La publication de témoignages de survivants de la Shoah constitue toujours un apport intéressant pour la compréhension de ce processus génocidaire. Les éditions Tallandier, dans leur collection Texto, nous donnent l’occasion de redécouvrir le livre d’Avrom Sutzkever. Cet ouvrage a été écrit à Moscou, à la fin de la guerre, dans le cadre du projet véhiculé par Grossmann et Ehrenbourg de livre noir des atrocités commises par les nazis contre les Juifs soviétiques. Cela valut d’ailleurs à Sutzkever de faire partie des rares témoins juifs soviétiques amenés à témoigner à Nuremberg.
Avrom Sutzkever (1913-2010) nous livre ici le vécu d’un intellectuel , il est reconnu comme un des grands poètes yiddish contemporain. Mais c’est aussi et surtout, un parcours atypique qui nous est raconté. Celui d’un homme qui, interné dans le ghetto, participa de manière active aux groupes de résistance juifs. Il réussit ensuite à rejoindre les partisans lituaniens échappant ainsi à la liquidation finale du ghetto.
Une description de la vie dans le ghetto
Le quotidien des ghettos n’est pas l’aspect le plus connu du génocide. Même si des expositions récentes comme celle du Mémorial de la Shoah ou des films comme Le Pianiste permettent désormais d’en découvrir la réalité. Le ghetto de Wilno est situé dans la « Jérusalem de Lituanie , une ville qui abrite près de 30% de Juif. Le nombre de ceux-ci, en raison de l’arrivée de nombreux réfugiés, va croître jusqu’à 60 000 dont à peine 2 000 survivront à la guerre.
La chronique de l’auteur permet de se rendre compte des différentes étapes qui conduisirent à l’élimination progressive de la communauté juive. Les premières violences commencent dès l’entrée des Allemands en ville, en juillet 1941. Ceux-ci bénéficient de la complicité des « fascistes » lituaniens de l’Ypatingas bûrys qui jouent le rôle de « captureurs » et d’exécuteurs. Très vite, sans qu’il semble y avoir une logique, des Juifs sont envoyés à la mort à Ponar tandis que d’autres sont réquisitionnés pour le travail forcé. Les exactions ne cessent pas de tout l’été quand, en septembre, la population juive de la ville est transférée dans le ghetto.
A Wilno, il y a dès lors deux ghettos, ceux-ci correspondent à un petit nombre de rues dont on condamne les extrémités et accessibles par des issues gardées. Mais le bouclage est loin d’être complet, par des passages dans les maisons, par les égouts, il est possible de s’en extraire pour communiquer ou commercer avec les habitants du côté aryen ou avec ceux de l’autre ghetto et essayer d’améliorer l’ordinaire.
Le Judenrat, aidé par d’autres associations, entreprit d’organiser la vie dans le ghetto. Les Juifs enfermés tentèrent de recréer une vie sociale et solidaire. Des impôts furent établis afin de lever des fonds, tandis que le fruit du travail de coopératives ouvrières permet aussi de faire rentrer de l’argent. Grâce à cela il fut possible d’organiser des cantines populaires qui distribuèrent des dizaines de milliers de repas. D’autres organismes se chargèrent de la fourniture de vêtements, de l’organisation sanitaire, et même scolaire. Un semblant de vie culturelle put renaître à laquelle l’auteur contribua avec ses poèmes.
Le processus génocidaire en Lituanie
Mais la survie reste aléatoire tant la volonté d’extermination des Juifs est présente. Les meurtres et tortures gratuites pratiqués par des individus criminels issus de la SS ou des groupes collaborateurs émaillent l’ouvrage. Ceux-ci tuent et torturent partout, dans les rues, sur les routes, dans les appartements, dans les camps, à l’hôpital…..
Mais au delà des individus la machine criminelle est en marche. Le regroupement des Juifs dans le ghetto est partiel, puisque sans qu’il semble y avoir une logique, dix mille juifs sont exécutés plutôt qu’être mis avec les autres. Pour mieux diviser et désorienter les Juifs tout en leur laissant un espoir, on les parque dans deux ghettos distincts ce qui entretient l’incertitude sur le sort des uns et des autres, ghetto numéro un, numéro deux, ou tués.. ? Une incertitude qui dura jusqu’à la liquidation du ghetto numéro deux en novembre 1941.
