Déracinés, exilés, rapatriés ? Fin d’empires coloniaux et migrations par Olivier dard et Anne Dulphy (dir.), aux éditions Peter Lang, dans la collection « Pour une histoire nouvelle de l’Europe », volume 12, 2020 à Bruxelles.
Mr Olivier Dard est professeur à la Sorbonne Paris, et Mme Anne Dulphy, à LinX-École polytechnique. Ils assurent la direction de cet ouvrage.
Introduction
Déracinés, exilés, rapatriés, des termes qui sont des marqueurs importants de la mémoire collective dans la France du second 20e siècle. Ils sont associés à la fin de l’Empire colonial français.
L’objectif de l’ouvrage est d’étudier des migrations consécutives à la fin des empires coloniaux. Ce n’est pas le premier ouvrage qui s’y consacre, mais jusqu’ici, l’approche était plutôt nationale avec l’étude des rapatriés respectifs des pays européens. Ce livre veut souligner l’importance des populations dites à l’époque « indigènes » qui, favorables aux métropoles durant les guerres coloniales, ont rejoint ces dernières au terme des conflits ou ont choisi d’opter pour d’autres pays européens, ou encore choisi de franchir l’Atlantique pour s’installer au Canada ou en Argentine.
Les auteurs soulignent l’historiographie inégale, mais riche sur les migrations, à savoir la politique publique vis-à-vis du rapatriement, les conditions de l’exode, les modalités de l’accueil, la réinstallation, l’intégration métropolitaine, la contribution au développement régional. Si rajoutent les documents qui s’arrêtent sur la communauté pied-noire, sa physionomie socio-économique, son comportement politique, sa structuration associative, ces formes de sociabilité, sa mémoire et son identité…
Qu’en est-il de la transmission identitaire notamment dans la seconde génération des enfants de rapatriés qui a grandi dans l’Hexagone après avoir vécu ses premières années en Algérie ? Quel est le rôle des femmes, avec le double rôle de soutien à la réadaptation dans l’exil et de maintien des coutumes et traditions de l’Algérie au travers de la cuisine notamment ?
L’ouvrage aborde également les exils vers des destinations plus ou moins lointaines, notamment l’Espagne et plus spécifiquement la région d’Alicante ; mais encore l’existence d’une catégorie bien particulière d’exilés, les anciens de l’Organisation Armée Secrète (OAS). En évoquant l’Argentine, c’est un parti pris des auteurs du livre, voulant s’arrêter sur des déracinés qui plutôt que d’être rapatriés dans une métropole qu’ils ne connaissaient pas ou rejetaient, ont préféré assumer au loin leur nouvelle identité d’exilés. Ce sont des choix individuels ou familiaux, mais les auteurs veulent considérer l’empire comme un creuset migratoire, permettant de s’interroger sur les décisions des descendants de ces migrants.
Les harkis, ou anciens supplétifs, appelés aussi rapatriés d’origine nord-africaine depuis la fin des années 1980 où, réfugiés français musulmans, sont beaucoup moins nombreux. Les auteurs s’arrêtent sur les raisons de leur engagement, leurs conditions de transfert, sur les formes d’intégration locale, sur les descendants, …
Il est beaucoup question de l’Algérie, mais les autres territoires du Maghreb ne sont pas négligés ; à juste titre sont rappelées les aspirations de l’Italie et de l’Espagne à s’implanter respectivement Tunisie au Maroc avant que la France n’en fasse son « pré carré ». Cela explique l’installation d’importantes communautés étrangères dans les deux protectorats français et l’existence au Maroc – outre la ville de Tanger au statut international– de zones et d’enclaves sous la domination espagnole.
Les auteurs soulignent donc que les mouvements migratoires lors de l’indépendance des colonies, Afrique subsaharienne et Indochine, ont jusqu’à présent peu retenu l’attention, d’où l’intérêt de cet ouvrage qui s’appuie sur une approche comparative des empires coloniaux afin de ne pas traiter la décolonisation française comme un isolat.
L’ouvrage est organisé en différentes parties, séparant les flux et les lieux.
Dans les flux sont abordés l’accueil en métropole des Français d’Indochine de 1945 à aujourd’hui par Alice Voisin, les Italiens de Tunisie et du Maroc après l’indépendance de Bruna Bagniato, les orphelins d’un empire perdu. Regroupements et lobbies des agents coloniaux et des colons belges (1960–1962) par Francis Balace, la fin de l’empire colonial portugais : le processus d’intégration des retornados au Portugal (1975/2018) par Morgane Delaunay, les Espagnols des Maroc(s), entre départs et retours, 1956–1975 par Gérard Crespo.
Voici quelques notes prises sur l’étude présentée par Madame Voisin.
Quitter la colonie : l’accueil en métropole des Français d’Indochine de 1945 à aujourd’hui par Alice Voisin, ENS Lyon.
La fin des empires coloniaux a contraint les puissances européennes à organiser le rapatriement de leurs ressortissants vers le sol métropolitain. Le « rapatriement » concerne le transport, l’accueil et le reclassement des individus. Mais, il est utilisé sans distinction pour qualifier les déplacements de population très hétérogène d’un point de vue ethnique, social ou professionnel et qui ne sont pas toutes originaires des mêmes territoires. Ces rapatriés sont souvent des réfugiés qui fuient le territoire dont ils sont originaires : les colons nés dans les colonies, les autochtones naturalisés, ainsi que les métis. La chercheuse observe que les conditions d’accueil sont différentes et choisit d’aborder la première colonie française à avoir connu ce phénomène migratoire singulier, l’Indochine.
Les Français étaient peu nombreux, car il s’agissait d’une colonie d’exploitation ; rares étaient ceux qui s’y installaient durablement. Il s’agissait surtout de fonctionnaires ou de militaires. Les métis sont une part importante de la population dans la péninsule indochinoise. Il y aurait entre 35 000 et 45 000 personnes entre 1945 et 1990 à avoir été rapatriés en métropole. Il s’agit de la première étape des décolonisations françaises, la puissance coloniale rencontre un phénomène inédit qu’il a contraint à prendre des mesures dans l’urgence, afin de gérer des flux humains inattendus. Sont mises en place les prémices de la législation qui permettra ensuite de prendre en charge les Français des colonies.
L’étude des parcours des rapatriés commence avant même le départ de l’Indochine. Les rapatriements s’effectuent en plusieurs temps, à la fin de la Seconde guerre mondiale dans le contexte de la fin de l’occupation japonaise et de la déclaration d’indépendance du Vietminh le 2 septembre 1945. Les rapatriements les Français internés par les Japonais sont donc sanitaires, parce qu’ils ont besoin de soins médicaux, puis généralisés aux populations fuyant les combats entre le Vietminh et les troupes françaises.
La seconde vague a lieu au lendemain de la défaite française à Dien-Bien-Phu en mai 1954, et lorsque les accords de Genève sont signés en juillet de la même année, officialisant l’indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Entre 1947 et 1953, les rapatriements ne dépassent pas 1000 à 1500 personnes par an et les flux d’arrivée continuent. Le rapatriement ne signifie pas forcément une réinstallation en métropole, les autres colonies françaises sont également des destinations possibles. Entre 1954 et 1956, plus de 15 000 personnes quittent Indochine, dont 7 à 8000 Eurasiens. Considérés comme des agents de la colonisation, comme des dominants dans la société coloniale, sans être pour autant estimés comme des Français à part entière par l’administration.
La chercheuse s’arrête alors sur le processus de prise en charge par cette dernière. Cela concerne essentiellement les plus démunis, prise en charge par le service social à Saïgon, avec un fichage et la constitution de dossiers.
L’accueil s’avère très différent selon le profil du rapatrié avec des cas très disparates. Les rapatriés constituent un groupe hétérogène qui subit le déracinement : l’exil représente le départ vers la métropole, l’auteur souligne l’absence ou la mauvaise connaissance de la langue et de la culture française, un obstacle à l’intégration sociale et professionnelle. La démarche est enrichie par des exemples concrets et riches, présentant les orphelins, les familles franco-indochinoises, les Vietnamiens naturalisés. Elle se poursuit par la présentation des politiques d’accueil. Dans les premiers temps, les rapatriés sont accueillis en urgence dans des centres temporaires, à Marseille, Toulon ou Paris pour les arrivées par avion. Tous les rapatriés ne sollicitent pas un hébergement, tous ne subissent pas de plein fouet le déracinement et le sentiment d’exil, voire l’hostilité que subit une partie d’entre eux.
On peut donc considérer que l’Indochine a servi de laboratoire : on réfléchit à la législation, à l’organisation financière et aux crédits accordés à ce qui devient une « préoccupation nationale » : les emplois réservés, des aides financières …
Dans la seconde partie, les lieux, les auteurs reprennent des exemples variés évoqués par quelques chercheurs : le Lot-et-Garonne, terre d’exil et d’ancrage pour les harkis par Katia Khemache, l’exemple des pieds-noirs d’Alicante : de l’exil à l’implantation par Mariana Dominguez Villaverde, l’Argentine, un nouveau front pionnier pour les Français d’Algérie ? Par Anne Dulphy, l’immigration juive marocaine au Canada par Yolande Cohen.
Prenons l’exemple du Lot-et-Garonne, terre d’exil et d’ancrage pour les harkis par Katia Khemache, docteur en histoire. Elle revient pour commencer sur les circonstances douloureuses de l’immédiate après-guerre dans une Algérie qui subit un véritable chaos. Mais, que désigne le mot harki, trop souvent raccourci historique : parmi les personnels civils et fonctionnellement démissionnaires, les élus ou notables musulmans, les supplétifs des forces armées (estimé en janvier 1961 un effectif total compris entre 180 000 et 210 000 hommes) ? Selon l’ONU, au cessez-le-feu, le nombre des musulmans pro-français qui seraient menacés, serait estimé à 263 000 hommes. Ils seraient essentiellement des ruraux, le plus souvent analphabètes et se seraient engagés auprès de la France pour la solde, le désir de protection ou des réactions de vengeance contre les exactions commises par le FLN, pour le respect de l’ordre établi, le dévouement envers des Français ou envers la France symbole alors de puissance. Il n’y a pas de réel engagement idéologique.
