Ingénieur, historien des catholiques de l’Isère dans la Grande Guerre, Gilles–Marie Moreau consacre cet ouvrage à la biographie de son grand-père. L’ouvrage est d’abord un ouvrage mémoriel et l’auteur s’appuie sur un très solide travail d’archives à la fois familiales et publiques. Il suit de très près la vie du lieutenant-colonel Loichot .Au delà du destin individuel, à la fois héroïque et tragique de Camille Loichot, l’ouvrage permet une triple mise en perspective historique.

La biographie de Camille Loichot est emblématique de la vie d’une génération,née à la fin du XIXe siècle marquée par les deux guerres mondiales. L’ouvrage montre aussi le lien étroit qui pouvait exister entre catholicisme, engagement militaire et patriotisme, la France fille aînée de l’Église en quelque sorte. Enfin, l’ouvrage témoigne d’un monde pas si éloigné, mais en grande partie disparu : celui où l’encadrement à la fois spirituel et social de l’Église catholique jouait un rôle très important dans la société française. L’enfance, la première guerre mondialeCamille Loichot est né en 1888 en Franche- Comté dans le Haut Doubs, à la frontière franco-suisse. C’est une région d’élevage, de travail du bois et d’horlogerie. Le catholicisme y tenait une place importante. Le souvenir de la Petite Vendée de 1793 (soulèvement lié à l’hostilité à la politique de déchristianisation et durement écrasé) semble avoir encore été assez présent. Les parents de Camille Loichot étaient ouvriers horlogers. Mais son père meurt jeune, et sa mère vit dans des conditions difficiles. Bon élève, il fréquente l’école publique, passe son certificat d’études et est « repéré » par un père Mariste, ce qui lui permet de poursuivre ses études dans plusieurs collèges religieux de la région. Très bon élève, il passe son brevet et devient instituteur auprès des jeunes pensionnaires de l’établissement. La loi de Séparation de l’Église et de l’État, et en particulier les inventaires des biens du clergé, est durement ressentie dans les milieux catholiques.
De 1909 à 1911, il effectue son service militaire. En 1914, il est d’abord affecté à Belfort. Il participe aux combats très meurtriers de l’automne 1914 en Lorraine, puis devient chef de section de mitrailleuse. Il participe à la bataille de Champagne en 1915. On a beau le savoir, mais à la lecture de l’ouvrage on est toujours surpris de la violence des combats et de l’ampleur des pertes pour s’emparer d’une position ou pour la tenir. On apprend aussi que le futur président Paul Doumer perdit ses quatre fils pendant la bataille. Camille Loichot participe à de nombreux combats, toujours très durs et marqués par de très lourdes pertes : Verdun, où il est blessé, la Somme, le Chemin des Dames. Il fait preuve de courage et d’autorité. De manière tout à fait caractéristique, Loichot sait à la fois diriger les hommes de sa section et manier l’arme nouvelle de la section d’infanterie, la mitrailleuse. Les phases de combat sont interrompues par des phases de formation. En 1918, il est promu capitaine et décoré de la Légion d’Honneur. À la fin de la guerre, il se trouve aux confins de l’Aisne et du Nord. Il assiste à l’arrivée des officiers et hommes politiques allemands venus négocier l’armistice, il notera plus tard : « ce cortège … c’était toute l’orgueilleuse Allemagne venue se mette à la merci des poilus de France » et il ajoute « La capitulation de l’Allemagne signifie la défaite des forces malfaisantes acharnées depuis quatre ans contre la liberté, contre le droit, contre l’humanité, et n’a pour témoins que quelques soldats en longues capotes, boueux, las, les soldats de la noble cause. Dans la victoire, comme dans la lutte, ils regardent sans un geste, sans un cri, fiers intérieurement de constater de si près le résultat de leur héroïque effort, mais silencieux, plus beaux que jamais. »L’Entre-deux guerres, l’engagement en Syrie.

