Agrégé et docteur en histoire, Sébastien Albertelli a publié en 2009 chez Perrin, Les Services secrets du général de Gaulle, le BCRA 1940-1944.  Brassant des sources françaises et étrangères exhaustives et massives, l’ouvrage proposait une histoire complète du BCRA, Bureau central de renseignement et d’action, et fut salué comme un livre désormais essentiel.  Trois ans plus tard, il publiait une version simplifiée et illustrée de cette étude magistrale, sous le titre, Les services secrets de la France Libre. Le bras armé du général de Gaulle, ouvrage alliant un contenu scientifique de haut niveau à un riche contenu iconographique à vocation pédagogique (https://clio-cr.clionautes.org/les-services-secrets-de-la-france-libre-le-bras-arme-du-general-de.html). En 2016, il publiait chez Perrin une Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance, ouvrage à la fois novateur et exhaustif, première histoire globale du sabotage (https://clio-cr.clionautes.org/histoire-du-sabotage-de-la-cgt-a-la-resistance.html). Il est, avec Julien Blanc et Laurent Douzou, l’un des trois auteurs de La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance 1940-1944, publié en 2019 au Seuil (https://clio-cr.clionautes.org/la-lutte-clandestine-en-france-une-histoire-de-la-resistance-1940-1944.html).

Une unité exceptionnelle, une documentation riche et variée, une étude originale

Il nous propose aujourd’hui une étude approfondie et originale sur un aspect méconnu de la France libre, celui de l’engagement de 600 femmes devenues militaires pour résister et répondre à l’appel du général de Gaulle. Cette unité des FFL fut créée à Londres en 1940 sous le nom de « Corps féminin » et rebaptisée, pour des raisons aisément compréhensibles, l’année suivante, « Corps des Volontaires françaises » (CVF). Ce fut la première unité militaire féminine dans l’histoire de l’armée française : pour la première fois des femmes firent l’expérience de la vie en caserne et de la soumission à une hiérarchie militaire féminine. Ces 600 femmes ne représentent qu’une partie des femmes de la France libre. Certaines s’engagèrent dans d’autres unités, en Angleterre ou dans l’Empire, et beaucoup d’autres restèrent civiles.

Le travail de S. Albertelli a d’abord consisté à les identifier toutes. Pour son étude, il a utilisé une « documentation à la fois originale, variée et étonnamment abondante », archives privées, ouvrages publiés par des Volontaires françaises, fonds d’archives publics anglais et français : dossiers personnels conservés au Centre des archives du personnel militaire de Pau et au Service historique de la Défense à Vincennes (SHD), dossiers individuels du Bureau Résistance (SHD), archives du BCRA (Archives nationales et SHD), dont environ 260 interrogatoires de femmes ayant servi dans le CVF.

Sébastien Albertelli définit son projet dans l’introduction : « S’appuyer sur des trajectoires individuelles, emblématiques et documentées pour retracer une histoire collective». La progression de l’étude est chronologique et elle s’appuie en permanence sur l’exposé précis, vivant et concret de situations individuelles. Au long des 500 pages du livre, le lecteur fait la connaissance de dizaines de Volontaires en découvrant leur situation sociale, les conditions et les motivations de leur engagement, leurs activités et leur vie quotidienne, leurs sentiments aussi. La mise en perspective, l’élargissement et l’approfondissement, qui relèvent de l’analyse historique, sont néanmoins permanents. L’objectif de l’auteur est de « tirer cinq fils plus transversaux» :

– Comprendre comment des femmes se retrouvèrent en position de s’engager dans une unité militaire basée à Londres.

– Analyser les conditions dans lesquelles est née et a fonctionné cette unité féminine des FFL.

– Etudier les raisons qui poussèrent ces femmes à s’engager dans l’armée, et aussi l’évolution de la place des femmes dans l’armée française.

– Approcher au mieux l’essence du rapport des Volontaires avec la France alors qu’’elles étaient exilées.

– Suivre les Volontaires à mesure « que le centre de gravité de la guerre se déplace » : elles passent de Londres, à Alger, à la France de la Libération, à l’Allemagne et jusqu’à l’Indochine parfois.

On trouve dans la centaine de pages d’annexes plusieurs outils : la liste des Volontaires françaises classées par numéro de matricule (donc dans l’ordre chronologique de leur engagement), 45 pages de notes, une bibliographie sélective et un index.

Les pionnières

Une centaine des 600 femmes qui s’engagèrent dans le CVF parviennent à Londres au moment de la débâcle. Les premières réfugiées arrivent en mai, des Pays-Bas et de la Belgique. Elles sont parvenues à monter sur des navires, parfois accompagnant leur mari. Beaucoup d’autres se trouvaient déjà en Angleterre au moment de la débâcle, dans le cadre de séjours linguistiques, ou au sein de l’importante  colonie française (12 000 personnes, parmi lesquelles une majorité de femmes).

