L’inflation allemande de 1923, assimilée à un profond traumatisme, est toujours évoquée pour expliquer les ressorts enfouis d’une « préférence » allemande pour la « sagesse » monétaire. Sebastian Haffner1 l’évoque à travers son récit d’un épisode concret, paradoxal, mais très éclairant, en ce qu’il mêle les apparences de l’abondance monétaire et les réalités d’une vraie disette monétaire : « Le 31 ou le 1er du mois, mon père touchait son traitement …. Il était difficile d’estimer la valeur de ce traitement, qui changeait d’un mois sur l’autre ; une fois, cent millions pouvaient représenter une somme respectable, peu de temps après, un demi-milliard n’était que de l’argent de poche … Le lendemain, (on) se levait à quatre ou cinq heures du matin pour se rendre en taxi au marché de gros. On achetait en grand, et une heure plus tard le traitement mensuel d’un conseiller au gouvernement était transformé en denrées alimentaires non périssables. On chargeait dans le taxi des fromages gigantesques, des jambons entiers, des quintaux de pommes de terre. … Vers huit heures, avant le début des cours, nous rentrions à la maison, les provisions plus ou moins assurées pour tenir un siège d’un mois. Et c’était fini. Pendant tout un mois, on ne voyait plus un sou. ».

Cette inflation allemande avait été observée avec attention par les économistes, un peu moins par les historiens, avant que ne paraisse, en 1980, l’ouvrage de Carl-Ludwig Holtfrerich dont nous avons enfin désormais la traduction française. Le grand intérêt de cette étude tient à la démarche adoptée par l’auteur. Elle combine en effet un examen minutieux des sources, une mise en perspective, tout à fait accessible au non spécialiste, des grandes approches théoriques de l’inflation, un récit analytique dense et clair des enchaînements factuels qui s’appuie sur des apports multiples tirés de l’histoire sociale ou de l’histoire politique.

L’ouvrage est divisé en trois grandes parties : indicateurs, facteurs, effets de l’inflation.

Le passage de « l’inflation comprimée » à l’hyperinflation

La première partie est sans doute touffue et technique mais riche en données instructives. Consacrée aux formes de l’inflation, c’est un panorama très didactique des conceptions que l’on a pu s’en faire. Ce préalable permet d’ajuster la ligne de mire (prix de gros, salaires, niveau de vie, taux de change, masse monétaire à travers ses agrégats, bilans bancaires, structure de la dette flottante …), de déterminer la période à prendre en compte (le concept d’inflation comprimée justifie ainsi de remonter à 1914) et de présenter les sources adéquates.

« Squeeze the orange till the pips squeak !» (en VF : « Le boche paiera ! »)

Keynes avait mis au premier plan le thème des réparations : on ne pouvait à la fois, vouloir affaiblir l’Allemagne et lui imposer le poids écrasant de trop lourdes réparations. R. Poincaré, lui, était convaincu que les allemands utilisaient l’inflation pour ne pas payer leurs dettes. L’ouvrage offre une discussion serrée du problème à partir de nombreuses données chiffrées : ils s’attendaient à payer 30 Mds de marks-or, en 1921 ils sont sommés de payer 132 Mds. Les réparations ont représenté près de 10% du revenu national alors qu’elles paraissaient injustes, irréalisables, immorales pour la majorité des allemands : l’inflation aura bien été la solution.

Pour autant ses origines se trouvent d’abord dans le choix des modalités du financement de la guerre, couvert pour moins de 6% par l’impôt en Allemagne, contre 30% au Royaume Uni !

Au sortir de la guerre, on aurait pu choisir l’orthodoxie monétaire comme les anglais revenant à la parité d’avant guerre au prix d’une sévère déflation ; on aurait pu prendre acte de la dépréciation du mark (comme Poincaré en 1926 pour le franc), mais cela aurait imposé un rude effort fiscal pour les plus riches ; on va se résoudre à l’inflation, pour, selon le mot d’un des protagonistes, « utiliser toutes les possibilités qu’offre la création de monnaie plutôt que de paralyser l’effort productif et l’esprit d’entreprise par une politique confiscatoire ».

Après 1918, il fallait aussi financer le renforcement de l’Etat social. Ainsi, la politique fiscale devient un enjeu crucial, or, les agents économiques les plus aisés et les mieux avertis peuvent se prémunir plus facilement de l’inflation que de l’impôt. Le passage à l’hyperinflation dans l’été 1922, par l’accélération de la vitesse de rotation de la monnaie et la chute de la demande d’encaisses réelles, traduira l’effondrement brutal de la confiance des agents dans la monnaie.

Peut-on réévaluer positivement l’inflation allemande ?

Là encore le travail de CL Holtfrerich s’avère très novateur, nous nous contenterons d’en évoquer trois aspects essentiels, qu’il décortique avec un très grand soin :

  • La crise mondiale de 1920-1921 était partie pour être plus sévère que celle de 1929-1932, l’inflation allemande a été voulue comme une politique contre cyclique : « Il (Rathenau) expliqua ne pas craindre l’inflation … il recommandait de recourir un peu plus à la planche à billets … afin de pouvoir soutenir l’emploi et d’endiguer ainsi la crise qui touchait déjà le Grande Bretagne de plein fouet ». Elle aura donc contribué à soutenir la croissance mondiale évitant au monde la longue dépression qui sévira dans les années 30.

  • L’inflation (avant l’été 22) a permis de maintenir l’emploi sans avoir les effets négatifs, souvent décrits de manière passionnée, sur les salaires et le niveau de vie des travailleurs. Si on considère le passage de la journée de travail de 10 heures à 8 heures, les ouvriers qualifiés ont subi une légère dégradation de leurs salaires réels, alors que les non qualifiés ont bénéficié d’une nette amélioration, réduisant sensiblement l’écart avec les premiers.

  • L’inflation a lancé un vaste processus de redistribution dont les salariés dans leur ensemble ont tiré avantage (ils passent de 45% à 56 % du revenu national entre 1913 et 1925), au contraire des rentiers dont la position s’effrite (15% à 3% du revenu national).

Depuis 1980, de nombreux travaux ont suivi, l’auteur en dresse une recension critique dans son avant propos. Le débat reste vif en particulier sur le fait de savoir si l’inflation a été un signe d’impuissance des gouvernements de Weimar à mettre en œuvre une politique cohérente de développement économique et sociale, ou au contraire le reflet d’une stratégie, somme toute rationnelle de leur part, dans un environnement contraint. Un seul exemple : André Orléan2 , dans le cadre d’une série de travaux sur l’absence de neutralité de la monnaie, a récemment repris le cas allemand, en utilisant largement les données de CL Holtfrerich, pour montrer l’existence d’une lutte acharnée entre les différents groupes sociaux autour des politiques fiscales et monétaires, citant au passage Konrad Adenauer, alors maire de Cologne : « S’il n’y a plus de monnaie, alors les gens se battront à mort les uns contre les autres. ».

Cet ouvrage, qui fait déjà référence, intéressera les enseignants par la vigueur du propos, la clarté des explications, et l’abondance de la documentation (graphiques, tableaux …) fournie.

Compte rendu réalisé par Dominique Pascaud, professeur d’analyse économique et historique des sociétés contemporaines (AEHSC) au Lycée E. Quinet (Bourg en Bresse) et au Lycée du Parc (Lyon) Décembre 2008

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1 Sebastian Haffner, Histoire d’un allemand, 2002, Actes Sud

2 « Crise de la souveraineté et crise de la monnaie : l’hyperinflation allemande des années 1920 », in Bruno Théret (éd.), La monnaie dévoilée par ses crises. Paris, Editions de l’EHESS, 2008, 187-219