« Enfin, pour en revenir au fond, le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté ou, tout du moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libéralisme du XIX° siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes » 1

Le 18 janvier 1957, Pierre Mendès France intervient à l’assemblée nationale dans le débat sur le projet d’élaboration du traité de Rome, votant contre la poursuite des négociations engagées depuis janvier 1956 par le gouvernement Guy Mollet, qui s’est impliqué fortement dans ce projet alors très controversé en France. Contre toute attente, De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, va encourager le choix du marché commun, dans lequel il voit un simple « traité de commerce », utile pour enterrer d’autres projets concurrents de coopération économique, tels que la Zone européenne de libre-échange (ZLE), portée au sein de la l’OECE, par les Anglais.

Avec l’engagement dans le projet de marché commun, les bases de notre développement (protection du marché national et du marché colonial, soutien au monde rural), telles qu’elles s’étaient élaborées depuis la fin du XIX°, vont être très largement transformées. C’est l’histoire de la manière dont ce choix décisif pour la France, a été d’abord opéré, puis ensuite conduit, que Laurent Warlouzet nous décrit, avec brio, dans cet ouvrage important.

L’Europe économique, un objet d’histoire

La CEE est devenue un espace original, animé par une dynamique d’intégration économique très ambitieuse. Derrière les débats entrecroisés qui ont sous-tendu cette construction, (pensons à Europe du marché vs Europe organisée ou Europe arbitre vs Europe volontariste), l’attention de l’auteur s’est portée vers la complexité des jeux d’acteurs (hommes politiques, hauts fonctionnaires, milieux patronaux), dont les horizons d’attente ont pu se déployer sur deux échelles, nationale et européenne, contribuant ainsi à redéfinir les fondations identitaires.

L’ambition de l’auteur participe donc d’un souci de redynamiser l’histoire économique par la confrontation des sources (archives administratives françaises, fonds de l’Union Européenne, archives britanniques, fonds privés, fonds patronaux, …) et des idées, dans un cadre européen. Cet ouvrage, publié par le CHEFF, est issu d’une thèse soutenue en 2007 à Paris IV.

La première partie est consacrée à l’examen minutieux du processus de décision qui conduit à la mise en place du marché commun entre juin 1955 (Conférence de Messine, qui réunit les ministres des affaires étrangères de la CECA, et dont sort le « comité Spaak », auteur d’un rapport qui lancera le projet de marché commun) et la fin de l’année 1958 (le plan Rueff engage la libéralisation de l’économie française lui permettant d’affronter le défi européen).

La seconde partie est consacrée à la présentation des trois modèles d’intégration économique qui s’affrontent, à travers les tentatives de ceux qui les défendent pour dessiner les contours d’une Europe en gestation, au cours de la dizaine d’années qui s’étendent de l’Europe à six jusqu’en 1969, quand débute le processus d’élargissement à la Grande Bretagne.

Comment expliquer les choix européens effectués par la France ?

Un marché commun très hypothétique

Les décideurs français sont souvent hostiles ou méfiants à l’égard des projets européanistes, et, dans un premier temps, ils vont être contraints de se déterminer, face à des initiatives qui leur avaient échappé peu ou prou. Il en va ainsi du rapport très audacieux élaboré au sein de la CECA par le comité Spaak 2 qui propose en 1955 de fusionner les économies des Six autour des « quatre libertés » de circulation accompagnées de mesures de régulation.

En Grande Bretagne, on soutient le projet de zone de libre échange (ZLE) qui se discute en parallèle et qui peut s’avérer être un projet complémentaire ou concurrent. En France, contre ceux qui, comme Pierre Mendès France, dénoncent un projet menaçant le modèle social français, ou ceux qui, à rebours, plaident pour un projet plus libéral de ZLE, Guy Mollet va finir par surmonter les résistances initiales, pour imposer le choix du marché commun en s’appuyant sur une frange minoritaire du patronat et sur l’action résolue d’une poignée de hauts fonctionnaires (avec au premier plan, Robert Marjolin).

Trois critères ont pesé pour emporter la décision : le poids de la contrainte extérieure (l’empire colonial commence à s’éroder au moment où l’ouverture des marchés s’impose avec le GATT par exemple) ; la qualité intrinsèque d’un projet de compromis qui pouvait permettre à la France de s’ajuster avec souplesse ; le rôle décisif d’une poignée d’acteurs convaincus.

L’acceptation rapide de la CEE sous la pression des contraintes

La fin de la IV° République est marquée par l’aggravation de la crise coloniale qui se double d’une crise financière aigüe, marquée par le lourd déficit de notre balance des paiements, ce qui aboutit à une crise politique profonde, avec l’instabilité ministérielle afférente. C’est dans ce contexte difficile que les anciens adversaires de la CEE commencent à tourner casaque et à en accepter l’existence, surtout quand les Anglais poussent les feux pour obtenir le lancement de la ZLE : ne voyons aucun zèle pro-européen dans cette conversion des décideurs français, mais bien plutôt la prise en compte qu’ils font des rapports de force en Europe.

Un nouvel acteur apparaît désormais au début de l’année 1958, quand se met en place la Commission européenne. La France compte deux des neuf commissaires, dont l’économiste Robert Marjolin, qui est vice-président, en charge des affaires économiques et financières. Observons tout de suite que si la France a bénéficié d’une position forte au sein des nouvelles administrations communautaires, ces fonctionnaires français ne doivent en aucun cas être perçus comme de simples relais d’un gouvernement français, d’ailleurs encore très flottant quant à ses choix européens : leur champ d’action et de réflexion est d’emblée celui des réseaux européens en formation auxquels ils participent.

1958, « le miracle ou la faillite » : De Gaulle et le « traité de commerce »

De Gaulle, revenu au pouvoir, accepte pleinement le choix de la CEE parce qu’il en perçoit la portée économique pour la modernisation de l’économie française qu’il appelle de ses vœux et parce qu’il accepte volontiers le rapprochement entre pays européens inhérent au processus. A un moment où la France est plongée dans une crise profonde (Algérie et finances en berne), la CEE apparaît comme un levier décisif pour redresser la puissance française en modernisant son économie, sous l’aiguillon de la concurrence.

Accepter pleinement la CEE va s’accompagner d’une rupture de la négociation, pourtant déjà bien avancée, sur la ZLE : en jouant loyalement le jeu dans les institutions communautaires et en se rapprochant de la RFA d’Adenauer, la France va réussir, fin 1958, à faire assumer par ses partenaires la rupture qu’elle souhaite avec la ZLE, et donc avec la Grande Bretagne, dont elle craint la concurrence pour le leadership en Europe.

Accepter la CEE implique cependant un redressement financier en France, c’est tout l’enjeu du plan Rueff que l’auteur analyse comme une rupture radicale, marquant un changement complet de paradigme, si on l’envisage à une triple échelle nationale, européenne, mondiale. Jacques Rueff est certes un libéral bon teint mais il penche alors pour un libéralisme régulé qui va permettre à la France de pouvoir appliquer vraiment le traité de Rome par une quadruple action : remise en ordre monétaire (dévaluation, avec en ligne de mire le retour à la convertibilité du franc) ; remise en ordre budgétaire fondée sur une politique d’austérité classique ; libéralisation interne (réduction des interventions de l’Etat dont on sait qu’elles avaient pris une ampleur importante après la Libération) ; libéralisation externe des échanges.

C’est bel et bien d’une véritable mise en conformité de la France avec l’évolution du cadre international (négociations du Gatt), sous protection d’un bouclier européen, la CEE. Pour autant cela ne va pas sans ambiguïtés et sans malentendus : De Gaulle et nombre de décideurs français n’ont pas perçu la force et le sens de la dynamique communautaire qui commence à s’exprimer dans la Commission dirigée alors par l’allemand Walter Hallstein.

Les décideurs français et la CEE (1959-1969)

Priorité à la PAC, un choix français discutable

De Gaulle imprime sa marque sur les choix français vis-à-vis de l’Europe, il s’inscrit dans une logique à la fois libérale et volontariste. A ses yeux, la CEE est un moyen, qui peut s’avérer provisoire, un simple « traité de commerce », très utile pour permettre à la France de brider l’inflation et de stimuler la compétitivité de ses entreprises, mais sans que cela implique davantage, et surtout pas une quelconque supranationalité. Une « Europe arbitre » lui suffit, pour autant qu’elle puisse aider à une libéralisation régulée des conditions de la concurrence, en combattant les distorsions, à l’abri du tarif douanier commun.