Plusieurs d’entre elles ont servi dans l’armée française durant la campagne de 1939-1940. En janvier 1940, l’Etat a créé le statut de volontaire civil(e) travaillant pour l’armée. Elles portent un uniforme kaki et doivent le respect à la hiérarchie militaire. Elles servent dans le service de santé et dans les sections sanitaires automobiles féminines. (SSA).Ces dernières appartiennent aux couches sociales supérieures. Parmi elles, Edme Nicolle, créatrice et cheffe des SSA, et l’une de ses adjointes, Hélène Terré qui prendra la direction du CVF. Elles arrivent le 17 septembre 1940, en provenance du Portugal. Elles sont objet de suspicion dans un climat  d’espionnite, aussi bien vis-à-vis des Anglais que de la France Libre. Edme Nicolle fait neuf mois de prison avant d’être expulsée, les Britanniques restant sourds aux demandes de la Croix-Rouge. Hélène Terré, fille d’un commandant de l’armée de terre, est une agent des services secrets de Vichy, le 2e Bureau. Elle est, elle aussi, emprisonnée. Libérée, elle parvient « à surmonter son humiliation et sa honte, son indignation, sa colère ». Elle demande à servir la France libre, mais ne s’engage pas encore dans l’unité féminine.

« La France libre est trop pauvre en hommes pour pouvoir négliger les femmes »

Ces femmes demandent à s’engager aux côtés du général de Gaulle. Elles se présentent et exercent une pression sur les responsables, qui ne sont pas enthousiastes et n’ont pas prévu ces engagements féminins. Simonne Mathieu est une joueuse de tennis de renommée internationale de 33 ans, issu d’un milieu bourgeois, mariée à 18 ans et mère de deux enfants. Elle écrit à de Gaulle dès le 19 juin, alors qu’elle se trouve à Londres, s’impatiente de ne pas avoir de réponse, menace de s’engager dans l’armée britannique. Quand enfin la France libre se décide à créer une unité féminine, car « la France libre est trop pauvre en hommes pour pouvoir négliger les femmes », l’amiral Muselier, en l’absence du général de Gaulle, lui en propose la direction. Le « Corps féminin des Forces françaises libres » est créé le 7 novembre 1940. Les Volontaires (au nombre de 100) porteront l’uniforme ; l’encadrement sera assuré par des femmes, dont une lieutenante comme cheffe de corps. Les emplois envisagés seront ceux de secrétaire, d’infirmière, de conductrice ou de cuisinière. L’effectif fixé est atteint puis dépassé : elles sont 147 début 1942. Elles apprennent à marcher au pas et à saluer. Hélène Terré succède à Simonne Mathieu à la fin de la première année d’existence de l’unité. Elle à 38 ans, « un tempérament d’artiste et elle a surtout vécu entourée d’intellectuels ». Pour mettre fin aux plaisanteries sexistes, le « Corps féminin » devient le CVF.

« Un mince filet d’émigration continue, au cours des quatre années suivantes, à alimenter les rang du CVF ». Certaines (Vitia Hessel par exemple) quittent légalement la France par l’Espagne et le Portugal. Des Britanniques et des Américaines peuvent quitter la zone Sud librement jusqu’en novembre 1942. Mais la plupart partent clandestinement, à travers la Manche, ou par voie terrestre, qui comporte souvent un passage dans les geôles espagnoles. L’’expérience est éprouvante, mais les évasions par l’Espagne se multiplient en 1943. Lisbonne et Gibraltar sont les deux étapes marquantes pour la plupart des évadées.

L’arrivée à Londres est un choc. La joie laisse vite place à l’amertume quand elles réalisent qu’elles vont de nouveau être privées de leur liberté, longuement détenues et interrogées, « Certaines vivent cette étape comme une humiliation insupportable ». La découverte de la vie à Londres efface l’amertume, un accueil chaleureux leur est réservé. Toutes celles qui gagnent l’Angleterre, toutes celles qui rallient la France libre, et même toutes celles qui revêtent l’uniforme ne sont pas incorporées dans le CVF. Certaines s’engagent directement dans l’armée. Toutes celles qui restent à Londres doivent affronter le Blitz, expérience éprouvante.  Certaines participent à la défense passive ; une Volontaire est tuée, plusieurs blessées.

