De la fin de la Seconde guerre mondiale au mitan des années 1980, la France a connu des transformations majeures avec, dans le domaine agricole, « un bouleversement complet » des manières de travailler (p.15). Sylvain Brunier nous propose, avec cet ouvrage, un éclairage neuf sur la modernisation des campagnes et la « fin des paysans ». S’éloignant des discours généraux, il s’intéresse aux expérimentations locales et met en évidence l’importance du groupe des conseillers agricoles dans la diffusion du credo modernisateur. En effet, « l’adhésion des agriculteurs aux politiques de modernisation » (p.14) repose en partie sur le travail de vulgarisation de ce groupe professionnel, intermédiaires entre les promoteurs de la modernisation et les agriculteurs. Nous avions de nombreux travaux sur les ambitions modernisatrices de l’appareil d’État ou sur la « révolution silencieuse » impulsée par Michel Debatisse et les jeunes syndicalistes agricoles. Cependant, ces récits occultaient, selon l’auteur, « les moyens concrets par lesquels les agriculteurs ont été incités à s’engager dans la modernisation » (p. 18). Et c’est à l’étude ce « chaînon manquant » que s’est attaqué S. Brunier en s’appuyant sur des sources écrites (archives de chambres d’agriculture, revues, enquêtes de sociologues et en particulier de Jacques Rémy…) mais aussi à partir de nombreux entretiens avec des conseillers agricoles (quarante entretiens individuels). Il le fait en présentant les débats et les expériences menés sur le plan national mais aussi dans deux départements, particuliers sur le plan agricole, l’Isère et la Savoie, qu’il a étudiés avec soin.

Le travail présente l’émergence du groupe des conseillers agricoles dans les années 1950 qui se différencient tant des personnels des services de l’État que des techniciens employés par les firmes. La définition du groupe des conseillers et sa différenciation vis-à-vis des autres techniciens se fait avec l’appui des organisations professionnelles (fort nombreuses et dont les relations sont parfois tendues). Souvent employés par les chambres d’agriculture, ils adhérent au projet de modernisation porté par la petite et moyenne paysannerie, passée par la JAC qui prend en main le syndicalisme agricole dans les années 1960. D’où une forte disponibilité, une grande implication de leur part, une souplesse dans leur travail, une attention aux contraintes des exploitations des agriculteurs et une écoute de ceux-ci car, pour les conseillers, la modernisation doit déboucher sur la promotion sociale du groupe paysan.

Dans les années 1960, ce groupe, fort de plusieurs milliers de personnes, se professionnalise et s’homogénéise, la formation se veut « plus rigoureuse et plus ambitieuse » (p. 157). Mais pour l’auteur cette professionnalisation reste inachevée et les conseillers restent très dépendants de leurs employeurs, peu autonomes par rapport aux organisations professionnelles agricoles.

La remise en cause du projet modernisateur productiviste (à partir du début des années 1970 selon l’auteur) modifie le travail des conseillers. Leur travail est plus encadré, plus bureaucratique, la gestion y prend une place majeure et les moyens accordés au développement refluent parfois. Cependant dans des départements de montagne, tels la Savoie, les conseillers jouent un rôle significatif dans la recherche de nouvelles voies avec une approche plus territorialisée afin de permettre aux agriculteurs de vivre de leurs productions : nouvelles formes de commercialisation, recherche de la qualité, élaboration de labels (tome des Bauges, produits de Savoie)…

Le premier intérêt de ce travail est de revenir sur « le grand chambardement » de la France depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, chantier un peu trop vite délaissé. Le second est qu’il met en lumière des acteurs, jusque-là laissés dans l’ombre, qui ont joué un rôle important dans la modernisation de l’agriculture. Un des intérêts de ce travail est aussi qu’à travers l’histoire de ce groupe professionnel nous pouvons percevoir l’émergence, l’affirmation puis l’épuisement du projet productiviste dans le domaine agricole. Par ailleurs, les éclairages de l’auteur sur la Savoie et sur l’approche territoriale qui y est menée, relativement tôt, prouvent la capacité d’adaptation des responsables professionnels agricoles de ce département alors même qu’ils appartiennent au même syndicat que les grands exploitants du Bassin parisien. Ce qui revient à déplorer le manque de travaux d’historiens sur la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) dont l’unité maintenue est un combat (et un mystère ?) insuffisamment étudié. Enfin, le citoyen ne pourra qu’approuver l’allusion à une nécessaire « écologisation de la politique agricole » qui conclue l’ouvrage.

 

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