Au lendemain de la guerre, il demeure dans l’ armée et participe à l’occupation de la Rhénanie en 1920 et de la Ruhr en 1923. Il se marie en 1920. En 1926, le capitaine Loichot est envoyé en Syrie. La France est confrontée à la révolte syrienne de 1925-1926, notamment dans la montagne des Druzes et à Damas. La révolte est durement réprimée par le général Gamelin qui bombarde Damas et ce n’est qu’au printemps de 1926 que l’armée française commence à retourner la situation. La France s’appuie sur des troupes supplétives composées de groupes restés fidèles à la France comme les Tcherkesses, les Alaouites et certains Druzes. Intégré dans un régiment de tirailleurs marocains, Loichot participe à la lutte contre les « rebelles » du djebel druze. La disproportion des forces est très nette (l’armée française utilise des pièces d’artillerie et l’aviation) et les combats violents ( « Nous n’avons pas fait de prisonniers »).
Il est ensuite en garnison dans un secteur plus calme. Il note les difficultés de la vie des habitants et entretient de bons contacts avec les notables et le clergé grec-catholique. Bien qu’il soit avant tout soucieux de l’organisation de son unité, il perçoit bien les problèmes de la Syrie : vastes zones désertiques, agriculture peu efficace, place subordonnée des femmes, poids des notables locaux sur lesquels la France s’appuie, sous-administration. On ne trouve guère de mépris chez lui, plutôt le souhait que la Syrie devienne un protectorat sur le modèle du Maroc. En 1928, il rentre en France et est affecté à Colmar. La culture familiale est marquée par le patriotisme et le catholicisme ; les enfants sont inscrits dans des écoles religieuses.

La guerre, la Résistance, la déportation

En 1939, le commandant Loichot est d’abord mobilisé en Alsace où son régiment complète l’organisation défensive de la ligne Maginot. Il connaît des périodes d’incertitude et un certain ennui, caractéristique de la « Drôle de guerre ». La seule allusion politique est une condamnation du manque de fermeté des gouvernements précédents face à l’Allemagne. Loichot est ensuite envoyé en Lorraine sur le front de la Sarre. Le froid est intense, l’armée est commandée par le général de Lattre, alors redouté pour son côté tatillon. Il est promu lieutenant-colonel à titre temporaire (rappelons qu’ à la même époque, le général de Gaulle fut promu général de brigade, lui aussi « à titre temporaire »). L’offensive allemande du 10 mai 1940 le conduit en Picardie.
L’auteur suit ensuite la guerre jour par jour. Cette étude précise permet de comprendre concrètement les raisons de la défaite française : la volonté de combattre et de tenir le front n’était pas absente, mais l’armée française était mal préparée et mal commandée, et la supériorité mécanique et la vitesse d’exécution allemande très nette. À partir du 10 mai 1940, Loichot peut constater l’impréparation de l’armée française. Son régiment rejoint Compiègne. Il se heurte au défaitisme de nombreux généraux qui prédisent l’échec de toute action offensive face à la supériorité allemande. L’absence de coordination, la fatigue des soldats empêchent de conduire des contre-offensives efficaces. Le régiment parvient à repousser quelques attaques. Mais le 5 juin, les Allemands lancent une attaque massive de chars dans la Somme, attaque à laquelle les troupes françaises ne peuvent faire face, malgré une courageuse résistance locale. Loichot parvient ainsi à rompre l’encerclement de certains de ses hommes et à faire 270 prisonniers. Le 7 juin l’ordre de repli est donné, tandis que des prisonniers de guerre sont exécutés par des SS. Malgré quelques actes courageux qui retardent l’ennemi, la retraite est terrible. Des combats acharnés se déroulent sur l’Oise, mais le régiment doit se replier jusqu’en Sologne. Le 18 juin, Loichot est fait prisonnier au sud d’Orléans par une colonne allemande qui arborait faussement un drapeau blanc, alors qu’il cheminait seul avec son chauffeur pour inspecter la situation des troupes. Une partie de son régiment est fait prisonnier, mais le reste parvient à éviter la capture. Certains de ses officiers ont entendu le discours du général De Gaulle. Dans une lettre à sa femme, écrite le 10 juillet 1940, Loichot attribue la défaite à l’incurie de l’état–major (« dans la retraite, ils ont foutu le camp les premiers »), à la supériorité mécanique des Allemands mais aussi à « 50 ans de laïcisme des instituteurs anti-français » qui aurait détruit la discipline et l’esprit guerrier. Il s’agit là de l’une des très rares prises de position politique de Loichot. Quoi qu’il en soit, il est emmené en captivité à Orléans, puis à Pithiviers. S’il est permis de faire un petit trait d’humour noir, on soulignera qu’il écrit à Hitler pour demander sa libération en évoquant le sens de la justice du Führer, ce qui n’était sans doute pas sa caractéristique principale… Plus sérieusement, Loichot se réjouit des succès britanniques lors de la bataille d’Angleterre. Il ne s’évade pas pour ne pas faire encourir des représailles à sa famille. Entre septembre 1940 et mars 1941, il est envoyé dans un oflag à Nuremberg. La captivité se déroule de manière assez classique : attente, activités culturelles, participation à la vie religieuse, correspondance, attente des colis. Père de famille nombreuse, il est libéré en avril 1941 et rentre en Franche-Comté.
