Véritable somme, Le Coran des historiens est un travail d’une très grande richesse et qui a pour objet d’étude le livre saint des musulmans. Ce travail, dirigé par Mohammad Ali Amir-Moezzi, professeur des universités, directeur d’études à l’École pratique des hautes études/PSL et Senior Research Fellow à l’Institute of Ismaili Studies de Londres, et Guillaume Dye, professeur d’islamologie à l’université libre de Bruxelles (ULB), rassemble une trentaine de spécialistes internationaux. Le résultat de cinq années de travail est publié aux Éditions du Cerf sous la forme d’une coffret de trois livres comprenant les deux premiers volumes de ce travail (le volume deux étant divisé en deux livres).

Selon les auteurs, le Coran demeure pour les historiens un document énigmatique alors même qu’il constitue le socle de la pensée, de l’art voire même des sciences dans les civilisations musulmanes. Les auteurs rappellent qu’ils entendent ici par Coran le texte à l’état brut, c’est-à-dire sans tous les filtres qui ont pu se superposer au fil des années. Cependant, le Coran a donné lieu depuis le XIXe siècle et surtout depuis les années 1970 à un très grand nombre d’études critiques. Toutefois, ces travaux d’historiens restent relativement méconnus en dehors du cercle des spécialistes. Pour les auteurs, le grand public ainsi que les savants travaillant dans d’autres domaines ont peu accès aux résultats des recherches réalisées sur le texte coranique. L’objectif des auteurs est donc de « mettre à disposition du public le plus large possible la synthèse des études passées et le résultat des recherches actuelles sur le livre saint des musulmans. » (p. 22, vol. 1). Les auteurs rappellent également que Le Coran des historiens est un ouvrage inédit de par son objectif mais aussi parce qu’il rassemble des spécialistes de renommée mondiale. Cet ouvrage permet enfin de faire la synthèse des connaissances de presque deux siècles de recherches au sein des cercles académiques scientifiques sur le Coran et d’évoquer des pistes de recherches possibles.

Le Coran des historiens est composé de trois volumes reliés en quatre livres dont seuls les trois premiers sont présents dans le coffret qui est présenté ici. Le premier volume est décrit par les auteurs comme « une monumentale introduction sur le monde qui a vu naître le Coran » (p. 29, vol. 1). Ce volume sera étudié plus en détail ci-après. Le deuxième volume, le plus conséquent, est le commentaire des sourates. Enfin un troisième volume, absent du coffret, est entièrement consacré à la bibliographie que les auteurs souhaitent la plus exhaustive possible, sur « le contenu et les figures coraniques depuis les origines de la recherche critique, du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui » (p. 30, vol. 1).

Étude sur le contexte et la genèse du Coran 

Le premier volume tient lieu d’introduction qui a pour objectif de « présenter tout ce qu’il se passe en Arabie et autour d’elle au moment de l’avènement de Muhammad ». Il est divisé en trois parties : la première est consacrée aux contextes historique et géographique, la seconde examine le Coran comme un carrefour des traditions et de plusieurs religions de l’Antiquité tardive, la troisième traite du corpus coranique.

Le Coran et le début de l’Islam : Contexte historique et géographique

Le premier chapitre de l’ouvrage porte sur l’évolution historiographique de l’Arabie préislamique particulièrement depuis l’ouverture de l’Arabie Saoudite depuis les années 1970 aux recherches archéologiques. Il est ainsi admis aujourd’hui que le Coran s’inscrit dans l’Antiquité tardive, car il emprunte à la fois au christianisme et judaïsme byzantin et sassanide. Il hérite également de l’histoire de la péninsule arabique, notamment celle du royaume de Ḥimyar qui était certainement intégré au monde développé de la Méditerranée et du Proche-Orient, tout en gardant ses particularismes.

D’une manière générale, les relations entre les Arabes et les Iraniens sont établies depuis de nombreux siècles. Tel que nous le raconte Hérodote, les plus anciennes traces remontent à l’époque achéménide (558-330 av. J.-C.). Au temps des Sassanides (224-651), les contacts pacifiques et belliqueux sont nombreux, car les Iraniens ont intégré la péninsule à la liste des provinces de l’empire, en la contrôlant grâce à l’installation de places fortes le long du golfe Persique et par l’intermédiaire de vassaux arabes. Dans certaines régions, des groupes entiers se sont convertis à la religion zoroastrienne, ce qui explique la familiarité des populations arabes urbaines avec les pratiques et les croyances perses. Cette situation a certainement favorisé l’influence du zoroastrisme dans l’élaboration de la doctrine islamique.

Les auteurs rappellent qu’il n’existe que très peu de connaissances certaines sur le personnage historique de Muhammad. En effet, une grande partie des sources qui ont été utilisées pour retracer son parcours ont été rédigées bien après les évènements qu’elles racontent. Le Coran lui-même ne permet pas de reconstruire la vie du prophète. Les auteurs montrent ainsi les difficultés auxquelles sont confrontés les savants pour étudier l’histoire de la communauté de croyants de Muhammad.

Un chapitre est également consacré à une lecture critique des conquêtes, depuis celles menées dans l’ensemble de la péninsule arabique avec les premiers califes jusqu’à la fin de la première dynastie. Quant aux conversions à l’https://clio-cr.clionautes.org/lislam-2.html, les auteurs rappellent que le phénomène reste marginal au premier siècle de l’Hégire. Ce n’est que bien plus tard qu’il s’accentue de manière significative.

Le Coran au carrefour des traditions religieuses de l’Antiquité tardive

Les dix chapitres qui composent cette partie ont pour objectif de montrer que le Coran est un point de rencontre entre plusieurs religions de l’Antiquité tardive. Les auteurs ouvrent cette partie par les contacts entre les Juifs et les Arabes, dont les traces remontent à un millénaire avant l’Hégire. Les raisons de la présence juive, notamment dans le sud de la péninsule arabique, ne sont pas clairement établies. L’histoire du royaume de Ḥimyar est l’épisode le mieux documenté sur les contacts entre les populations juives et arabes de l’époque préislamique. Or ce royaume entretenait également des relations avec les Juifs de Palestine, ce qui est attesté par plusieurs sources. Des tribus juives étaient également implantées dans le Ḥijāz au temps de Muhammad. Le Coran est une des seules sources à notre disposition pour l’histoire de ces tribus.

Au moment des conquêtes sous les premiers califes et la dynastie des Omeyyades, les Arabes sont également en contact avec les populations juives présentes au sein de l’Empire byzantin. Il en va de même avec les différentes branches du christianisme apparues à la suite de fractures importantes autour de querelles christologiques. Les Arabes sont également en contact avec les chrétiens de l’Empire sassanide lors de son effondrement.

Le royaume chrétien d’Aksoum en Ethiopie fait également l’objet d’un chapitre, car il a exercé une influence non négligeable dans l’Arabie préislamique et des débuts de l’islam. Cette influence est visible au sein même du Coran.
Les auteurs s’intéressent aussi à l’influence éventuelle des écrits des traditions religieuses de l’Antiquité tardive. Il s’attardent particulièrement sur les sources dites « apocryphes » ou les apocalypses, notamment chrétiennes syriaques, juives et zoroastriennes.

Le corpus coranique

Dans les derniers chapitres du premier volume, les auteurs abordent le corpus coranique proprement dit. Après une courte présentation de l’histoire des études des manuscrits coraniques en Occident, les auteurs ont une approche matérielle du Coran. En effet, l’histoire du Coran dépend de la transmission des manuscrits. Ce corpus comprend aujourd’hui les manuscrits des quatre principaux dépôts, ceux de la mosquée de ‘Amr à Fusṭāṭ (Le Caire), de la grande mosquée à Kairouan, de la grande mosquée des Omeyyades à Damas et de la grande mosquée de Sanaa. D’autres manuscrits anciens ont également circulé dont certains ont été attribués à des personnages prestigieux. Cet ensemble documentaire permet aujourd’hui aux chercheurs de renouveler les hypothèses de reconstruction chronologique, grâce au travail conjoint de paléographes, de codicologues, des historiens de l’art, des philologues et des historiens. Cette étude matérielle du Coran est également accompagnée d’une approche épigraphique à laquelle il faut inclure la graffitologie. C’est au Proche-Orient et sur la péninsule arabique que l’on trouve le plus grand nombre de graffitis d’époque ancienne. Certaines inscriptions privées contiennent un ou plusieurs extraits du Coran, un amalgame de versets, un fragment de versets ou un texte d’inspiration coranique. Cet ensemble documentaire prend le nom de « Coran de pierres ». Toutefois, ce corpus n’a pas de réelle homogénéité et ne donne qu’une vision fragmentée de la diffusion du texte sacré dans les milieux privés des cent cinquante premières années de l’islam.

Les auteurs s’intéressent également à la trajectoire particulière qu’ont connue les études coraniques en Occident pour faire ressortir les difficultés auxquelles sont exposés les chercheurs d’aujourd’hui, notamment d’un point de vue de la méthodologie. Il mettent ainsi en relief les questions posées dans l’ouvrage autour de la chronologie du Coran et de celle concernant l’unicité ou la pluralité d’auteurs. Les auteurs rappellent également « que le Coran est moins un livre qu’un corpus, à savoir la réunion de textes séparés, relativement indépendants et hétérogènes, qui n’étaient pas initialement destinés à être réunis en un codex, et dont le rassemblement en un livre n’allait par conséquent nullement de soi » (p. 849, vol. 1). Ainsi, ils se posent les questions relatives à la canonisation du Coran, c’est-à-dire sa codification, sa diffusion sous l’autorité du calife et la mise en avant de la figure de Muhammad dont il faut contrôler autant que possible la mémoire.