Si le travail est censé permettre de rester en vie, les autorités ne cessent de changer la couleur (jaunes, blancs…)et la nature des précieux certificats. Il faut alors courir partout pour faire modifier ses papiers sans réellement être sur qu’on va avoir la bonne couleur… Même si les rafles n’épargnent pas toujours les travailleurs, cela entretient l’espoir de rester en vie. Les enfants sont des victimes faciles et les règlements nazis obligent à tuer les nouveaux-nés à la naissance. Inéluctablement la population du ghetto ne cesse de diminuer jusqu’à sa liquidation finale en septembre 1943. Bien peu sont ceux qui arrivent à survivre en se cachant dans des planques souterraines où qui arrivent à fuir par les égouts. Quelques milliers de survivants sont épargnés et transférés vers des camps de concentration où ils sont assassinés à la fin de la guerre.
La plupart des juifs de Wilno vont être conduits à quelques kilomètres de là, à Ponar (Ponary) où ils sont exécutés dans de grandes fosses communes. En ce lieu furent exécutés près de 100 000 victimes dont 70 000 juifs. Des meurtres connus des Juifs grâce aux rares survivants qui ont pu s’extraire des fosses et retourner se cacher dans le ghetto et dont Sutzkever rapporte les témoignages. L’auteur raconte aussi comment d’autres Juifs furent chargés ensuite de déterrer les cadavres pour les faire disparaître en les brûlant et en broyant les restes d’os. Il relate sa visite sur les lieux avec les survivants de ce groupe de fossoyeurs.
La volonté farouche de résister
Les passages consacrés à la description de la résistance dans le ghetto sont, sans nul doute, un des éléments les plus intéressants du livre. Ils permettent de voir les difficultés qu’à celle-ci pour s’armer, s’organiser, tisser des liens avec les partisans. Elle doit même faire face à l’hostilité et à la crainte des autres juifs eux-mêmes . Sous la pression de la population, son premier chef, Itsik Vitenberg, doit se rendre aux Allemands, car ceux-ci menacent de raser le ghetto s’il ne se livre pas.
L’auteur a la chance de s’engager très tôt dans la FPO (l’organisation unie de résistance du ghetto de Wilno). Il est chargé par les nazis de participer à la collecte et au tri des œuvres d’arts juives. Il profite de son poste pour en sauver le plus possible, il en ramène même certaines dans le ghetto sous prétexte de s’en servir comme papier pour se chauffer. Surtout, des caches sont organisées pour en dissimuler le maximum, mais beaucoup seront détruites par les nazis ou par les combats. Les caches, ces planques, qui deviennent un élément marquant de la vie du ghetto. Tous essayent de s’en constituer une, des plus simples derrière une fausse cloison, aux plus élaborés équipées de sanitaires et d’électricité. En bâtir est un art qui a ses maîtres, et plusieurs centaines de juifs survivront grâce à elles.
Mais la résistance grâce à ses contacts, commence à se procurer quelques armes. Cela lui permet de mener ses premières actions de sabotage à l’extérieur du ghetto. L’objectif initial des résistants est de sauver ce qui reste de la population juive en défendant le ghetto au moment de sa liquidation. Mais la disproportion des forces est telle, que l’objectif se révèle impossible à atteindre. L’auteur, comme la majorité des combattants, se voit contraint de fuir le ghetto pour rejoindre les partisans dans les campagnes et continuer la lutte jusqu’à la libération.
Un ouvrage révélateur de son époque
La lecture du récit de Sutzkever doit tenir compte des circonstances de sa rédaction. Écrit en Union soviétique sous Staline, l’auteur donne un tableau trop idyllique des relations entre les Juifs et les autres communautés, polonaises, lituaniennes… L’auteur parle de fascistes collaborant mais positive l’attitude la population par les témoignages sur l’aide reçue à de nombreuses occasions, par les Juifs de la part de leurs relations lituaniennes ou polonaises. Il ne faut pas aller contre l’image officielle de peuples soviétiques unis contre l’envahisseur fasciste. De même qu’il ne faut pas rater une occasion de montrer le rôle actif joué par les organisations de résistances du parti communiste et les exploits des partisans. Cela n’enlève cependant rien à la vigueur du reste de son témoignage sur les atrocités commises par les nazis et sur la vie du ghetto.
Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau