L’auteur francophile et afghanophile décrit dès l’avant-propos de cette « lettre » un des points de compréhension de l’échec des États-Unis an 20 ans de présence en Afghanistan : le mépris, la méconnaissance pour ce pays. Son propos est contenu dans le sous-titre : Les racines du drame afghan.

Michael Barry est un écrivain américain francophone et persanophone. Il est professeur au département d’études proche-orientales de l’université de Princeton, professeur à l’Université américaine de Kaboul et donc un fin connaisseur de l’Afghanistan et des Afghans pour lesquels il a une vraie amitié. Il a publié en 2011, chez Flammarion, Le Royaume de l’insolence – l’Afghanistan, 1504-2011.

Cadre et dynamique géopolitiques de l’Afghanistan

L’auteur invite à la découverte d’une histoire de la région depuis les périodes brillantes de la Bactriane et du Sultanat de Ghazni, une région sur la route entre l’Asie centrale et la Chine. Ce résumé rapide de l’histoire afghane montre la pression des grands empires : Séfévides d’Iran et Moghols du XVIe au XVIIIe siècle, Russes et Britanniques au XIXe siècle, Soviétiques et Américains.

Entre guerres et précaire indépendance

C’est une longue histoire de guerres fratricides pour la défense du Penjab de toute menace afghane mais aussi pour les Afghans équilibrer les grands empires rivaux. On y voit apparaître une zone difficile d’accès, à protéger ou pour se mettre à l’abri : la zone de Tora Bôra où s’était réfugié Ben Laden.

A partir de 1919 s’ouvre une courte période d’indépendance durant laquelle pour se démarquer des influences russes et britanniques, le roi demande l’assistance de la France. L’Afghanistan se déclare neutre sur la scène internationale. En 1923 la première constitution confère la nationalité afghane à l’ensemble des habitants et non plus aux seuls Pashtoun.1 Elle prévoit aussi l’éducation des filles comme des garçons et soutien l’archéologie comme &élément d’une conscience nationale à construire. Ces réformes furent difficiles à mettre en place face aux révoltes tribales et au conservatisme des campagnes. Le pays est jusqu’en 1978 gouverné par une élite occidentalisée, laïque, urbaine et fortement nationaliste.

C’est dans le même temps que naît le Pakistan, auquel l’auteur consacre un chapitre. Ce rappel n’est pas hors sujet si on veut comprendre la victoire des Tâlebân. L’auteur revient sur l’indépendance du sous-continent indien dans le monde de la Guerre froide. Il met en évidence, dès ce moment-là, la tendance lourde au mépris pour l’Afghanistan de l’administration américaine.

Dans l’orbite soviétique

Deux chapitres couvrent cette période. Dans un premier temps 1955-1978, l’URSS s’impose petit-à-petit sur la scène afghane jusqu’au coup d’Etat militaire. C’est aussi l’époque où le fossé entre campagnes conservatrices et élites urbaines se creuse, notamment lors de la sécheresse (1972-1973) durant laquelle par faiblesse et inefficacité, le gouvernement ne parvient pas à éviter la famine. On constate aussi le développement du clivage entre les Pashtoun sunnites et les minorités ethniques notamment les Hazâra chiites. Ces clivages transparaissent y compris parmi les groupes marxistes. L’auteur développe la description de cette situation politique, sociale et culturelle complexe dans les années 1970 sans oublier les influences des grands, URSS/USA et des voisins : Pakistan, Iran.

Un chapitre revient en détail sur un moment de grande violence : les années 1978-1979 avec le coup d’État militaire.

Intermède tragico-poétique 1979 – 2001

C’est dans ce contexte que se développe un islamisme afghan. L’auteur rappelle l’histoire de l’islamisation de la région depuis le VIIe siècle et ses différentes manifestations philosophiques et religieuses (soufisme). En 1979 la victoire de Khomeini en Iran n’est pas sans conséquences, elle renforce les mouvements intégristes et les oppositions Sunnites/Chiites.

Même si les communistes sont vainqueurs en 1978, des mouvements de population existent : insurrection de mars 1989 au Nûristan, victoire de Massoud sur les troupes gouvernementales.

C’est dans ce contexte que débute le 27 décembre 1979 l’invasion soviétique.

Russes et Tâlebân

Dix ans de guerre, jusqu’à 130 000 Russes sur le terrain, l’auteur décrit les tactiques russes et les conséquences de l’évolution politique en l’URSS sur la conduite du conflit.