Caserne de femmes

La vie de caserne pour des femmes est une expérience inédite. Baptisée Moncorvo House, la « caserne » est située dans l’un des quartiers les plus cossus de Londres. C’est une vaste demeure en briques rouges construite à la fin des années 1870. Une vingtaine de chambrées, réparties entre les deux étages, accueillent chacune de cinq à 15 Volontaires. Les femmes mariées peuvent loger en ville. Pendant la journée les Volontaires se rendent à leur travail, dans les différents états-majors pour la plupart. Il s’agit donc plus d’un hôtel militaire que d’une caserne, animé le matin, le midi et le soir. Un appel a lieu chaque matin, et, deux fois par semaine, un exercice de marche au pas. Le soir, elles peuvent recevoir des invités, et il est aussi possible de passer la soirée hors de la caserne. « En somme, en pleine guerre, beaucoup de jeunes filles font l’expérience paradoxale de la liberté ». Le général de Gaulle et sa famille viennent passer le réveillon de 1941 à Moncorvo. Les Volontaires participent aux revues et aux défilés. La discipline militaire est de règle, incarnée et imposée (difficilement) par les sous-officiers et les caporales. Il existe des sanctions, une « attitude ambivalente à l’égard de l’uniforme » en étant souvent la cause. Mais, « au-delà de la discipline, c’est souvent bien la vie en commun qui se révèle difficile », promiscuité,  hétérogénéité sociale et culturelle étant créatrices de tensions.

L’engagement des Volontaires

Des engagements de Françaises viennent de tout l’Empire français : Nouvelle-Calédonie, Afrique noire, Levant, mais aussi de l’extérieur : des « comités de Gaulle » se forment en Amérique latine et aux Etats-Unis. Elles ont souvent beaucoup de difficultés à être autorisées à gagner Londres, même quand elles sont illustres, telles Simone Weil et Eve Curie. Il leur faut alors prendre la mer, ce qui est « une expérience aussi impressionnante que risquée en temps de guerre ». Il y a aussi beaucoup d’étrangères qui s’engagent dans le CVF : une Volontaire sur trois n’est pas française. Elles sont Britanniques à 80%, Suisses, Belges, avec la plupart du temps des affinités familiales ou autres avec la France.

L’engagement militaire est un choix : l’immense majorité des femmes qui travaillent à Londres pour la France libre sont des civiles, témoignant souvent d’un engagement gaulliste profond. Les membres du CVF bénéficient d’un véritable statut militaire. « Elles sont les premières et elles en sont fières ». Des motivations particulières les ont conduites à s’engager dans une unité militaire : patriotisme d’abord, volonté de servir en se fondant dans un groupe, fidélité à la mémoire d’un être cher, (beaucoup sont filles, femmes ou sœurs de militaires), formation professionnelle : elles sont dactylographes, téléphonistes, conductrices, secrétaires, comptables, infirmières.

Toutes incorporées à Londres, elles n’y restent pas toutes, et celles qui y restent ne vivent pas à la caserne, s’égayant pendant la journée dans les divers services de la France libre. Aussi l’auteur pose-t-il la question de l’existence d’un « esprit de corps ». Il montre que les Volontaires de la section « Air » et les assistantes sociales s’émancipent et s’organisent en marge. Les Volontaires sont jeunes : elles ont en moyenne 27 ans au moment de leur engagement, une sur deux a entre 18 et 23 ans. Certaines se marient, retournant alors souvent à la vie civile.

Mais elles sont perçues par le prisme de l’héritage social et par celui des fonctions qui leur sont confiées, jugées conformes à leur sexe, et donc interdites de fonctions combattantes. « Beaucoup sans doute s’en satisfont, mais certaines manifestent de plus en plus bruyamment leur déception, leur impatience et leur volonté de participer activement au combat. » « Ce que les Russes et les Chinoises font tous les jours, nous sommes prêtes à le faire aussi » affirme leur cheffe. L’engagement des femmes « reste marqué par la place des femmes dans la société, qui limite les possibilités de les sanctionner autrement qu’en les excluant et qui ménage quelques portes de sortie associées au rôle d’épouse, de mère ou de soutien à leurs parents qui leur est traditionnellement dévolu. »

« Amours en guerre »

Il n’a pas dû être facile de rédiger ce chapitre et c’est sans doute le plus réussi. L’auteur parvient à faire une approche rigoureuse de l’intime, s’appuyant sur des sources riches, en particulier quelques journaux intimes, qu’il utilise avec méthode, sans que l’humain n’en soit chassé.