De manière classique, sans être un pétainiste fervent, il respecte Pétain, tandis que ses enfants écoutent parfois Radio-Londres. Il trouve un emploi à Besançon, à l’office de répartition des blés et des farines. À partir de 1942-1943, Loichot entre dans la Résistance. Il est en contact avec Jean Maurin, l’un des chefs de la Résistance en Franche-Comté. Mise à part la résistance communiste, la résistance franc-comtoise est encadrée par des officiers d’active et fait partie de l’ORA, l’Organisation de Résistance de l’Armée. Elle a pour objectif d’aider les Alliés lors de la Libération. Dès 1943 ont lieu des sabotages ferroviaires et, malgré la taille réduite des maquis, plusieurs coups de main sont organisés, ainsi que la réception de parachutages. En novembre 1944, 3000 hommes en armes tiennent des positions dominantes près de la trouée de Belfort. Peu nombreuse au départ (16 résistants en 1942, 342 en juillet 1943, mais 11 000 à la Libération), la Résistance paie un lourd tribut à la répression : plus de 1000 fusillés, 2000 déportés. À partir de 1943, Loichot participe à l’état-major départemental du Doubs ; il entre en contact avec l’archevêque de Besançon, Mgr Dubourg, auteur d’une phrase fameuse le 16 juin 1940 : « soyons corrects, mais ne soyons pas serviles » et qui aida les Résistants et les Juifs. Loichot organise la résistance de la région du Doubs. Peu d’officiers d’active intègrent la Résistance. Son but est de créer et d’organiser de groupes de résistance encadrés par des militaires, mais aussi de ne pas laisser la France libérée aux mains des communistes. La répression est impitoyable. Le 11 février 1944, Loichot est arrêté (à la suite d’une trahison, d’une imprudence ?), l’état-major de la résistance est décapité. Les résistants ne sont pas exécutés, pour ne pas heurter la population, mais déportés. Plusieurs membres de son groupe sont déportés dès juin 1944. Loichot est déporté le 5 septembre 1944, dans un convoi comptant 41 hommes et 13 femmes, situation particulièrement tragique, puisque les combats pour la libération de Besançon par les troupes américaines ont déjà commencé, et que la Résistance avait pu négocier la libération de 400 résistants en échange de la sauvegarde des grands blessés allemands.
Il est d’abord interné à la prison de Fribourg en Brisgau. Lors du bombardement de la ville, en novembre 1944, Loichot tente de s’évader, mais est repris et interné dans un fort en Bavière. Le 14 avril 1945, il est interné à Dachau. Le camp est libéré par les Américains le 29 avril. Loichot reste quelques jours à Dachau, et le 15 mai il rejoint le PC de la Première armée Française du général De Lattre. Mais il est très affaibli, sans doute victime du typhus. Il meurt à Ravensburg, le 25 mai 1945.