Février 1989 : retrait des troupes russes d’Afghanistan2/ Novembre 1989 : chute du mur de Berlin

Dans le même temps l’auteur montre comment le Pakistan du Général Zia a organisé l’accueil des réfugiés afghans pour interdire toute unité, sans réaction de l’ONU, une manière de contrôler la résistance afghane. Il a favorisé les groupes les plus violents, fondamentalistes sunnites (parti de Gol-ba-Dîn Hekmatyâr) parmi six partis, marginalisant la minorité chiite et isolant Ismâ il Khân à Hérat et Massoud au Pandjshêr. L’auteur rappelle l’accueil des islamistes d’al-Qaida. Dès 1988 on rencontre des combattants pakistanais face au Russes.

L’auteur décrit la lente désintégration de l’État afghan et l’opposition croissante pour le, pouvoir entre les Pashtoun et les autres ethnies, Hazâra, tadjik… En 1992 commence une véritable guerre civile jusqu’à la victoire des Tâlebân en 1996 avec leur entrée à Kaboul et le début des exactions : un conservatisme social pour préserver la suprématie des groupes traditionnels : Pashtoun, nobles, musulmans sunnites, hommes.

La société afghane décrite est marquée par une forme de féodalité. La démonstration argumentée insiste sur un fanatisme d’extrême-droite.

L’auteur décrit l’engrenage de l’été et l’automne 2001.

Les Américains et l’Afghanistan

Ce chapitre couvre la période de l’attaque initiale après les attentats de 2001 au retrait de l’été 2021. La description des relations diplomatiques n’est guère facile à suivre. Les intérêts des différends protagonistes, Américains, Afghans, Pakistanais, tant en politique étrangère qu’en politique intérieure sont complexes.

Sont évoqués la montée de la toxicomanie à Kaboul, le coût de la guerre, la corruption afghane, un bilan sévère de l’administration américaine : « En refusant de nous percevoir en Irak ou en Afghanistan comme des « occupants », en ne nous voyant certes pas comme des « colons », et en affirmant – surtout pour nous-mêmes – respecter pleinement les souverainetés locales, tout en inondant de dollars donc en parasitant leurs dignitaires, nous aurons, de fait, abdiqué notre responsabilité civique, que l’on peut dire ici morale. »3.

L’auteur analyse la politique de Bush puis celle d’Obama : le mirage d’installation d’une démocratie à l’américaine. Malgré l’augmentation des effectifs militaires engagés dès 2010 l’idée d’un échec : « Bref, Washington en 2011 se voyait devant un dilemme. Il lui fallait choisir ente deux défaites : soit rester à jamais en nombre, dans la poursuite illusoire d’une impossible victoire ; soit consentir à laisser l’Afghanistan redevenir un sanctuaire de la terreur »4. Au moment où les Tâlebân contrôlent une part toujours plus grande des campagnes, les politiques de Trump et de Biden semblent en décalage avec le réel, entre l’annonce et l’étonnante stratégie du retrait/
L’auteur analyse plus globalement cette guerre américaine de « 
type colonial ou impérial »5 et notamment le poids de la politique intérieure, de l’acceptation au refus de l’effort de guerre par les opinions publiques.

Le retrait est non seulement un échec stratégique mais une catastrophe morale. Michael Barry, dans son analyse, revient sur ce qu’il ressent dans les propos de tel ou tel comme l’expression du mépris de l’Amérique envers l’Afghanistan. Pour lui le retrait et l’abandon des femmes afghanes est une blessure comparable à celle de « la longue tolérance de l’esclavage »6.

Les Afghans et l’avancée des Tâlebân

« Une guerre populaire de partisans soulevés contre un conquérant ou un, peuple étranger haï par une grosse part de la population […] peut donc se révéler aussi réactionnaire dans ses résultats funestes que rétrograde… »7.

L’auteur décrit les errements de l’élite politique à Kaboul sûre de la permanence de la présence américaine, les espoirs des jeunes urbains et l’opposition ancienne entre une élite urbaine occidentalisée et une paysannerie conservatrice. On suit les étapes de la victoire des Tâlebân, l’effondrement de l’armée afghane et les réactions dans la presse internationale sur l’avenir du pays.

La tragédie de l’Af-Pak8

La guerre civile afghane est en fait double : d’une part minorités ethniques et élites libérales contre extrême droite et paysannerie pashtoune at d’autre part : société pakistanaise libérale héritée de la colonisation contre autoritarisme de l’armée pakistanaise alliée à u clergé réactionnaire. Pour l’auteur le soutien de l’armée pakistanaise aux Talebân vise d’abord à éviter tout débordement de la guerre au Pakistan.

Michael Barry ana lyse longuement la déclaration du premier ministre pakistanais dans le Washington Post du 21 juin 2021 qui semblait préférer une solution négociée, craignant une désintégration de l’Afghanistan et une contagion de la guerre civile à l’Est de la ligne Durand notamment si les Afghans se réfugient en nombre au Pakistan. L’auteur revient sur la politique extérieure pakistanaise depuis les années 1980.

Il dresse le portrait d’un leader Talebân, Abdallâh Mashsoûd qui après l’Afghanistan, Guantanamo devient un organisateur des Talabân pakistanais. Au passage il dénonce Guantanamo pour les atteintes aux droits de l’homme et comme une « infinie stupidité politique »9. Il montre le poids dans l’opinion publique des pays musulmans de l’anathème du « takfîr », accusation de mécréant ou de mauvais musulman. L’auteur décrit la lutte des Talebân au Pakistan dans les années 2000-2020.

Il décrypte la politique internationale des Talebân, afghans : négociations de Dohâ, rencontres à Moscou et Pékin, leur volonté d’apparaître hostile à Dâesh car étranger à l’Afghanistan.

Pour l’auteur l’Af-Pak est caractérisé par trois maladies :

  • La maladie de la foi religieuse incarnée par les fidèles de la mosquée rouge d’Islamabad, l’acceptation à la demande des Talebân en 2009 de l’application de la Sharî’at dans la vallée du Swât et les déclarations de Talebân en avril dernier10 à Balkh en Afghanistan : « Nous voulons un gouvernement islamique réglé par la Sharî’at. Nous poursuivrons notre djihad jusqu’à pleine satisfaction de nos exigences » »11. Les Talebân, malgré leur affirmation de n’être préoccupés que par l’Afghanistan, peuvent-ils renoncer à exporter leur islam dominant et universel ou, comme au temps de Ben Laden accueillir les combattants de Daesh malgré leurs dénégations. L’auteur analyse, au regard de l’histoire du XXe siècle les rapports entre Sharî’at et constitutions laïques de l’Afghanistan et du Pakistan.
  • La maladie du racisme, une obsession tant afghane que pakistanaise : la « race des guerriers » pashtoûns qui pourtant refuse l’héritage culturel du XVIIIe siècle12. Ce chapitre offre une longue digression sur la notion de castes dans le sous-continent indien, une réflexion sur l’antisémitisme, la racialisation des esclaves noits et les théorisations et manifestations dans le monde du racisme aux XIXe et XXe siècles.
  • La maladie du sexisme dans une société patriarcale où les jeunes mâles sont soumis à des frustrations, où les femmes sont des objets déshumanisés. Cette situation a fait du viol un outil de terreur comme au Bengale lors de la crise de 1970, en Irak et en Syrie… Aujourd’hui les Talebân marient de force les femmes afghanes à leurs combattants13. L’auteur l’analyse ainsi : les femmes sont un butin de guerre, pour les guerriers d’une race supérieure, elles enfanteront des enfants pashthoûns pour un islam pur. Malgré tout quelques femmes résistent comme Malâla dans la vallée du Swât, les femmes de Women for Afghanistan women ou comme le montre cette affaire à Kunduz en 2014 relatée ici14.

Conclusion

Ce livre, très riche est une démonstration de ce qui peu à peu a conduit à la situation actuelle. Il ne peut laisser indifférent. C’est un cri : « Car tout le reste de la tragédie afghane pâlit à côté du sort des femmes et des filles afghanes »15.

Annexes

Une très abondante chronologie (p. 515 à 566) et un utile glossaire précèdent deux documents d’actualité : Lettre des femmes afghanes aux Tâlebân et l’Appel du 16 août 2021 par Amad Massoud

_______________

Table des matières

Notes

1Pour la transcription des noms afghans je m’appuie sur le choix de l’auteur

2L’Afghanistan est souvent présenté comme le « Vietnam de l’URSS ». De 1979 à 1989, les forces soviétiques et les rebelles afghans s’enfoncent dans une guerre longue d’une décennie, sur France Culture avec Michael Barry et Jean-Pierre Perrin, Auteur de Jours de poussière. Choses vues en Afghanistan, La Table ronde, 2002

3Citation de la page 188

4Citation de la page 196

5p. 220

6p. 248

7p. 252

8Af-Pak : sous cette abréviation l’administration Obama réunissait dans un même dossier les affaires afghanes et les affaires pakistanaises.

9p. 319

10Dans un reportage de la BBC du 15/04/2021

11p. 373

12En 2010 au Pakistan, les Pashtoûns wahhâbisés ont fait sauter la tombe du pète Rahmân, un versificateur en langue pashtô

13L’auteur cite longuement la circulaire du 10 juillet 2021 dans les provinces du NordEst – p. 489 et suivantes

14p. 496-509

15p. 511