Commentaire et analyse du texte coranique

Ce deuxième volume est constitué de deux tomes, le premier portant sur les sourates 1 à 26 et le second sur les sourates 27 à 114. Il est présenté par les auteurs comme « le seul commentaire complet du Coran, selon l’approche philosophie et historique, en langue française, et quasiment le seul, à certains égards, dans une langue occidentale » (p. 9, vol. 2). Ce deuxième volume est par conséquent la partie la plus importante du Coran des historiens à la fois parce qu’il forme le cœur de l’ouvrage mais également par le nombre de pages (2386 pages) qui compose le commentaire et l’analyse du Coran. Les auteurs rappellent que cette partie n’est pas réalisée pour se substituer à la lecture du Coran, mais bien pour l’accompagner. Ils ont d’ailleurs fait le choix de ne pas inclure au sein même du commentaire, ni le Coran dans sa version arabe, ni de traduction pour éviter d’alourdir davantage le deuxième volume. Les auteurs recommandent de lire le Coran en parallèle de leur analyse.

Le volume deux reprend l’organisation du Coran pour analyser les différentes sourates. Les auteurs soulignent qu’il s’agit d’un commentaire collectif, ainsi existe-t-il des différences dans l’analyse des sourates à la fois dans l’intérêt scientifique, la méthode, l’approche, le style ou encore la pédagogie, car chaque sourate est analysée par un auteur. De plus, la longueur du commentaire varie également en fonction des sourates. La sourate 2, al-Baqara (La Vache) est la plus longue du corpus coranique avec 286 versets, l’analyse s’étend sur 75 pages du volume. À l’inverse, al-Naṣr (Le Secours) qui ne compte de 3 versets, est analysée en 14 pages. Toutefois, chaque sourate est travaillée en suivant une démarche similaire. Dans un premier temps, les auteurs présentent la structure générale de la sourate. Ainsi, ils nous renseignent sur le nombre de versets, le sujet et la composition de la sourate et le plan qui l’organise. Parfois on y trouve des explications sur l’origine du titre, sur la datation de la sourate ainsi que le genre littéraire auquel elle appartient et sa place dans le Coran. Dans un second temps, on trouve le commentaire de la sourate, qui reprend le plan présenté auparavant. Certains auteurs accompagnent leur commentaire d’une partie sur la genèse de la sourate et offrent ainsi un résumé. Quelquefois, au sein d’un troisième temps, les auteurs nous proposent les variantes qui peuvent exister. Enfin, chaque étude de sourate se termine par des indications bibliographiques.

Conférence :

Journées de l’Histoire de l’Institut du Monde arabe

Le Coran des historiens : Révolte et révolutions : le rôle de la religion

Bibliographie des études sur le Coran

Ce troisième volume ne fait pas partie du coffret car les auteurs envisagent de le publier sous forme numérique « afin que l’on puisse continuer à l’alimenter et à le compléter en y ajoutant de nouvelles études au fur et à mesure de leurs parutions » (p. 30, vol. 1). Les auteurs ont souhaité y insérer de la manière la plus exhaustive possible l’ensemble des monographies, des articles des revues scientifiques, d’actes de colloques, de mélanges ou des encyclopédies et dictionnaires des chercheurs occidentaux portant sur le Coran depuis le début du XIXe siècle jusqu’en 2019. Pour que cette bibliographie soit utilisée le plus aisément possible, les auteurs ont décidé de ne pas l’organiser de manière alphabétique par nom d’auteur, comme il est habituellement d’usage, mais en suivant l’ordonnancement des 114 sourates. Enfin, après cette première partie bibliographique qui occupe la plus grande partie de ce troisième volume, une seconde partie est consacrée à la liste des ouvrages et des études portant sur les personnages mentionnés par le Coran.

Au final, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Guillaume Dye, ainsi que l’ensemble des auteurs ayant contribué à cet ouvrage ont réalisé un travail remarquable, tant par la qualité du contenu que par la volonté d’exhaustivité. On regrettera cependant l’absence des versets du Coran au sein du deuxième volume, mais les raisons avancées par les auteurs sont clairement argumentées (voir supra). On regrettera également l’impossibilité pour le moment de se procurer uniquement le premier volume, le seul qui puisse être utilisé comme une synthèse, sans à avoir à acheter l’ensemble du coffret. Toutefois, ce coffret est un outil indispensable à toute personne souhaitant avoir une lecture historique du Coran.