Le canal de Suez vient d’avoir les honneurs de l’Institut du Monde arabe dans le cadre d’une exposition visible prochainement au Mucem de Marseille. Ce livre tombe donc à pic pour en savoir plus sur ce qui est bien plus qu’un simple ouvrage d’art. Le canal peut en effet être considéré comme le symbole de l’impérialisme européen avant de devenir un objet de fierté nationale depuis sa nationalisation en 1956. De façon plus large, il est au cœur de nombreux événements du XXe siècle. Ce livre qui comprend des annexes, des repères chronologiques et une bibliographie est une réédition d’un ouvrage publié en 2009 et augmenté cette fois d’un chapitre consacré aux années 2010. Il a été écrit par Caroline Piquet, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Sorbonne-Université et spécialiste de l’histoire économique et sociale de la Méditerranée et du Moyen-Orient.
Rivalités autour d’une voie maritime
L’auteure précise d’abord que la liaison des Indes par la mer Rouge, plutôt que par le Cap, est développée avant le percement du canal de Suez. Mais si celui-ci se réalisait, le gain de temps serait appréciable pour en éviter le transbordement des machines. Lorsque le projet se précise, il n’est pas question de le laisser uniquement aux mains des Français dans un contexte de puissance de la Grande-Bretagne. Pour bien saisir l’importance du canal, il est indispensable de varier les échelles et de comprendre que « l’idée du canal de Suez s’insère dans un vaste projet politique et économique de la France en Méditerranée ». Caroline Piquet raconte le montage du projet et souligne, par exemple, que la souscription fut un triomphe en France.
Des travaux pharaoniques
Le premier coup de pioche fut donné le 25 avril 1859. Il faut bien mesurer qu’il s’agit d’un véritable défi technique avec de multiples questions à résoudre. Parmi elles, il faut solutionner la situation d’isolement du chantier dans un désert situé loin des sources d’approvisionnement et dépourvu de réseau d’eau douce. L’inauguration se fait en grande pompe et représente un triomphe pour Ferdinand de Lesseps qui présente l’inauguration de la voie maritime comme une « fête de l’humanité ».
Naissance d’une zone internationalisée
Dans cette troisième partie, Caroline Piquet pointe les ambiguïtés qui existent entre la proclamation d’un canal ouvert sur le monde et une main mise française dans la gestion. En effet, le siège de la compagnie se situe à Paris et Ferdinand de Lesseps dispose d’énormément de pouvoirs. La tension ne tarde pas à se faire jour car le canal se situe au coeur des routes d’approvisionnement de l’Empire britannique. La convention de Constantinople de 1888 affirme la liberté de navigation commerciale comme principe intangible. Il faut aussi souligner que ces « terres vierges » d’Egypte furent également un laboratoire pour réfléchir à la construction d’une société nouvelle. Dans la réalité, plusieurs populations s’y côtoient effectivement. La région se transforme également en une terre d’évangélisation. Mais, finalement « la région est plus tournée vers le monde que vers l’Egypte, en relation étroite avec les mouvements du commerce international ».
Un bouleversement du transport maritime (1870-1914)
L’ouverture du canal provoque des changements importants. En effet, passer par le canal de Suez permet de gagner du temps, que ce soit pour les voyageurs ou pour les marchandises. En 1870, le tonnage en transit représentait 90 % sur la route du cap et 10 % pour la route du canal ; douze ans après c’est 47 % par le cap et 53 % pour le canal. Mais celui-ci doit être amélioré, agrandi, pour répondre à l’intensification du trafic. Il ne faut pas oublier non plus que la traversée du canal s’effectue à 10km/heure en 1908. Lorsqu’il y a des accidents, ce sont souvent des échouages. Le canal subit aussi les cycles économiques, parfois de façon amortie, mais en 1914 il affiche une très bonne santé économique. Reste la question des bénéfices qui apparaissent loin d’être bien partagés : de 1880 à 1914, l’Etat égyptien perçoit moins de 1 % du chiffre d’affaires dégagé par Suez ! On comprend dans ces conditions que le canal apparait comme la marque du pouvoir colonial. Il symbolise une « dépossession identitaire et une spoliation financière ». « Plus intégré à l’économie mondiale qu’à celle du pays, il bénéficie aux actionnaires européens et aux armateurs ».
Le canal au coeur du conflit entre Londres et Le Caire (1914-1945)
Les Anglais deviennent de facto les protecteurs du canal. La guerre a révélé que la neutralité du canal n’est qu’un mot. La compagnie de Suez développe une politique que l’on peut qualifier de paternaliste qui se traduit notamment par le développement d’ équipements urbains. Plus tard, « le canal devient un enjeu majeur de la lutte nationale ». Les choses évoluent un peu à partir de 1936 avec une redevance annuelle plus importante pour le pays ainsi qu’une meilleure représentation au sein du conseil d’administration. Mais il faut retenir qu’au milieu des années 1930, les Egyptiens représentaient 43 % de l’effectif ouvrier mais seulement 2 % des ingénieurs.
