Jean-Pierre Poly, historien du droit et enseignant à Paris X Nanterre, s’est fait connaître il y a une vingtaine d’années par son travail sur la mutation féodale en Provence, il livre ici le résultat d’un travail entrepris en collaboration avec G. Duby et poursuivi seul après la disparition du maître.
Qu’est-ce qu’une histoire de la sexualité ? Il semble difficile d’envisager l’histoire d’une pulsion, aussi le choix a été fait d’une voie plus dialectique, « scruter le mouvement qui unit pulsion et culture, faire l’histoire des structures sociales qui encadrent la libido et des attitudes mentales qui l’orientent ».
C’est une période clé que ce MA, période de 1000 ans où se forme une première esquisse des Etats-nations, période de genèse aussi notamment dans le domaine de la sexualité ; période oubliée aussi, notamment par M. Foucault qui passe directement à la culture antique en n’évoquant le MA que sous l’angle du christianisme et de la pénitence. Du VIe au XIe, peu de traces subsistent, la littérature est non seulement masculine mais aussi cléricale.
L’auteur refuse la vision caricaturale du sexe médiéval, violent et brutal, apprivoisé par l’alliance entre l’Eglise et la Femme et se terminant par la naissance de « la fin amor ». Le refus est net pour les chercheurs de réduire leur travail à cette opposition. Ils ne veulent pas non plus une opposition simpliste entre la chasteté prônée dans la littérature courtoise et une littérature populaire plus gaillarde ou paillarde, les deux types de littérature sont tout aussi stéréotypées. C’est donc dans le domaine du droit que Poly a recherché la trace des tensions de la sexualité de la société médiévale, notamment les pénitentiels du premier MA qui mettent en évidence les normes sexuelles (pénitenciel de Burchard), droit qui donne une mesure du changement même s’il « n’échappe ni à l’idéologie, ni aux fantasmes », notamment à propos de l’inceste.
Période de renouveau du droit, et notamment du droit canonique avec les compétences étendues du juge ecclésiastique (jurons, amulettes, hérésie, sorcellerie, temps de chasse et de guerre et aussi d’union sexuelle, mais aussi de dot et de douaire, et bien sûr d’inceste). Interdiction de mariage avec les parents jusqu’à la 7e génération, interdit d’ordre symbolique car irréaliste (le concile de Latran IV en 1215 limite à 4 générations, mais reste peu possible) mais qui dure longtemps.
Depuis les XIXe XXe avec Freud, W. Reich, Cl. Levi-Strauss, l’étude de la sexualité apparaît comme inséparable de l’étude de la parenté. Importance donc de partir de l’inceste « nœud gordien du sexe ». Au point de vue du sexe et de la parenté, le MA est le moment où l’interdit de l’inceste est devenu général, toute parente est devenu inépousable.
J. Goody en reconnaissant le rôle central de l’interdit de l’inceste, l’attribut à l’action de l’église, mais J.L. Flandrin suggère plutôt qu’il s’agit d’anciennes croyances reprises et organisées par l’église. G. Duby ne croyait pas à l’hypothèse de Goody, au tournant des XIe et XIIe il voit un compromis entre le monde des guerriers et celui des prêtres qui aboutit à cet interdit de l’inceste et à l’adoption du mariage européen qui perdure jusqu’à la Réforme et à la Révolution française, puis à notre époque où l’on le reconsidère. G. Duby voyait ce compromis fondé sur la misogynie du MA et sur la peur des femmes.
Difficulté rencontrée pour la période du VIe au XIIe siècles, l’écrit se raréfie et reste aux mains d’une minorité de clercs très différents du reste de la société ; sauf dans les terres récemment christianisées du nord de l’Europe où l’écrit va permettre la transmission de la tradition oral païenne, ces textes sont peu utilisés par les historiens français. Cette bipolarité culturelle entre clercs romanisés et société gentilice barbarisé décline à la fin de la période et laisse surgir une littérature profane « courtoise ». Mais ce sentiment qui apparaît comme médiéval, n’est souvent là qu’en trompe l’œil, le MA est-il aussi mâle qu’il y parait ? Question que se posait G. Duby et auquel tente de répondre l’ouvrage.
L’enquête articulée autour de l’inceste et de sa transformation, se déroule quand commence le MA, à la fin de l’Empire romain avec son système de parenté méditerranéen qui se dégrade sous la poussée de la culture gentilice germanique et nordique (rôle de la parenté matrilinéaire) ; à partir du IXe siècle s’affirme un nouveau système de parenté qui évolue au XIe siècle vers le modèle lignager. L’étude doit permettre de comprendre comment s’établit l’inégal équilibre entre les hommes et les femmes caractéristique de l’ouest du vieux monde.
Cela commence par Rome à la fin de son Empire où règne le système de parenté méditerranéen (G. Tillon), fait pour les pères (gynécée et mariages entre cousins) auquel tente de s’adapter le christianisme officiel ; c’est un monde endogame avec un inceste très réduit. L’homosexualité masculine est acceptée, c’est surtout une sexualité de pouvoir que l’Eglise ne réussit pas à supprimer, pas plus d’ailleurs qu’elle ne réussit à modifier l’endogamie trop incestueuse à son goût.
Dans le monde germanique, dont le système de parenté n’a été que fort peu étudié récemment et qui a été souvent déformé par un regard imprégné de romanité, se dégrade le système difficilement édifié à la fin de l’Empire romain ; la culture gentilice germanique et nordique donne elle une rôle important à la parenté matrilinéaire. S’édifie une conscience complexe de la parenté (représentée sous forme d’arbres, contrairement aux Romains qui utilisaient un système de tables), compromis entre une parenté large pour établir les alliances et la nécessité de garder le même sang. Les nobles sont les plus contraints par le respect de la coutume ; il semble bien que la priorité soir donnée à la matrilignée.
Quel est donc le pouvoir des hommes et des femmes dans la gentilité barbare ? Dans cette société où les femmes reçoivent une dot de leur mari et de leur père, elles ont une valeur positive. Mais sous l’influence de la romanité, l’obligation de protection des hommes à l’égard des femmes devient mainmise sur celle-ci ; l’ancien pouvoir des femmes recule. Le christianisme en convertissant d’abord les hommes et les nobles, avait abandonné aux femmes des campagnes la religion ancienne, cette féminisation du paganisme allait de pair avec sa diabolisation.
L’inventaire des conduites sexuelles du premier MA essaye d’en comprendre le principe, au moment où le rapport entre les hommes et les femmes s’inverse au IXe siècle. Dans le monde païen, la sexualité était fortement liée à la religion ; avec la christianisation, la religion païenne reste aux mains des femmes et les clercs contribuent à diaboliser les magiciennes que l’on commence à appeler sorcières.
Ensuite, s’affirme un nouveau système de parenté, compromis entre la parenté large germanique et la parenté romano-canonique de tradition méditerranéenne. Le système germanique introduit dans l’Empire romain maintenait la domination des mères et le gouvernement des chefs. Mais au IXe siècle, les rois francs sacralisent leur pouvoir en revendiquant le sacre biblique ; la christianisation s’accompagne d’un pouvoir royal fort. La parenté bilinéaire n’a plus sa place, les clercs imposent leur réforme du mariage qui interdit les mariages proches, en n’hésitant à camoufler la nouveauté de leur démarche en recourant à des faux forgés de toutes pièces. Ce modèle nouveau s’accompagne d’une lutte accrue contre la polygamie, le concubinage, le divorce… Cette exogamie est d’abord celle des rois, le jeu des familles nobles étant de chercher des alliances avec la lignée royale. L’interdit d’inceste est donc l’élément régulateur d’une nouvelle parenté, celle de l’aristocratie d’empire.
Avec la mutation du XIe siècle et l’apparition d’une société féodale, le système évolue pour devenir le modèle lignager dans lequel les femmes sont monnaie d’échange. Invitées à engendrer le plus possible, certaines de ces femmes se sentent attirées par les mouvements hérétiques qui prêchent la chasteté et qui apparaissent au même moment, chasteté que l’on impose aussi aux prêtres.
Le contrôle théorique de l’Eglise sur la sexualité s’affirme pendant ce MA dit classique. Pendant la querelle des investitures entre l’Empire et la papauté, le contrôle de l’inceste fut un outil pour les canonistes. L’organisation de l’année en fonction des interdits sexuels se fortifie : moins de 100 jours sont autorisés au IXe siècle, un peu plus au XIe. Dans le combat contre les prêtres mariés, la lutte contre la sodomie passe au deuxième plan, favorisant ainsi certain courant homosexuel misogyne (le triomphe de Ganymède de J. Boswell) chez les lettrés.
Déploiement des fantasmes qui exprime la sexualité européenne que peut aider à comprendre la psychanalyse, notamment lecture du récit de Guibert de Nogent ; le récit de sa vie qui enregistre quelquefois la voix des femmes et où l’on peut comprendre les formes que peuvent prendre les pulsions sexuelles sous la pression du modèle lignager. Mais aussi les textes qui traitent du péché de Charlemagne (inceste avec une sœur qui aurait engendré Roland) ou encore la légende nordique du prince idiot, le Hamlet de Shakespeare.
Avec la rupture des équilibres anciens entre les sexes et la victoire des hommes, il reste la peur des femmes qui favorise d’une part, certaines formes d’homosexualité et pour d’autres, l’amour courtois. Ainsi ce dernier est l’expression du rapport conflictuel des sexes, en quelque sorte compromis historique de leur ancienne dominance sur leur dépendance nouvelle.
L’antiquité et le MA classique tous deux fort mâles, sont séparés par un temps où la romanité a été confrontée aux sociétés septentrionales, structurées autour du chamanisme, de dominante féminine. Au XIIe siècle, ces sociétés gentilices avaient pour l’essentiel disparu. L’église par l’intermédiaire de l’interdit de l’endogamie a contribué à la disparition de ces vastes parentèles. Mais au Xe siècle, la constitution des lignages patriarcaux repose le problème des mariages proches que l’Eglise contrôle à l’aide des dispenses. C’est alors que le péché se transporte de la parenté à la sexualité, tout rapport sexuel est menace d’inceste pour l’Europe occidentale pendant sept siècles.
Travail qui met en évidence la nécessité de croiser les regards des différentes sciences sociales et humaines, l’anthropologie et la sociologie notamment, sans négliger la psychanalyse, qui demande de sortir de la seule ornière de l’histoire qui ne permet pas à elle seule de comprendre la complexité des relations entre les hommes et les femmes de cette période. A ce regard croisé, les enseignants de SES sont peut être mieux préparés que les historiens/géographes ; connaître les bases de l’anthropologie est pourtant une nécessité pour l’historien aujourd’hui !
Travail touffu, complexe, dans lequel il n’est pas toujours aisé de pénétrer, mais réellement passionnant qui renouvelle la vision du MA. Le chemin a été long pour arriver jusque là, mais en dépit de la disparition de G. Duby, J.P. Poly doit poursuivre dans ce champ de recherche car il a encore beaucoup à nous apprendre sur nous !
Il redonne également une véritable dimension européenne à notre histoire médiévale en ne la cantonnant pas aux territoires anciennement romanisés ; il réinscrit ainsi les hommes du nord dans la construction de l’identité européenne.
Si l’ouvrage est difficilement utilisable dans les classes (collège ou lycée), il amène l’enseignant à reconsidérer la place du MA dans la construction de l’identité européenne, y compris dans sa vision sexuelle.
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