« Quand les Blancs disent « Justice », ils veulent dire « juste nous » ». Cet aphorisme populaire noir américain est mis en exergue par Charles Wade Mills (1951-2021) dans son ouvrage Le contrat racial paru en 1997. Philosophe jamaïcain tardivement naturalisé états-unien, il a soutenu une thèse sur le concept d’idéologie selon Marx et Engels avant de devenir universitaire, notamment à Chicago et New York. S’inscrivant dans le courant de la Critical Race Theory, il a prôné une philosophie critique de la race, laquelle n’élude plus mais au contraire révèle le poids majeur de la notion de race dans les rapports politiques mondiaux depuis plusieurs siècles. Son objectif a été d’élaborer une réflexion critique sur la notion et ses divers usages pour ultimement l’abolir. Très lu en Amérique du Nord encore de nos jours, son ouvrage majeur a été traduit par Aly Ndiaye alias Webster, parfois surnommé « le rappeur sage de Limoilou », le quartier central de la ville de Québec, puis publié en 2023 par l’éditeur montréalais Mémoire d’encrier. Mills y développe cette thèse centrale, résumée en lettres capitales dès la première page : « La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui. »
Mills fait de l’histoire en philosophe, mais en philosophe qui ambitionne de « responsabiliser davantage la philosophie analytique sur le plan sociohistorique » (p. 21). Tandis que les théoriciens du contrat social, Hobbes, Locke, Rousseau ou Kant, ont échafaudé des abstractions pures, Mills entend partir de la réalité des faits pour inventer la notion de « contrat racial ». Ancré dans la réalité, le « contrat racial est la vérité du contrat social » selon Mills (p. 111).
L’auteur affirme que « le contrat racial sous-tend le contrat social moderne » (p 110). Pour les philosophes européens du XVIIe siècle, le contrat social est volontariste, façonnant le système politique à partir du consentement individuel de chacun. Le peuple cède ainsi son autorité à l’État. Nos démocraties libérales sont précisément fondées sur ce type de contrat. Or, comme Lucius Outlaw l’a souligné, le libéralisme européen a limité « l’égalitarisme à l’égalité entre égaux », les Noirs et les autres étant, par le biais de la race, exclus de cette promesse du « projet libéral de la modernité » (p. 101). La suprématie blanche a créé un statut de sous-personnes, d’« humains-points d’interrogation » (p. 59) ou encore d’indigènes pour reprendre Jean-Paul Sartre, dans sa préface des Damnés de la terre de Franz Fanon où il divise le monde entre les hommes et les indigènes.
Le « contrat racial » peut ainsi être défini comme un ensemble d’accords, formels ou informels, entre les Blancs, leur permettant de s’octroyer des privilèges par rapport aux non-Blancs et d’exploiter leurs corps, leurs terres et leurs ressources. Les bénéfices du contrat racial sont une plus grande influence politique, une hégémonie culturelle, un avantage psychique à se prétendre supérieur, et finalement l’avantage matériel. Le contrat racial se base sur le fait qu’ « au 19e siècle, l’opinion conventionnelle blanche acceptait tout simplement la validité non controversée de la hiérarchie de races « supérieures» et « inférieures » » (p.64). Des controverses ont eu lieu en réalité à ce sujet, par exemple Victor Schoelcher et Georges Clemenceau, respectivement à la Société ethnologique de Paris et à la Chambre des députés, contestèrent l’assertion de l’inégalité des races.
C’est en vertu d’un « dysfonctionnement cognitif moral blanc » (p 149) selon Mills que le contrat racial s’est pérennisé. L’évitement, l’automystification, la mauvaise foi, le culte de l’oubli ont constitué la norme d’après lui. « Le raciste entêté fait le choix de ne pas admettre certaines vérités inconfortables à propos de son groupe et choisit de ne pas remettre en question certains mensonges confortables à propos des autres », « il résistera à tout ce qui le menace » (p. 153-154). Si les libéraux ont pu prétendre que le racisme était une simple déviation voire une exception, l’étude circonspecte des faits permet d’établir qu’il a été au contraire la règle selon l’auteur, une règle d’ailleurs formellement codifiée, mise par écrit et proclamée comme telle, y compris dans les démocraties libérales. Ainsi il n’est pas juste d’affirmer que le racisme est incompatible avec l’humanisme européen des Lumières, il fait plutôt « partie des modalités de l’appropriation du monde par les Européens » (p. 185).
Affirmant qu’en conséquence la notion de contrat racial permet d’expliquer le bilan historique stupéfiant des atrocités européennes, l’auteur s’autorise à contester la singularité du génocide juif, sans pour autant chercher à en diminuer l’horreur, et tout en reconnaissant l’efficacité inédite du système industriel meurtrier mis en œuvre par l’Allemagne nazie, après plusieurs siècles de massacres génocidaires coloniaux moins élaborés mais plus meurtriers, en Amérique, en Australie, en Inde, en Afrique ou ailleurs. Il s’appuie ce faisant sur le Discours sur le colonialisme (1973) d’Aimé Césaire, expliquant la sidération des Européens devant le génocide juif par le fait qu’il s’agit du premier génocide dirigé contre d’autres Européens. Dès 1932, Hitler annonçait lui-même que son programme de conquête de l’espace vital s’inspirait des conquêtes espagnoles en Amérique et anglaises en Inde et se basait sur la « conviction de la supériorité, et donc du droit, de la race blanche » (p. 165). L’auteur s’appuie en outre sur les propos de David Stammard dans American Holocaust et de Sven Lindqvist dans Exterminez toutes ces brutes, ainsi que sur cette formule de l’historien marxiste de l’impérialisme Victor Kierman : « Les attitudes acquises lors de la subjugation des autres continents se sont maintenant reproduites chez nous » (p. 163).
Mills achève son ouvrage sur une note plus nuancée et optimiste. Il ne peut être qualifié de conspirationniste, ne tenant « pas les gens responsables de ce qu’ils ne peuvent contrôler » (p 190). Aucun coupable n’est désigné et Gobineau n’est selon lui qu’un « bouc-émissaire » (p. 180). L’auteur pense que le système de la suprématie blanche, en plus d’être hérité, s’est continuellement adapté au point qu’il n’est pas possible d’identifier clairement des responsabilités individuelles. Par ailleurs, Mills offre un vade-mecum aux sous-personnes afin qu’elles deviennent véritablement des personnes, affirmées politiquement. Il s’agit en premier lieu d’apprendre le respect de soi élémentaire pour surmonter l’intériorisation du statut de sous-personne. Il est important également de reconstruire le passé et le présent afin de combler les lacunes et d’effacer les tromperies eurocentristes, telle l’affirmation d’un « miracle européen » indépendant de toute influence asiatique ou africaine. Il rejoint ici Cheikh Anta Diop, dénonçant en son temps la « falsification » européenne de l’histoire. Enfin, il s’agit de se réapproprier son corps, à mille lieux des odieuses caricatures anthropologiques du XIXe siècle, le « black is beautiful ! » n’étant pas un slogan destiné simplement au monde de la mode.
Mills s’affirme en défenseur d’un « libéralisme radical noir », rejetant les figures noires qui ont versé dans l’antisémitisme comme celles qui ont contribué, depuis plusieurs décennies, à une re-naturalisation des problématiques raciales, autrement dit à retour du biologique dans la race. Par ailleurs, il accorde une place de choix aux renégats, parfois désignés comme « traites à la race », tels Bartolomé de Las Casas, l’abbé Raynal, John Brown, Marc Twain, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Oskar Schindler et d’autres, qui ont fait le choix de l’humanité toute entière plutôt que celui de la solidarité de groupe. Mills anticipe finalement les critiques, réaffirmant qu’il n’entend pas simplement inverser mais plutôt dépasser le contrat racial et contribuer à l’établissement d’un contrat social idéal, toujours inscrit dans les Lumières. L’évocation rigoureuse de la réalité la plus glaçante s’achève ainsi par une réelle note d’espoir.
Dans cet ouvrage de philosophie engagée, Charles Mills a finalement balayé cinq siècles d’histoire mondiale pour défendre une notion, ancrée dans la réalité, qu’il a lui-même inventée et à laquelle son nom reste attaché. Mal connu en dehors du cercle restreint des spécialistes francophones, Le contrat racial pourra susciter, grâce à cette traduction française, de nouveaux débats et favoriser, souhaitons-le, une meilleure intercompréhension pour des relations apaisées.