Trois options leur sont proposées : la démobilisation avec versement d’un « pécule », l’engagement dans la force locale (gendarmerie ou armée), ou un poste dans les nouveaux centres d’aide administrative. Mais, ils deviennent une cible de l’ALN et surtout des « combattants de la 25e heure ». Il y aurait eu entre eux soit 60 000 et 150 000 morts. 60 000 harkis auraient été contraints à l’exil. La chercheuse s’arrête sur l’exemple de 1260 harkis et assimilés dans le département du Lot-et-Garonne, dont la quasi-totalité est hébergée au camp de Bias (1250) en 1964.
Il s’agit d’une migration non désirée, contrainte pour les pouvoirs publics français ; le reclassement des harkis en France a pour but de veiller à la sécurité d’État, mais aussi à celle des harkis eux-mêmes face aux Algériens pro-FLN présents sur le sol français. Leurs arrivées sont placées sous une étroite surveillance, ils sont envoyés dans des camps provisoires : entre 1962 et 1964, ils accueillent ainsi jusqu’à 15 000 personnes dans les camps du Larzac, Bourg-Lastic, La Rye-Le-Vigeant (Vienne), Rivesaltes, Saint-Maurice-l ’Ardoise (Gard), Bias (Lot-et-Garonne) pour les plus connus.
Les exilés sont répartis en trois groupes : les familles où le père est présent, relativement jeune et valide, en état de travailler, celles où le chef de famille est soit un homme âgé ou/et invalide, soit une femme seule avec enfants, les hommes seuls. Selon leur catégorie, les premières familles sont dirigées dans des zones différentes : les premières, vers des zones industrielles où on construit des ensembles immobiliers et vers des lieux où on prévoit une installation dans des hameaux de forestage dans le sud du pays, les « irrécupérables » selon l’administration, sont dirigés vers Saint-Maurice-L ’Ardoise et Bias.
La chercheuse s’arrête alors sur les premiers pas des harkis en Lot-et-Garonne « dans un contexte de bienveillance isolée et de méfiance généralisée ». Le camp de Bias est un lieu de mémoire qui a accueilli des populations très différentes : des réfugiés espagnols après 1936, on y enferme des résistants pendant la guerre de 1939–1945, en 1941, un groupe de démobilisés qui séjournent, en 1947, c’est une occupation par l’Armée de l’air, à partir de 1954, quelques Indochinois y sont installés. C’est en 1963, que le Centre d’accueil des rapatriés d’Algérie ou CARA est crée sur ce même lieu ; du 18 au 23 janvier 1963, 800 harkis posent le pied sur le sol lot-et-Garonnais. Il s’agit essentiellement de célibataires, de chefs de famille malades ou invalides, d’enfants de moins de 16 ans majoritairement. Chaque famille reçoit un strict nécessaire. La vie quotidienne est codifiée avec un règlement strict, avec notamment un contrôle des entrées des sorties. La vie s’organise petite à petit, avec une intégration silencieuse pour certains d’entre eux et pour d’autres des rapports tendus avec les pouvoirs publics.
C’est avec la seconde génération qu’émerge un mouvement identitaire, qui se manifeste par des heurts violents, des séquestrations d’otages, des grèves de la faim, … qui illustrent l’amertume et la rancœur, dénoncent les conditions de logement de certains anciens de Bias, la situation de chômage que connaissent leurs enfants et la ségrégation dont souffrent, selon eux, une majorité d’enfants de harkis. Ce mouvement aboutira à la loi Romani de 1994. Pourquoi une question harkie refait surface dans les années 1990 ? En raison de la guerre civile en Algérie, des révélations du général Aussaresses, de la série de lois et de gestes menés par les pouvoirs publics français. Beaucoup d’enfants de harkis vont alors témoigner, sortant cette population du silence, trop longtemps, apparue comme celle des « bannis de l’Histoire ».
L’auteur conclut en rappelant que le transfert en France d’un nombre important de familles harkies n’a pas été voulue par le gouvernement français après les accords d’Évian : il s’agit d’initiatives d’anciens officiers et de l’accroissement des exactions en Algérie. Le déracinement a fait émerger une conscience collective, celle de l’exil et du partage d’un territoire, malgré la ségrégation subie, faisant naître un groupe social atypique, les harkis, « témoins de l’histoire coloniale française, pour ne pas dire de la névrose coloniale française ».
L’ouvrage se veut synthétique, construit sur une histoire croisée, celle de ces déracinés, exilés, rapatriés des empires coloniaux. Il se lie avec intérêt, permet de nourrir sa culture personnelle, entretenir un regard critique sur cette période coloniale, enrichir également des cours par des exemples qui ont le mérite de rendre leur place à des populations qui ont connu des diasporas non désirées. Peut-être peut-on lui reprocher de ne pas y joindre une chronologie des faits évoqués, mais les études ont le mérite de croiser des témoignages de communautés ou d’individus. Un livre intéressant et une collection qui stimule la curiosité.