2 fois plus peuplée que la France avant 2050,
– d’autre part, la fin prochaine de cette explosion (voir notamment l’interview de Youssef Courbage et la présentation de son ouvrage, Le carrefour des civilisations écrit avec Olivier Todd, tous deux de l’INED) avec la baisse rapide et profonde la fécondité.
Autour de ce double fil conducteur sont évoqués avec Youssef Courbage la traduction démographique des conflits en Palestine et au Liban, ainsi que le cas de l’Égypte, pivot de la région et où la baisse de la fécondité est freinée par des élites à l’abri du surpeuplement et qui ne voient qu’avantages à augmenter le poids démographique du pays (comme les Palestiniens, les Saoudiens, les Émirati …). Avec Évelyne Sullerot est traitée l’évolution des structures familiales et leur rétroaction sur la démographie ; avec Michèle Tribalat, une description de la diaspora ; avec Mehdi Lahlou, les causes de l’accélération des migrations entre le Maroc et l’Espagne.
Une catastrophe
Ces exemples me permettent ensuite d’aborder les processus lourds touchant l’ensemble de la région.
D’abord la révolution urbaine, avec la transformation de paysans isolés en « banlieusards » abandonnés par des États inefficaces et paralysants, remis de fait entre les mains des islamistes (organisations charitables et groupes violents) et cible de médias militants avec Al Jézira, les innombrables radio- et télé- prédicateurs et les sites djihadistes , tout cela contrastant violemment avec les images « décadentes » et frustrantes venues du Nord.
Ensuite les interactions à long terme entre histoire et démographie, avec, dans la deuxième partie du XXè siècle, l’inversion de la pression du Nord sur le Sud et son application à deux siècles d’histoire algérienne.
Enfin la recherche des causes de l’échec économique et humain, malgré des atouts considérables jusqu’au milieu du XXè siècle : « De magnifiques paysages parsemés d’aussi magnifiques monuments pharaoniques, grecs, romains, islamiques arabes ou turcs … des centres-villes déclinant les meilleurs styles des XIXe et XXe siècles. Pas de soucis financiers : le pétrole est là, ainsi que la rente géographique et stratégique : Suez, les routes reliant l’Europe aux masses asiatiques, leurs épices et leurs matières premières. Des élites cosmopolites apportant le meilleur de plusieurs grandes civilisations et surtout une population jeune qui est un gage d’avenir ! » … cela sans parler des infrastructures coloniales dans certains pays. Les rapports du PNUD donnent certaines clés de cet échec : isolement culturel délibéré (aggravé à mon avis par les épurations ethniques), mise à l’écart des femmes, échec qualitatif et souvent quantitatif de la scolarisation, absence de liberté … Une étude comparative exonère « l’explosion démographique », qui a d’ailleurs été moins forte dans les pays les moins mal gouvernés.
Une modernisation ambivalente
Le monde arabe est pris dans de multiples contradictions, notamment celles liées à la « modernisation », via l’urbanisation, l’école et les médias, qui pousse à la fois à l’autonomie des individus, notamment des femmes, et à une pression politique et sociale très différente de celle de la campagne, menant jusqu’à présent à une religion plus « dure », voire à l’islamisme.
Mais « le fardeau démographique » qui aggrave la situation n’est que la conséquence du fardeau politique qui pèse sur la région. La démographie ne doit donc pas se borner à l’élaboration de quelques chiffres brandis lors de telle envolée ou tel catastrophisme ; elle doit être « politique », c’est-à-dire un instrument d’analyse des interactions avec la politique et l’économie, irriguée par une comparaison permanente avec monde extérieur. Bref, elle doit aider à « voir les problèmes en face » et à combattre ce refus du réel qui est une des caractéristiques de la région.
Yves Montenay
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