L’agriculture de la fin du XIXe siècle est en cours de modernisation, notamment en matière l’utilisation des engrais. L’auteur, Laurent Herment, étudie dans cet ouvrage Le cultivateur et l’engrais – Une histoire de la chimisation de l’agriculture, comment on est passé des engrais naturels, déjà commercialisés, comme le guano, aux engrais chimiques ; comment petit à petit l’agriculture s’est industrialisée. Cette évolution s’accompagne, pour reprendre les mots de l’auteur, d’une acculturation de la paysannerie à la chimie agricole.
Les innovations techniques de toute nature, au tournant des XIXe et XXe siècles, s’accompagnent d’une économie de main-d’œuvre. À partir des années 1850-1860, les engrais commerciaux jouent un rôle essentiel dans les progrès de la production agricole. De l’usage du guano aux engrais minéraux, on peut parler d’une « chimisation » de l’agriculture, au moment même où les travaux scientifiques s’intéressent à l’agriculture. Les paysans sont les acteurs des expérimentations, parfois les victimes. L’auteur met l’accent sur l’acculturation, d’abord des élites, dès le XIXe siècle.
L’analyse de l’acculturation s’appuie sur les études de John Berry. L’auteur s’interroge : « il faut se demander si l’irruption des discours portés par les chimistes est radicalement étrangère à la culture paysanne, et si les pratiques de ces paysans, fondées sur la connaissance intime des terroirs qu’ils mettaient en valeur, ne sont pas des éléments sur lesquels les chimistes vont capitaliser. » (p. 19).
Un autre aspect de l’ouvrage porte sur l’histoire des engrais, histoire économique, commerciale, sociale. L’introduction fait un état rapide des sources disponibles.
Le développement de l’emploi des engrais commerciaux
L’auteur montre le rôle de l’usage des guanos qui modifie en profondeur les pratiques et les connaissances en matière de fertilisation. Il rappelle les travaux sur le guano péruvien dès le début du XIXe siècle et l’augmentation des connaissances chimiques sur ce fertilisant au milieu du siècle.
C’est à partir de 1860 que leur usage se développe dans l’agriculture française, notamment grâce aux efforts de l’entreprise Dreyfus. L’auteur retrace les débats dans le Journal d’agriculture pratique. Son étude est très précise, notamment sur la composition des différents guanos, précurseurs des nitrates puis des engrais azotés et phosphatés.
Qu’est-ce qu’un engrais commercial ?
Si la fumure organique, grâce aux fumiers, demeure majoritaire, des études, comme celle de Degrully à la fin du XIXe siècle, visent à définir la valeur de chaque source de fertilisation et le coût de mise à disposition, par exemples les déchets urbains et déjections humaines.
Les engrais organiques deviennent commerciaux si leur composition chimique est garantie.
D’autre part, l’innocuité des engrais minéraux, comme les phosphates fait débat.
L’exemple de l’entreprise Gobel permet d’approcher une définition de l’engrais commercial et de la complémentarité agriculture industrie, dans le cas de la betteraveÉtude des relations entre les agriculteurs et la sucrerie de Berneuil-en-Bray dans l’Oise.
La croissance de la consommation d’engrais.
L’origine des engrais est mondiale : nitrate du Chili, phosphate du Maghreb, de France ou des États-Unis… L’auteur décrit cette offre mondiale des phosphates et superphosphates de la fin du XIXe siècle à 1914. On peut parler d’une véritable explosion de la consommation. La même étude est conduite pour les engrais azotés.
La pénétration du discours en faveur des engrais dans le monde paysan
Cette seconde partie s’intéresse aux conditions de pénétration du discours scientifique et marchand.
L’œuvre de vulgarisation des syndicats agricoles
Les syndicats se développent dans le monde rural dès le milieu des années 1880, à partir du vote de la loi sur les syndicats professionnels du 21 mars 1884. L’étude porte sur le département de la Mayenne, où M Leizour, professeur d’agronomie du département joue un rôle majeur dans les expérimentations avec les soutiens de l’État (circulaire de 1885) et du département. Le financement des expérimentations donne lieu à de rudes débats d’autant plus qu’un malentendu existe entre champs d’expérimentation et champs de démonstration. Dans ce second cas, ils visent à convaincre les moyens exploitants.
Les champs d’expérimentation permettent une « prise de pouvoir des chimistes agricoles sur l’agriculture (p. 131).
D’autres moyens de vulgarisation existent comme la presse syndicale qui, si elle a un lectorat important, a une répartition géographique très inégaleExemple dans l’Orne, carte p. 136.
L’auteur s’appuie sur les travaux de Bernadette Bensaude-Vincent. Il étudie le Bulletin des syndicats du Loiret et celui de l’Orne.
Autre moyen de vulgarisation, le discours des industriels par le biais de concours comme celui organisé en 1909 par le Comité permanent du nitrate de soude du Chili à Paris, pour l’arrondissement de Domfront (Orne) auquel est associé le professeur d’agronomie du département.
L’enseignement des professeurs départementaux à l’école normale primaire est un autre vecteur de vulgarisation, comme le montre l’exemple de Gustave Rivière à Laval en Mayenne. En marge de son enseignement, il organise des conférences en direction des agriculteurs.
Un des freins à l’utilisation des engrais commerciaux est la question de leur disponibilité et leur coût. L’auteur analyse la constitution des prix et l’évolution pour les engrais azotés et les phosphates de 1870 à 1914.
Leur diffusion suppose une infrastructure de transport efficace : aménagements portuaires, canaux, chemin de fer et l’implantation d’usines à proximité des marchés de consommateurs. L’exemple des superphosphates dans les départements du Loiret et de l’Orne montre ces réalités et notamment le prix en fonction de la localisation des utilisateurs, l’importance des dépôts et sous-dépôts dans la diffusion des engrais et le rôle des syndicats.
Les processus d’acculturation
Les paysans ont utilisé les engrais commerciaux avant même la chimisation. Os, noir animal, guano sont connus et utilisés dès la première moitié du XIXe siècle. Cette utilisation se fait en dehors de la vulgarisation agronomique, notamment dans l’Ouest sur la culture du sarrasin, d’après l’enquête de 1862.
Par contre, l’emploi de la potasse reste faible jusqu’au début du XXe siècle. La forte augmentation de son usage commence en 1905, même si elle reste plus faible qu’en Belgique, en Allemagne ou aux Pays-Bas.
L’auteur met en relation cette croissance de l’utilisation avec les cultures de betteraves et de pommes de terre. Il analyse la propagande des producteurs de Stassfurt et le rôle des syndicats dans la promotion des engrais potassiques.
« La promotion de la potasse […]. Elle démontre l’influence des réseaux commerciaux sur le discours des élites agronomiques et syndicales » (p. 231)
Conclusion
Les élites agronomiques et sociales ont, dès le milieu du XIXe siècle, pour but de moderniser en profondeur l’agriculture. Dès cette époque, l’idée que l’exploitation agricole est une entreprise comme une autre pousse à l’industrialisation soutenue par les syndicats agricoles, un point de vue que l’on retrouve encore aujourd’hui.
Un ouvrage très complet, un peu technique. Certains passages, qui concernent la première moitié du XIXe siècle, pourront intéresser les candidats aux concours 2025.