Le livre de F. Waquet a le mérite d’étendre son enquête à tous les pays occidentaux, ce qui nous permet au passage de décentrer notre regard. Et il a un deuxième mérite : c’est de s’interroger non pas seulement sur les prescriptions, mais sur la réalité : ce latin omniprésent était-il réellement su, partagé ? était-ce une vraie culture commune, ou simplement un vernis permettant de classer , dans une société hiérarchisée ?1) l’espace du latin
Dans tous les pays occidentaux, jusqu’au 17ème siècle, le latin est fortement et uniformément présent.
A l’école, d’abord : l’enfant, jusqu’à la fin du 18ème siècle, apprend à lire en latin et non en langue vernaculaire : le latin a le mérite de se prononcer comme il s’écrit. les enseignants parlent latin à tous les cours, y compris de mathématiques ou de philosophie. La langue vernaculaire n’est ni enseignée, ni utilisée, au moins jusqu’à la fin du 17ème et, souvent, beaucoup plus tard, selon les pays. Les enfants sont censés communiquer entre eux en latin, y compris dans les cours de récréation. Les enfants ingurgitent une masse stupéfiante de latin, puisque c’est la principale matière enseignée. Et même quand le latin n’est plus la langue dans laquelle se font tous les enseignements, son enseignement proprement dit reste la pierre de touche des bons lycées et des études nobles. (par ex, en 1890, 46 % du temps scolaire est consacré à l’enseignement du latin dans les lycées allemands. Jusqu’en 1968-c’est bien 1968-, latin plus grec représentent 18h de cours par semaine sur 35 h dans les lycées néerlandais). Cet enseignement diffère d’un pays à l’autre : on met l’accent sur la grammaire et le vocabulaire, sur l’analyse de textes comme en France, sur la civilisation et l’histoire romaine, sur la lecture cursive comme en Allemagne. Mais globalement une vulgate s’établit : certains auteurs, certains thèmes, certaines oeuvres sont étudiées dans tous les pays (Ciceron, Virgile, Ovide, Terence, Horace) ce qui fédére culturellement le monde scolaire occidental. Ces ouvrages et auteurs sont bien sûr soigneusement expurgés (cf les traductions Budé qui jusqu’à une date très récente pratiquaient avec allégresse les points de suspension et les crochets…) : latin et enseignement moral vont ensemble : on présente ainsi un monde vertueux et héroïque, soucieux du bien public..
L’Eglise est le deuxième lieu où règne le latin. Si au début elle admet la liturgie en grec et en latin, à partir du 3-4ème siècle se stabilise une liturgie dans un latin immuable, figé , preuve de sa capacité à transmettre immuablement le message de Dieu. Ce latin se sépare peu à peu de celui que parle le peuple et qui continue à évoluer. La rupture se fait donc entre les clercs, ceux qui savent ce latin, et le peuple qui parle un autre latin, vivant. Très tôt se pose le problème des missionnaires qui veulent prêcher en langue vernaculaire. Mais le latin reste la langue de la célébration de la messe et des sacrements. La Réforme (qui détrône le latin dans les églises protestantes, même si les pasteurs continuent à bien le maîtriser) va durcir les choses. Le Concile de Trente fige durablement le débat. Même en Chine, malgré les demandes des missionnaires -les chinois ne peuvent prononcer le latin, ce qui aboutit à un galimatias qui risque de remettre en cause la valeur des sacrements prononcés-, le latin reste la langue de l’Eglise. Arguments : le latin est une langue plus sûre pour transmettre l’Evangile, puisque toute traduction risque d’être une trahison (et que le texte latin soit déjà lui-même une traduction ne semble pas gêner les docteurs de l’Eglise…), c’est une langue qui a acquis un statut de langue sacrée, puisque morte, et le latin permet de séparer les clercs et les fidèles. Les prescriptions du Concile de Trente durent jusqu’en 1962. (au passage, d’ailleurs, on apprend que c’est le futur Paul VI, et non Jean XXIII, qui emporte le morceau). Encore maintenant, on a parfaitement le droit de dire la messe en latin, à condition que cela soit selon le nouveau rite.
Le latin est aussi la langue commune des intellectuels , jusqu’à la fin du 18ème siècle, et parfois plus tard: médecine, botanique, sciences, philosophie s’écrivent en latin, à la fois pour faciliter la compréhension entre savants mais aussi parce qu’un livre scientifique publié en latin se vend sur un plus large marché qu’un livre publié en vernaculaire. Enfin, le latin est utilisé dans la diplomatie (pour éviter d’avoir à reconnaître la suprématie du français jusqu’à la fin du 18ème), le gouvernement, l’administration.. Les Croates, par exemple, qui refusent d’apprendre à parler magyar -on les comprend..- s’expriment en latin au parlement de Hongrie jusqu’en 1840. Ce sont d’ailleurs les seuls à continuer à créer , en plein 19ème , de la poésie latine de valeur.
