Le canal de Suez, porte vers les mers lointaines, a tenu une place importante dans l’imaginaire de plusieurs générations. Caroline Piquet retrace par ce livre issu de sa thèse l’ensemble de l’histoire du canal des origines à la place qu’il tient aujourd’hui dans les échanges internationaux.
 

 

C’est une vision d’ensemble de l’histoire du canal de Suez que propose en un peu plus de 300 pages de texte Caroline Piquet, depuis les premiers projets jusqu’à nos jours. Ce livre est une version allégée du texte d’une intéressante thèse de doctorat soutenue en 2006 qui portait le titre plus explicite de La Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez en Égypte, de 1888 à 1956: une concession française dans la tourmente d’une nation en marche.
L’objet était donc plus restrictif, à la fois plus diplomatique et technique même si la matière était plus imposante (869 pages), ce qui était également le cas de la version imprimée, publiée en 2008 dans lesquelles les références bibliographiques sont évidemment plus nombreuses.

Introduite par les étapes du passage de l’isthme jusqu’au canal, passage dont l’intérêt se renforce avec les liaisons entre Méditerranée et Indes britanniques et le développement de l’Overland Route, l’histoire de cet itinéraire montre qu’on n’a pas attendu le creusement du canal pour le faire exister dans les temps contemporains. L’idée d’une importante voie de navigation, déjà avancée par certains savants de l’expédition d’Égypte, puis par les Saint-Simoniens devient ensuite un véritable projet, mesuré et dont le coût a été évalué : c’est ce qui fait l’objet du premier des onze chapitres de l’ouvrage. Le second chapitre est consacré au travaux, aux solutions adoptées, à la substitution de puissants outils mécaniques quand la corvée décrétée par le vice-roi devint trop impopulaire. Des aspects moins fréquemment traités sont également abordés comme le creusement d’un canal d’eau douce en parallèle, pour alimenter en plein désert les nombreux ouvriers du chantier et à sa suite, la tentative de développer une importante colonisation agricole que diplomatie anglaise et crainte des autorités d’avoir trop cédé à la Compagnie du Canal de Suez firent échouer. Même sans la modification de ces espaces, les transformations sont considérables et enclenchent un mécanisme qui survivra au chantier: création ex-nihilo de la ville d’Ismaïlia, de Port Saïd, considérable accroissement de Suez, développement de routes, passages de voies ferrées.

Les britanniques prennent la majorité

Lorsque le canal fut terminé, dûment inauguré comme le relate Caroline Piquet, et en début d’activité, c’est tout le statut de la zone qui changea. Désormais composante déterminante d’une nouvelle province, cette nouvelle voie d’eau va devenir à la fois un enjeu entre les puissances et un espace éloigné de leur continent de plus en plus dans les mains des Européens : « ingénieurs étrangers, consuls et missionnaires y élisent résidence afin de veiller sur une artère dont dépendent les intérêts matériels du monde occidental ». (le troisième chapitre s’intitule de façon pertinente « naissance d’une zone internationalisée »). Le poids dans la compagnie du canal de Suez des représentants français qui sont en même temps membres de chambres de commerce ou de comités coloniaux ne pouvait qu’inquiéter les britanniques qui n’ayant pu empêcher la construction vont progressivement s’assurer du contrôle de cette voie de communication, de plus en plus importante dans la consolidation de l’architecture de leur empire. Une excellente occasion se présente lorsque dans un État égyptien au bord de la faillite, le khédive vend ses titres de la Compagnie du canal de Suez : désormais, avec 44% des actions, le gouvernement anglais est l’actionnaire principal, ce qui n’est que reconnaître la place de premier client qui est celle des Britanniques avec plus des trois-quarts du tonnage des navires empruntant le canal. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’Égypte était devenue un partenaire habituel de l’empire britannique : les échanges ne cessent d’augmenter. Progressivement , c’est la tutelle britannique sur les finances qui se met en place malgré l’agitation de la rue, et à la suite de manifestations à Alexandrie, la Royal Navy bombarde cette ville, puis débarque des troupes. Le « protectorat voilé » provoque également « l’éviction des Français de la scène politique égyptienne ». Quant au statut du canal, la situation est complexe puisque le vice-roi d’Égypte dépend en théorie du sultan et que la convention de Constantinople de 1888 fixe finalement le libre usage du canal mais aussi la neutralisation de la zone autour de la voie maritime, ce qui dépossède le khédive de la « souveraineté sur une partie des eaux territoriales et de son domaine ». Le canal devient par étapes successives, qui sont décrites par Caroline Piquet une « vaste zone internationalisée à l’identité mal définie où se pressent des populations aux origines diverses » davantage tournée vers le monde que vers l’Égypte. « Même la langue y est sensiblement différente du Caire ou d’Alexandrie : on parle le sabir de l’isthme, un mélange de grec, français, italien, arabe, auquel s’ajoute l’anglais pratiqué par les pilotes et les soldats ».