La PAC3 va devenir la priorité politique française. Bien davantage qu’une logique économique rationnelle (la France reste importatrice nette de produits agricoles jusqu’en 1968, et on peut s’interroger sur ce choix de développer l’agriculture), c’est davantage une logique de « welfare state » qui imprègne les conceptions françaises : soigner le malaise des agriculteurs, touchés par les réformes structurelles des années 1960 (ministère Pisani), avec l’exode rural qui les accompagne, est possible grâce au soutien des prix agricoles garantis par l’Europe. Ce choix, plus social qu’économique, devient une priorité française au point que la PAC va devenir le symbole de l’Europe et il sera très difficile de la remettre en cause (l’auteur la décrit comme une sorte de « vache sacrée) malgré d’évidents et nombreux effets négatifs. On pourrait y voir une continuité politique avec la logique du tarif Méline à la fin du XIX°.

La crise de la « chaise vide » causée par le retrait partiel de la France en 1965, porte au départ sur la négociation de la PAC, mais elle manifeste aussi la prise de conscience tardive d’une dynamique européenne, refusée et surtout mal comprise par De Gaulle, ce qui se fait au détriment des intérêts français dans les circuits des institutions européennes.

L’Europe ordolibérale à l’allemande

C’est l’un des chapitres les plus éclairants de cet ouvrage, car il permet de saisir la logique de ce que l’on connaît en France des positions allemandes, en les regroupant en bloc sous le nom d’économie sociale de marché. Partant des propositions d’une Europe organisée autour d’un marché régulé à l’aide de l’instrument que pourrait être une politique de la concurrence, le commissaire allemand Hans Von Groeben réussit à mobiliser un réseau « ordolibéral » européen pour faire avancer son projet ambitieux de réglementation souple des ententes, qui renforcerait au passage les pouvoirs de la Commission face aux administrations nationales. Face à cela les décideurs français peinent à faire valoir leurs vues qui privilégient le niveau national, on ne peut que constater leurs difficultés à influencer les circuits communautaires.

L’Europe organisée de Robert Marjolin

Avec ce chapitre, nous sommes un peu au cœur de ce livre. Il est centré sur la présentation de l’action et des conceptions de Robert Marjolin, vice-président de la Commission, porteur d’une vision très réfléchie et très pragmatique d’une Europe organisée et volontariste qui puisse être capable de coordonner les politiques publiques nationales, en inscrivant à l’échelle européenne la vision prospective de la planification indicative à la française. Le portrait de ce grand nom de la construction européenne, qui a d’abord été secrétaire général de l’OECE de 1948 à 1955, est particulièrement réussi. Au regard des débats actuels, on lit avec un intérêt accru les pages consacrées à ses efforts pour favoriser une coordination des politiques monétaires et conjoncturelles, ou celles qui analysent ses relations conflictuelles, d’un côté avec les autorités françaises gaullistes, d’un autre côté, avec les ambitions fédéralistes d’Hallstein, le président de la Commission.

Le dernier chapitre qui examine les projets de politique industrielle communautaire entre 1965 et 1969, est plus descriptif ; l’accent est mis sur l’émergence en France d’une nouvelle génération de « fonctionnaires modernisateurs » et sur les rapprochements esquissés avec leurs homologues italiens pour peser au sein de la Commission.

Les années 60, le temps des occasions manquées pour la construction européenne

Au terme de cette démonstration décapante, il devient possible et nécessaire de faire litière d’un grand nombre de lieux communs portant sur la construction européenne, et en particulier, celui d’un hypothétique âge d’or d’une CEE des années 60, qui aurait été pervertie par les élargissements ultérieurs. Par contre on gagne beaucoup à prendre connaissance des débats, et, non moins important, des réseaux d’acteurs liés à ces débats, qui ont marqué les premiers pas de la construction européenne et du processus d’européanisation alors entamé.

1 Pierre Mendès France, Œuvres complètes, vol 4,1955-1962, Pour une République moderne, Gallimard, 1987

2 Paul Henri Spaak est le ministre belge des affaires étrangères

3 Politique agricole commune

Compte rendu réalisé par Dominique Pascaud, professeur d’histoire (CPGE) au Lycée du Parc (Lyon) / avril 2012

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