Le latin est donc par imprégnation une langue familière sans forcément être comprise (ce qui d’ailleurs lui permet d’être une langue propice à être récupérée par la sorcellerie).
2) Car quelles sont les véritables compétences en latin ?
Si, jusqu’à la fin moitié du 17ème, existe encore une littérature vivante en latin, même si elle est de valeur inégale, ensuite, c’est fini, à l’exception des Croates. Le vernaculaire l’emporte partout dans la littérature : preuve que le latin ne peut plus exprimer sentiments et passions.
Tout ce monstrueux temps scolaire passé à apprendre du latin est-il efficace ? en fait, à part une extrême minorité, le niveau des écoliers et étudiants est catastrophique : les élèves ne parlent pas et ne lisent pas le latin (F. Waquet cite des exemples de versions latines retrouvées à Louis-le-Grand assez réjouissants..). et ce maigre savoir s’effondre dès qu’on a quitté l’école : tous ces élèves qui ont ingurgité du latin à haute dose pendant 10 à 12 ans ont tout perdu un an après avoir quitté le collège, et ne lisent jamais un livre en latin. Et de plus, ils connaissent et parlent mal leur langue maternelle, qu’ils n’ont ni pratiquée, ni étudiée. Même à l’Université, les enseignants, obligés statutairement de professer en latin, descendent de leur chaire pour expliquer à leurs étudiants en vernaculaire ce qu’ils viennent de leur enseigner en latin.
Le bilan n’est pas meilleur chez les religieux, en particulier catholiques, qui parlent et comprennent très mal le latin.
De plus le latin ne peut être une langue de communication orale internationale, même dans l’église, puisque la prononciation est extrêmement différente d’un pays à l’autre. (la prononciation anglaise semblant particulièrement pittoresque, y compris dans les très récents conciles…).
3) à quoi à donc servi le latin
-pas à lire du latin, puisque cet enseignement a donc toujours abouti à des performances linguistiques nulles, même si l’enseignement allemand semble plus apte que l’enseignement français à permettre aux élèves d’avoir une lecture cursive des textes latins.
-pas à connaître la civilisation et l’histoire romaine, puisque les auteurs sont enseignés sans aucune connaissance de leur arrière-plan historique : un empire d’ombres, disait Lavisse.
On va donc dès le 18ème chercher à justifier l’enseignement de cette langue, et ce en utilisant le même argumentaire qu’aujourd’hui, ce qui est assez savoureux : ça sert à apprendre sa langue vernaculaire (même quand celle-ci n’a aucun rapport avec le latin), ça sert à former rigoureusement l’esprit logique et analytique, ça sert à forger le caractère (justement parce que c’est fastidieux et ennuyeux…), ça sert à fréquenter le beau (beau comme l’antique…) ça sert à éviter le desséchement provoqué par les sciences et les mathématiques, et surtout c’est un enseignement moral efficace.
Plus profondément, cela permet de sélectionner une classe qui peut se permettre de faire faire à ses rejetons des études totalement inutiles, puisque le savoir péniblement acquis au prix d’un investissement en temps, en ennui et en fatigue démentiel ne sert à rien, même pas à savoir lire seul une page de Ciceron, une fois quittés les bancs de l’école. Cela permet ainsi d’interdire l’entrée des sections d’élite à ceux qui n’ont rien à y faire, en particulier les femmes, à qui le latin est interdit jusqu’à la fin du 19ème siècle. C’est aussi une langue qui permet la censure (en particulier pendant le si prude 19ème siècle, le latin permet de dire ce qui serait indécent en langage vernaculaire – ce que notait déjà JP Aron dans son livre sur la » bourgeoisie, le sexe, l’honneur » (remarque personnelle)-) et le pouvoir parce qu’il n’est pas compris par la quasi-totalité des gens. Si le latin diminue peu à peu au 19ème, ce sont les années 1960 qui marquent dans tous les pays occidentaux la rupture avec le latin. Les diverses fonctions que remplissait cet enseignement sont en effet devenues inutiles, ou ont été reprises par d’autres disciplines, les fonctions auxquelles il aurait pu prétendre (linguistique : apprendre vraiment une langue qu’on utilise toute sa vie pour lire des textes -poétiques, philosophiques- ; culturelles : découvrir une civilisation et une pensée fondamentalement différentes de la notre) n’ont pas été réellement inventoriées et réfléchies par les défenseurs du latin, qui se contentent de reprendre sans démonstration l’argumentaire utilisé depuis le début du 18ème siècle.
Janvier 2000.