Suez et l’évolution du commerce maritime (1914 à 1956)
Après la deuxième guerre mondiale, l’importance du canal de Suez est à lier au développement des échanges pour l’approvisionnement en pétrole. C’est l’époque des tankers qui ne vont faire qu’augmenter en taille. « Les pétroliers multiplient les superlatifs ». Le canal doit s’adapter à la taille de ces nouveaux bateaux. Comme le rappelle Caroline Piquet, le canal avait été conçu pour le passage des steamers du XIXème siècle. Or, « entre 1870 et 1950 il est traversé par des bateaux neuf fois plus gros deux fois plus large et quatre fois plus long ». La sécurité s’avère meilleure et les accidents sont moins nombreux, mais plus spectaculaires. Au niveau des marchandises, on assiste donc à un changement du type de produits : au début des années 50, trois caractéristiques sont à noter : la forte disproportion du trafic entre le Nord et le Sud, l’importance du pétrole et les changements des zones d’exportation au-delà de Suez.
Retour à l’Egypte
Cette partie est consacrée à la période de la nationalisation du canal. Les points qui demeurent problématiques sont l’égyptianisation des personnels et la représentation nationale au sein du conseil d’administration du canal. Internationalisation ou nationalisation, tel est finalement l’enjeu en ce début des années 50. Caroline Piquet rappelle les différentes étapes qui aboutissent à la nationalisation. Les enjeux géopolitiques et économiques sont nombreux. Une fois de plus on mesure combien le changement d’échelle est nécessaire car, malmenée en Algérie, la France veut absolument décrédibiliser Nasser. Il faut se souvenir qu’après la nationalisation cette crise « signe le déclin de l’influence des deux puissances européennes au Moyen-Orient tandis que les Etats-Unis et l’URSS vont désormais y jouer un rôle de premier plan ».
Une gestion égyptienne contrariée par les conflits régionaux (1957-1975)
Les volumes échangés augmentent durant cette période. Le canal se revèle d’abord une manne financière qui sert l’Egypte. L’auteure retrace les éléments essentiels de la guerre des Six Jours qui eut comme conséquence l’interruption de la navigation pendant huit ans. La fermeture du canal modifie profondément les flux des échanges au niveau mondial. Pendant ce temps, les navires continuent de croitre en taille. Tout le monde a intérêt à ce que le canal soit réouvert au plus vite, y compris les Etats-Unis qui ont peur que l’Egypte bascule dans le camp soviétique. Le 5 juin 1975, le canal est de nouveau ouvert à la navigation.
Un nouvel environnement maritime
Arrivé au pouvoir, le nouveau dirigeant égyptien Sadate situe le canal dans un cadre mondial et engage une libéralisation de l’économie égyptienne. L’ouvrage qui avait été le symbole de la nationalisation devient celui de l’ouverture économique. Il doit rattraper son retard car il n’a pas été entretenu ; des berges se sont effondrées et des appareils coulés entravent la navigation. Le résultat c’est qu’en 1980, le canal est 2,3 fois plus important qu’en 1975, 4 fois plus qu’en 1956 et 15 fois plus qu’en 1869. Les oléoducs se révèlent davantage des compléments que des concurrents pour le canal. Puis vient l’époque du porte-conteneurs. Après 1975, l’Asie se transforme en fournisseur de l’Europe en produits manufacturés. Les droits du canal rapportent 9 % des ressources en devises internationales, soit l’équivalent des revenus du pétrole et du tourisme.
2015 : « le nouveau canal de Suez »
Ce chapitre est un ajout par rapport à la précédente édition du livre. On y apprend qu’une partie de la structure a été doublée. Le canal redevient une fierté nationale. On retrouve l’ambiance du XIX ème siècle car ces nouveaux travaux sont l’occasion également de voir à l’oeuvre des engins à la pointe de la technologie. Actuellement, ce sont des navires de 240 000 tonnes qui prennent le canal soit des cargos cent fois plus gros que le premier navire à avoir effectué la traversée en 1869 ! Le coût de passage d’un navire de 18 000 conteneurs se monte à 800 000 dollars. Le canal demeure une voie pétrolière majeure en captant 5 % de la production mondiale. « L’Egypte a fait la demande à l’Unesco d’un classement du canal au patrimoine mondial. Après ses pyramides, il est devenu son patrimoine contemporain le plus rentable ».
Caroline Piquet a raison de souligner que « Suez représente une sorte d’espace-monde où se lisent les évolutions économiques et techniques des deux derniers siècles ». Aujourd’hui, le canal est une voie maritime pour l’Egypte et le monde après avoir alterné les phases durant son histoire.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes