La Yougoslavie fut un état à l’histoire agitée et marquée par la violence. Elle est créée par les traités de paix qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale, une guerre qui trouve en partie ses origines sur son territoire. Son implosion, 70 ans plus tard, donna lieu au dernier conflit européen meurtrier en date, une guerre civile symbole de ces nouvelles conflictualités que l’on étudie désormais dans le programme de Première. On ne peut cependant pas comprendre celle-ci si l’on ne revient pas sur les évènements qui ensanglantèrent ce pays durant la Seconde Guerre mondiale. Evènements qui font l’objet du livre de Frédéric Le Moal, publié par les éditions SOTECA et sont l’occasion de découvrir le catalogue de cette maison d’édition.
Déjà auteur d’ouvrages sur la Serbie durant la Première Guerre mondiale ou sur les conflits entre la France et l’Italie, F. Le Moal a choisi de consulter de nombreuses sources italiennes pour son étude. Une approche qui remet également en cause un certain nombre d’idées reçues sur la résistance, ou plutôt les résistances à l’occupation par l’Axe.
Une situation complexeLa première partie de l’ouvrage s’attache à montrer les fragilités de la Yougoslavie avant son entrée en guerre. Si le pays est naturellement proche des alliés occidentaux, il doit cependant tenir compte de sa situation politique interne. De nombreux Croates n’acceptent pas la domination sans partage des Serbes. C’est ce qu’ont bien compris les Italiens qui apportent leur soutien aux Oustachis, qui constituent une importante force d’opposition. Les Italiens lorgnent toujours sur les terres irrédentes. Les frustrations des uns et des autres contribuent à expliquer le déchainement de violence qui va se produire durant la guerre.La période de la Drôle de guerre voit la Yougoslavie être intégrée dans des projets français d’occupation de Salonique, directement inspirés de ce qui s’est passé durant la Première Guerre mondiale. Mais la nécessité de ménager la neutralité italienne empêche ceux-ci de se concrétiser. L’état-major français fait là preuve d’une imagination débordante qu’il aurait mieux fait de consacrer à la défense du territoire.
La défaite française fait craindre le pire aux Yougoslaves, qui hésitent entre un rapprochement avec l’Allemagne pour contrebalancer les appétits italiens ou avec les Britanniques. Soucieux de préserver le pays, le régent Paul signe un pacte avec l’Allemagne le 27 mars 1941. Sa signature provoque son renversement par les militaires, principalement Serbes, qui portent le jeune roi Pierre sur le trône. Les auteurs du coup d’état ne peuvent cependant compter sur aucun soutien de poids : le Royaume-Uni est incapable de fournir une aide véritable et l’Union soviétique ne veut pas remettre en cause son pacte de non-agression avec l’Allemagne.
L’extension de l’opération Marita à la Yougoslavie ne pose pas de problèmes à l’armée allemande. Les opérations militaires sont facilitées par la stratégie yougoslave de défense de toutes les frontières et l’impréparation matérielle de l’armée. Il ne faut qu’une dizaine de jours aux forces de l’Axe pour s’emparer du pays.
Occupations et collaborations…
La Yougoslavie vaincue fait l’objet d’un redécoupage territorial entre les puissances de l’Axe. Malheureusement, et c’est là le principal défaut de l’ouvrage, aucune carte n’y figure pour nous permettre d’en comprendre les tenants et les aboutissants. Cette absence totale de carte se révèle une gêne également pour les autres parties lorsqu’il s’agit de suivre les opérations militaires… Dommage au vu de la qualité du récit fait par l’auteur.
On assiste donc à un partage du territoire yougoslave qui doit concilier les exigences des différents vainqueurs. Les Italiens, malgré un rôle plus que symbolique entendent récupérer le maximum de la côte dalmate. De leur côté, les Croates, sous protection allemande, entendent créer l’état le plus vaste possible. Ils obtiennent ainsi le rattachement de la Bosnie-Herzégovine mais doivent offrir la couronne de Croatie à un membre de la famille royale italienne… qui ne viendra jamais l’occuper. Les Italiens qui récupèrent également un tiers de la Slovénie, le reste étant rattaché à l’Allemagne. Le Monténégro est lui aussi destiné à un prince italien…qui ne sera jamais choisi. Quant à la Serbie, elle perd des territoires au profit de ses voisins, Hongrois, Bulgares…
Les conditions du partage et de l’occupation reflètent la compétition entre les deux puissances de l’Axe. Des rivalités qui surgissent dans les rapports qu’entretiennent ces puissances avec les différentes factions en présence, les Italiens sont plus enclins à soutenir les Serbes, les Allemands privilégient les Croates.
Cependant les forces de l’Axe font preuve d’une férocité sans faille dans leurs actions de répression des mouvements de résistances. Elles n’hésitent pas à prendre (et massacrer) des otages, à exécuter les prisonniers civils… Même les Italiens, souvent présentés comme plus enclins à protéger les populations, se livrent à des massacres de grande ampleur et installent un réseau de camps.
Si la collaboration de l’état oustachi est relativement connue, celle des Serbes du cabinet Nedic l’est moins. Celui-ci aurait voulu mettre en place un véritable état serbe pronazi, mais il se heurte aux intérêts croates, italiens et même à ceux des Allemands qui préfèrent tout contrôler eux-mêmes. En Slovénie, les Italiens tentent également de susciter des mouvements de collaborations mais sans véritable succès. Enfin, en Bosnie-Herzégovine, certains musulmans n’hésitent pas à demander un état et à s’engager dans une division SS efficace dans la lutte contre la résistance (ou plutôt dans la guerre civile…) yougoslave.
La capitulation italienne de 1943 entraîne elle aussi son lot de massacres ; les Italiens sont massacrés par les résistants comme par leurs ex-alliés.
Génocides
L’auteur s’intéresse ici à deux génocides, celui des Serbes et celui des Juifs. L’emploi du terme génocide pour désigner les atrocités commises par les Croates contre les Serbes peut surprendre mais, si l’on s’en tient à la nature des faits et à l’ampleur des massacres, il se trouve justifié.
L’état oustachi veut purifier ethniquement son territoire des Serbes qui s’y trouvent. Une politique qui oscille entre l’expulsion, la conversion forcée au catholicisme et la réalisation des pires atrocités contre les populations serbes. Les Oustachis n’ont d’ailleurs pas le monopole des expulsions de Serbes, Hongrois et Bulgares font de même dans les territoires qu’ils administrent. Mais l’énoncé des atrocités commises à l’égard des Serbes par les oustachis montre que toutes les formes de violence ont été commises à tous les niveaux.
Quant à la réalisation du génocide juif en Yougoslavie, elle suit là aussi une logique exterminatrice commune à d’autres régions d’Europe. Exclusion de la société, massacres, envoi dans des camps… en moins d’un an la plupart des Juifs de Serbie ont été exterminés. Seuls échappent provisoirement aux massacres ceux qui sont dans les zones occupées par les Italiens. Ils sont rattrapés par le génocide à partir de 1943. Les Juifs croates, comme les Tziganes, sont éliminés avec la collaboration des Oustachis.
L’auteur s’intéresse également au comportement de l’Eglise catholique. Sujet sensible compte-tenu de l’influence de celle-ci dans l’état oustachi et des discussions dont fait l’objet le rôle de l’Eglise dans son ensemble durant la Seconde Guerre mondiale. Un sujet auquel l’auteur est particulièrement sensibilisé.
Des résistances…
Le terme ne peut être singulier tant les mouvements de résistance différent et s’opposent, voire se combattent. Le cas du gouvernement en exil du roi Pierre II est particulier. A la différence d’autres gouvernements en exil à Londres, il ne bénéficie pas de vrai soutien populaire ni d’une quelconque autorité réelle sur la résistance. Il se révèle divisé en son sein et ne joue pas de véritable rôle.
L’opposition entre les Tchetniks de Mihailovic et la résistance communiste de Tito est un phénomène connu. L’auteur nous présente le cheminement résistant de ces deux leaders, leurs motivations, et leur opposition idéologique : Serbes nationalistes et royalistes contre communistes yougoslaves.
Différence également dans la structure des mouvements de résistance. La résistance communiste est organisée derrière Tito. Ce n’est pas le cas des Tchetniks qui sont divers dans leurs structures, obéissant le plus souvent à des chefs locaux. Mihailovic ne contrôle pas vraiment l’ensemble de ses forces.
