L’ouvrage de Chouki el Hamel traite un sujet peu abordé au Maroc et dans le monde musulman : l’histoire et la mémoire de l’esclavage.

Chouki el Hamel est agrégé d’histoire et enseigne à l’Arizona State University. Son ouvrage a d’abord paru en anglaisChouki el Hamel, Black Morocco: A History of Slavery, Race, and Islam, Cambridge and New York: Cambridge University Press, 2013. En cas de difficulté à trouver la version française, la version originale en anglais existe sous forme électronique électronique (https://www.ebooks.com/en-fr/book/1099714/black-morocco/chouki-el-hamel/?_c=1 EPUB pour les liseuses ou PDF, environ 23 €) ou brochée https://www.parnassusbooks.net/search/site/Black%20Morocco%20el%20hamel ou https://twofriendsbooks.indielite.org/search/site/Black%20Morocco%20el%20hamel (ici 32$) ou encore directement chez l’éditeur https://bookshop.org/books/black-morocco-a-history-of-slavery-race-and-islam/9781107651777 (29,75$-31,99$).. Quasi-introuvable en FranceOn pouvait encore trouver cette version française en août 2022 à la librairie al Mouggar, une quasi-institution de la vie culturelle gadiri mais aussi une grande librairie en ligne : https://www.almouggar.com/shop/product/le-maroc-noir-une-histoire-de-l-esclavage-de-la-race-et-de-l-islam-445310?category=2989&search=el+Hamel. Il est possible de s’adresser également à l’éditeur à Casablanca : https://lacroiseedeschemins.ma/?s=el+hamel., Cette seconde édition (2019) de la version française est préfacée avec vigueur par Catherine Coquery-VidrovitchRemarque : La traduction pèse quelque peu sur un texte d’une grande densité. Elle ignore entre autre des termes essentiels du vocabulaire utilisé dans l’historiographie francophone. Comme la physique ou la médecine, l’histoire a son vocabulaire et ne se traduit pas comme un texte littéraire.

Race, genre et esclavage en islam et en Islam

Chouki el Hamel utilise d’emblée une anecdote personnelle qui ne peut manquer d’accrocher. Son ouvrage se partage entre une première partie dédiée aux fondamentaux et à l’évolution  du discours islamique concernant les questions de race, de genre et d’esclavage. Le texte se fait ensuite plus événementiel en abordant les questions de diaspora transsaharienne avant d’en venir à la mise en esclavage, par la volonté du sultan Moulay Ismaïl, de plus de 200.000 personnes, sur une base clairement raciale, termes pesés, loin de tout anachronisme. L’auteur a pu explorer avec profit un riche corpus archivistique marocain, avec entre autres des listes nominatives de personnes de toutes conditions mises en esclavage au cours de la trentaine d’année que dura l’opération du sultan. Né d’une concubine noire, ce dernier se percevait avant tout comme arabe et charif, la filiation paternelle primant sur l’identification raciale de la mère. L’enjeu, dans un Maroc instable, était de disposer d’une force de pacification du pays. Moulay Ismaïl voulait ainsi disposer sur tout le territoire du royaume d’une armée loyale et dévouée échappant au caractère centrifuge des rivalités tribalistes qui affectaient ses  troupes arabes et amazighs (selon une mécanique apparemment plus complexe qu’une opposition binaire caricaturale entre un bloc arabe et un autre amazigh). L’auteur explore l’ensemble de la société servile : enfants destinés à devenir soldats, concubines, cuisinières et esclaves-soldats selon un modèle renvoyant aux mameluks d’Égypte. Outre un important corpus marocain de sources de la pratique et de témoignages, Chouki el Hamel a également recours à de nombreuses sources transmises par des voyageurs européens, dont Léon l’Africain, des consuls ou d’anciens prisonniers chrétiens.