La légende noire des égyptiens

Caroline Piquet souligne que c’est la conséquence de la place déterminante que prend le canal dans les bouleversements du transport maritime, d’autant plus que son développement coïncide avec des évolutions technologiques capitales ce qui conduit à une forte augmentation du trafic et l’extension de toutes les routes maritimes vers « l’Orient » désormais plus accessibles .
Elle montre également la concurrence que se font les marines marchandes des différents pays industrialisés. L’importance de ce trafic a nécessité toute une logistique, autant pour l’intervention de pilotes pour une navigation délicate, que pour les importants et réguliers travaux d’aménagements et d’entretien, et pour les implantations véritablement industrielles pour entretenir ou réparer navires de passage et matériel du canal.
Cet essor remarquable, du trafic, du nombre de passagers, des dividendes versés aux actionnaires ne doit cependant pas masquer qu’à la « légende dorée des Européens » s’oppose la « légende noire des Égyptiens », premier thème du 5e chapitre sobrement intitulé « Et l’Egypte ? ». Caroline Piquet y oppose les visions antagonistes des pays investisseurs et des autochtones car « le canal de Suez symbolise la tentative de modernisation entreprise par l’État au milieu du XIXe siècle mais qui se retrourne dans les années 1870-1880 contre les intérêts de l’Égypte. De plus, il concentre les deux aspects de l’emprise des Européens : la dépossession identitaire et la spoliation financière » . C’est ainsi qu’à un regain d’orientalisme, relancé par ce qui gravite autour de la construction, l’inauguration fastueuse et la mise en service du canal, répond du côté Egyptien « la rapacité et le cynisme des étrangers », les pertes humaines liées à la construction du canal, le système ancestral de la corvée mis au service des entreprises européennes, l’inquiétude devant une colonisation rampante. L’essor des partis nationaux égyptiens relance l’intérêt de la société égyptienne pour la question du canal, liée à la souveraineté nationale.
Catherine Piquet s’intéresse ensuite au canal de Suez durant l’Égypte coloniale, de 1914 à 1936, et montre comment à partir du moment où les Britanniques étaient impliqués dans un conflit en 1914, la question de la neutralité qui n’avait pas créé de véritables problèmes pendant les conflits précédents se pose en des termes totalement différents. La puissance dominante essaie de rompre les liens qui rattachaient encore l’Égypte à l’Empire Ottoman et instaure un véritable régime de protectorat sur l’Egypte ce qui finit par déboucher par la création d’unités militaires anglo-égyptiennes. Il est vrai que le canal constitue une « ligne fortifiée pour la défense du pays » en même temps qu’un enjeu stratégique essentiel. Cependant, malgré les tentatives de coupure du trafic, « le canal de Suez a traversé la tempête de la guerre sans gros dommage ». En revanche, la fin de la guerre est marquée par une explosion nationaliste, une inflation galopante et des tensions entre les différentes nationalités qui composent les salariés de l’entreprise. Après plusieurs années de troubles, le statut de protectorat est aboli en 1922, l’Egypte indépendante devenue une monarchie autonome reste cependant sous le contrôle discret des Britanniques. La redistribution des cartes au Moyen-Orient accentue en effet le rôle stratégique du canal, axe essentiel de l’Empire. Catherine Piquet montre que pourtant, la Compagnie de Suez en tant que telle n’inquiète plus guère et qu’après quelques tentatives pour mieux asseoir sa place dans le jeu compliqué entre Anglais et Egyptiens, elle finit par se concentrer sur son activité, préservée des troubles sociaux par sa politique paternaliste.

Le Canal pendant la seconde guerre mondiale

Tant que l’influence égyptienne restait minime dans la zone du canal, celui-ci ne constituait pas un enjeu de la lutte nationale, mais la situation change dans les années 30, et le 7e chapitre, « le canal au cœur du conflit entre Londres et le Caire » expose l’opposition irréductible entre nationalistes égyptiens pour qui le canal symbolise la présence des étrangers et l’empire britannique, pour qui dans un contexte international qui se tend, il reste une pièce essentielle de leur dispositif. La Seconde guerre mondiale renforce du reste et la présence militaire britannique et l’emprise anglaise dans la gestion du canal. Le canal lui même est indirectement au cœur des affrontements en Méditerranée et au Moyen Orient entre troupes anglaises et anglo-égyptiennes d’un côté, et troupes italiennes bientôt rejointes par l’Afrika Korps et et il est directement attaqué par voie aérienne. La pose de mines destinées à arrêter la circulation maritime nécessite de nombreuses interventions de l’armée et des services de la Compagnie de Suez. L’été 1942 voit la pression allemande se desserrer jusqu’à l’achèvement de la campagne au printemps 1943. Aux lendemains de la guerre, alors que le trafic à été rarement interrompu, et que les travaux de remise en état sont en cours, c’est la direction française de la compagnie, dont on s’est par force passé pendant l’occupation, qui se trouve contestée à la fois par les Anglais, soucieux de leurs intérêts et par les Égyptiens.
La part de l’histoire événementielle qui était la caractéristique des 6e et 7e chapitres n’avait guère laissé la place de traiter des évolutions de longue durée, ce que Caroline Piquet fait pour la période 1914-1956 en présentant dans le 8e chapitre « Suez et l’évolution du commerce maritime », dont les pages contiennent à la fois des éléments relatifs aux navires et à leur évolutions, aux conséquences de ces dernières sur le canal lui-même, ainsi que celles qui concernent les modifications des routes commerciales et des marchandises transportées. Une caractéristique de la période est notamment « l’affirmation de la route pétrolière ».

Les événements de 1956

Le 9e chapitre renoue avec le fil des événements en traitant du « Retour à l’Egypte », par la nationalisation de 1956 qui fait tout de même suite à « dix ans de nationalisation rampante ». Cette nationalisation qui s’inscrit dans un double contexte purement égyptien et de décolonisation parfois difficile que connaissent les gouvernements anglais et français débouche sur la crise de Suez dont le régime égyptien sort moralement vainqueur malgré les défaites militaires et les dégâts militaires et civils. Le canal quant à lui est inutilisable pendant plusieurs mois, avant la reprise sous « gestion égyptienne, contrariée par les conflits régionaux (1957-1975) », objet du 10e chapitre. La période est marquée sur le plan technique par des travaux d’élargissement et d’amélioration que la guerre des Six-Jours réduisent à néant en 1967. Avec « une armée sur chaque rive du canal » le trafic est interrompu ce qui provoque d’importantes répercussions sur le commerce mondial jusqu’à la réouverture du canal en 1975 qui fait suite au retrait des troupes israéliennes en 1974 prévu par la conférence de Genève de l’année précédente, conférence provoquée par la guerre de 1973.
Les travaux, facilités par un prêt de la BIRD sont importants de 1975 à 1980 car les navires sont devenus de plus en plus gros, et demandent de plus des infrastructures nouvelles . Catherine Piquet expose dans ce chapitre la politique commerciale qui est alors suivie, face à la concurrence des supertankers et des oléoducs en montrant notamment les gains que peuvent réaliser les armateurs, dans certains conditions, en empruntant le canal. Du côté purement égyptien, elle souligne également le rôle du canal dans « une région en pleine expansion, vitrine d’une Égypte ouverte sur le monde », même si la militarisation de la zone reste importante. L’épilogue qui clôt le texte récapitule les éléments marquants de la longue histoire du canal tout en notant que depuis la nationalisation « le canal a ainsi réussi à concilier deux ambitions longtemps antinomiques : être une voie maritime pour l’Egypte et le monde ».

Le texte, malgré sa densité ne pouvait être aussi détaillé que celui de la thèse originale dont il est issu, quelques contractions sont parfois perceptibles ; c’est le lot commun de ce type de publication avec en sus toute la difficulté qu’il y a à dérouler un fil chronologique riche en événements et en même temps traiter des évolutions de longue durée. De nombreuses indications chiffrées sont fournies dans le texte ou les annexes, que trois citations, trois visions différentes du canal illustrent. Les notes sont fournies, mais malheureusement reportées en fin de volume, ce qui rend leur utilisation difficile, les croquis sont clairs et lisibles, la chronologie courte mais bien composée, enfin la bibliographie peut constituer une bonne base de références, même si l’indication des sources est plus que sommaire, se limitant aux noms des dépôts d’archives.
Cet ouvrage agréable à lire constitue donc une intéressante synthèse et il peut être, de plus, particulièrement utile pour qui s’intéresse au commerce maritime, à la mondialisation et à l’histoire de cette région.

Alain Ruggiero Département d’Histoire, UFR LASH
Université de Nice Sophia-Antipolis