Des études sur les femmes soldats britanniques ont montré que « la vie militaire en temps de guerre coïncide avec un éveil de la sexualité sans doute plus précoce que ce qu’il aurait été dans d’autres circonstances ». L’amour et la sexualité occupent une grande place dans la vie des Volontaires, « la perspective de la mort exacerbant la pulsion sexuelle ».Beaucoup d’officiers de la France libre sont à Londres, séparés de leur famille, dans un isolement affectif propre aux aventures. Ils bénéficient d’un grand prestige, de revenus confortables, de restaurants et de clubs réservés dans lesquels ils peuvent inviter des Volontaires « qui croquent la vie à pleine dents ». Une soixantaine d’idylles débouchent sur un mariage entre 1940 et 1944. Mais la sexualité hors mariage débouche parfois sur des grossesses qui ne sont pas légitimées par un mariage. L’auteur aborde aussi la question des vies intimes bouleversées par la guerre, des couples séparés, de l’attente et des drames intimes.

De Londres à Alger, du CVF aux AFAT

Sébastien Albertelli rappelle qu’il y a « une tradition française de l’exil politique en Grande-Bretagne : révolutionnaires, contre-révolutionnaires, communards, artistes et proscrits en tous genres ont trouvé un refuge outre-Manche ». Les Français libres se situent de fait dans la continuité de cette tradition, mais ils ne veulent surtout pas être assimilés à la figure réactionnaire de l’émigré coupé du peuple. D’une part ils dénoncent les antigaullistes (de Londres ou des Etats-Unis) déconnectés des aspirations des Français, d’autre part ils tiennent à rester en contact avec la France et les Français.

Leur exil est douloureux. Les Volontaires cherchent à garder le contact avec leurs proches restés en France. Les Volontaires parlent à la radio et se présentent comme l’avant-garde des femmes de France. Des résistantes arrivent à Londres en 1943 et certaines s’engagent dans le CVF, non sans avoir suscité d’abord la méfiance, britannique et gaulliste, car la crainte de l’infiltration ennemie est grande.

Cinq Volontaires font partie de la mission de la France combattante, dirigée par le général Catroux, qui s’installe à Alger en février-mars 1943. L’armée d’Afrique se résout à incorporer des femmes et des femmes soldats de la France libre arrivent en Afrique du Nord à partir de l’été 1943. Toutes n’appartiennent pas au CVF. Le recrutement pour le CVF ne sera jamais important en Afrique du Nord. Elles ne débarqueront que très tard en Italie. Néanmoins Hélène Terré, arrivée en Afrique du Nord, obtient après beaucoup de démarches la création de l’arme féminine de l’armée de terre (AFAT). Elles seront 6000 en octobre 1944 et 11000 à la fin de la guerre. Le CVF est encore cependant présent à Londres.

Beaucoup d’emplois subalternes, peu d’élues pour le combat clandestin

A Londres, une centaine de Volontaires travaillent au BCRA où elles sont dactylos et sténodactylos. Rares sont celles auxquelles sont confiées des responsabilités. Le rythme de travail est intense, et lourd le poids du secret exigé.

N’ayant pu combattre en uniforme dans une armée régulière, beaucoup de Volontaires aspirent au combat clandestin ; mais pour le plus grand nombre, elles n’y parviendront pas et grande sera la désillusion. L’auteur expose dans ces chapitres plusieurs cas personnels captivants. Certaines partiront néanmoins en mission clandestine en France, une « infime minorité ». Mais le silence mémoriel tombera sur elles, alors que les femmes agents du SOE feront l’objet d’un véritable culte en Grande-Bretagne dans les années 1950. Certaines de ces femmes seront au service du renseignement, d’autres agents de liaison, opératrices radio, plus rares encore au service Action, Jeanne Bohec fut ainsi instructrice de sabotage, une spécialité jugée éminemment masculine. Mais « sitôt que des hommes sont en position d’agir, les femmes retrouvent une place plus conforme à l’idée que l’on se fait à l’époque d’une juste répartition des rôles entre les sexes ».

Renvoyées à leurs rôles traditionnels

Le dernier chapitre analyse l’évolution du CVF du Débarquement à la fin de la guerre, en passant par la libération de la France. Progressivement les Volontaires sont absorbées par les AFAT. Certaines souhaitent rester dans l’armée au-delà de 1946, les unes vont en Indochine, les autres quittent l’armée quelques années plus tard. L’armée crée le service du personnel féminin de l’armée de terre (PFAT), « c’est la fin de l’expérience d’une unité féminine sous commandement féminin ».

La mémoire se montre oublieuse de ces Volontaires, même la mémoire gaulliste. Dans ses Mémoires, de Gaulle ne consacre qu’une phrase à ces « méritantes jeunes filles ». Il faudra plus de 30 ans pour que d’anciennes Volontaires sortent de l’ombre et s’organisent « pour faire reconnaître leur rôle, modeste mais bien réel, dans l’aventure collective que fut la France libre ».

© Joël Drogland pour les Clionautes

Sébastien Albertelli explique pourquoi il a choisi de féminiser les grades militaires. Nous l’avons suivi dans le compte-rendu.