Malédiction de Cham et macule servile

Soucieux de rendre compte de la notion d’altérité raciale noire dans le monde arabe et islamique, l’auteur analyse en détail une tradition religieuse où le Coran ne promeut pas l’esclavage et encourage l’affranchissement, soulignant que l’interprétation des hadiths s’est accommodée des circonstances afin de justifier une pratique apparemment contraire au texte. Cette exégèse trouve écho dans la seconde partie, qui rend compte  de l’attitude d’un grand nombre d’ulémas marocains indignés par la mise en esclavage de l’ensemble des Marocains considérés comme noirs sous le règne du sultan Moulay Ismaïl, contemporain de Louis XIV puis de la régence française. Certains le paient de leur vie.

L’auteur se penche au passage sur l’archéologie en islam du thème de Cham (ancêtre mythique de tous les hommes noirs). Il prend ici le contre-pied des affirmations de l’historien neo cons. Bernard Lewis en remontant aux termes sans équivoque du Talmud babylonien. Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani citent d’ailleurs Chouki el Hamel lorsqu’ils expliquent que le thème, présent dans le christianisme depuis Origène, sert dès le haut Moyen-Age à justifier l’esclavage, même s’il ne prend véritablement de l’ampleur qu’au XVIIe siècleJean-Frédéric Schaub et Silvia Sébastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XV-XVIIIe siècle), Albin Michel, 2021.. Ces historiens font en effet remonter à une date plus tardive du Moyen-Age l’apparition de ce thème en Occident tout en démontrant qu’il n’est pas dans le corpus bibliqueOp. cit., p. 275..

L’auteur décrit bien un phénomène de racialisation où couleur et généalogie participent de façon essentialisée à un statut servile. Cependant, une différence apparaît en permanence dans l’ouvrage. Alors que dans l’Espagne post-Reconquista, une généalogie juive ou musulmane fait obstacle à la limpieza de sangre du chrétienibid.. ; alors que dans les sociétés post-esclavagistes des Amériques, l’ancêtre noir fait barrière au passage de la ligne de la ligne de couleur, l’appartenance de l’homme marocain à l’islam prime sur la négritude de la femme, ce qui permet au sultan Moulay Ismaïl, fils d’une concubine noire, d’en épouser une autre à son tour après son passage du statut d’esclave-concubine à celui d’umm al-walad (mère du fils) par la mise au monde d’un héritier dont le statut royal et chérifien n’est nullement remis en cause.

Qui est noir ?

Dès le début de la lecture, on regrette de ne pas en apprendre davantage sur la définition d’une frontière entre celui ou celle qui est noir et ceux qui ne le seraient pas. Il faut concéder que les sources sont peu bavardes sur ce qui paraît en son temps relever de l’évidence mais diffère toujours dans l’espace et dans le temps. Tout familier du Maroc, en particulier du Souss, territoire particulièrement concerné par le sujet, a pu observer que de nombreux Marocains passeraient inaperçus dans les Amériques noires, ce qui ne nous indique pas la limite à partir de laquelle cette société a pu considérer qu’un individu était noir. L’auteur souligne évidemment l’arbitraire des décisions qui, sous Moulay Imaïl, amènent des individus à tout perdre selon que les responsables locaux considèrent ou pas qu’ils entrent dans la catégorie « noirs ». L’ouvrage s’achève sur un heureux chapitre consacré aux confréries gnawa et à leur mystique, comparable aux syncrétismes religieux des Amériques noires. Il livre en même temps une analyse de la musique gnawa – notamment des formes observées à Essaouira, sa capitale – dans une perspective qui souligne sa communauté d’esprit avec d’autres expressions musicales comme le blues. L’ouvrage s’achève sur la survivance, à la fin des années 1950, d’un esclavage qui n’avait jamais été aboli juridiquement. Il avait simplement déserté les actes notariés mais demeure aujourd’hui refoulé dans la mémoire collective tout en marquant le regard porté sur la couleur de la peau.

Dominique Chathuant