Et une attitude face à l’opposant qui varie. Tito n’hésite pas à multiplier les actions, quel qu’en soit le coût humain car il espère en tirer un bénéficie politique. Il sait d’ailleurs utiliser à merveille les ressources de la communication pour valoriser la moindre opéraion de ses forces et se présenter comme le seul vrai résistant auprès des officiers de liaisons occidentaux. L’auteur montre cependant l’existence de discussions sans suites entre Allemands et Tito.
Mihailovic, qui pense que la défaite de l’Axe est inéluctable, est plus soucieux de préserver ses forces et donc plus attentiste vis-à-vis de l’Axe. Cela le conduit à privilégier la défense des intérêts des seuls Serbes, contre les communistes, et à se rapprocher des Italiens. Les Italiens manquent de troupes d’occupation et ont soustrait de nombreux Serbes aux massacres oustachis. Une véritable collaboration s’engage donc pour lutter contre Tito. Des accords sont trouvés au niveau local comme au niveau supérieur. L’efficacité de cette collaboration inquiète les Oustachis qui craignent que les Tchetniks ne se retournent contre eux. Elle n’est pas non plus admise par Hitler. Mais cela n’empêche pas toutefois des accords locaux. Les chefs de la Wehrmacht en Yougoslavie manquent de moyens et utilisent les Tchetniks comme supplétifs. Cela donne lieu à des tensions entre alliés de l’Axe lors des grandes opérations anti partisans : les Tchetniks sont parfois auxiliaires des uns et ennemis des autres…
Les Alliés et la résistance.
L’auteur montre le cheminement qui conduit peu à peu les alliés occidentaux à abandonner Mihailovic. Alors qu’il bénéficiait de leur soutien initial, son attitude passive et les compromissions progressives de ses partisans avec l’Axe finissent par le discréditer.
Dans cette évolution, le rôle des Britanniques est essentiel. Parce qu’ils abritent le gouvernement en exil, parce qu’ils sont les plus à même d’amener un soutien matériel. Et parce que Churchill, par ses interventions, montre encore, comme lors de nombreux épisodes de la Deuxième Guerre mondiale, son intérêt majeur pour l’espace méditerranéen. Il espère garder la Yougoslavie dans la zone d’influence anglaise.
Côté soviétique, si l’on soutient Tito depuis le départ, le soutien reste jusqu’en 1942 fort modeste, et privilégie une vision unitaire de la résistance. Moscou doit freiner les ardeurs révolutionnaires de Tito.
Le tournant se situe en 1943, moment où les rapports des officiers de liaison sur le terrain rejoignent les informations données par la propagande communiste d’une collaboration des Tchetniks avec l’Italie contre la résistance communiste. Mihailovic apparait désormais comme le partisan des intérêts serbes et non plus comme un résistant. Churchill intervient personnellement sur le sujet avec toute la force de son caractère, à ses yeux c’en est fini de Mihailovic.
Dès lors, face à un Mihailovic sans alliés et à une armé allemande en retraite soucieuse d’éviter d’être bloquée dans le sud des Balkans, les forces de Tito progressent. Belgrade est prise en octobre 1944 avec le soutien de l’Armée rouge. La libération du reste du territoire fait l’objet de violents combats entre la résistance communiste, qui progresse difficilement, et les troupes allemandes et leurs alliés oustachis, tchetniks, bosniaques, slovènes… Des combats qui relèvent autant de la guerre civile que de la guerre de libération, car les communistes mettent en place les bases d’un état socialiste… Les forces de Tito finissent cependant par avancer jusqu’à Trieste. Mais cette avancée inquiète les Occidentaux car elle dépasse les limites de la Yougoslavie. Ceux-ci vont obliger Tito à reculer, fixant ainsi sans le savoir la limite du rideau de fer.
En conclusion
Voilà donc un ouvrage qui aborde un sujet peu traité en français. Il permet d’en dégager toute la complexité bien au-delà de l’opposition simpliste Tchetniks/partisans communistes. Qu’il s’agisse des objectifs des différents membres de l’Axe comme de la diversité des attitudes selon les orientations politiques ou les origines ethniques, F. Le Moal nous plonge au cœur de cet imbroglio.
On comprend mieux les ressentiments qui ont pu ensuite être accumulés et se déchaîner lors de l’implosion du pays en 1992. Il montre aussi que les ex-républiques yougoslaves n’ont pas fait le travail de mémoire sur leur passé. L’ouvrage aurait cependant gagné à être illustré de cartes pour situer les différentes zones de peuplement ou d’occupation.
Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau.