Ce mois-ci, François Duluc nous propose aux éditions Passés Composés une biographie du marquis Charles-François de Bonnay, le père oublié de la Déclaration des droits de l’homme. Il est directeur des services de l’Assemblée nationale et a travaillé pendant 35 ans au Palais-Bourbon. Professeur à Sciences-po Paris depuis 1991 il y a enseigné notamment l’histoire des idées politiques.
Cet ouvrage est enrichi d’une bibliographie abondante, ainsi qu’un état des sources, nombreuses, consultées pour parvenir à cette synthèse (archives nationales, diplomatiques, départementales, sans oublier les fonds privés conservés en grande partie par la famille Duluc donc celle de l’auteur). En survolant cet ensemble, on mesure le travail de synthèse effectué à partir de ces sources diverses et nombreuses.
François Duluc nous propose ici un ouvrage passionnant, où les 23 chapitres, parfois très courts, nous expose le portrait de ce fidèle serviteur de la monarchie devenu le précurseur du droit parlementaire et le père de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, puisque certains des articles portent son empreinte et en premier lieu l’article 10 qui garantit la liberté d’opinion y comprise en matière religieuse. La question la question qui se pose donc est la suivante : comment passe-t-on de ce statut de serviteur d’une monarchie absolue à celui d’inspirateur de la Déclaration des droits de l’homme, tout en parvenant à échapper à la guillotine ?
Origines et la formation du jeune marquis
Nous pouvons découper l’ouvrage en plusieurs époques. Les chapitres un à trois permettent à l’auteur de revenir sur les origines et la formation du jeune marquis qui peuvent éclairer en grande partie ses choix à venir. Le chapitre un implante le décor et recontextualise sa naissance à Cossaye le 22 juin 1750. Fils de Marc-Antoine Bonnet et Françoise Gabrielle de Marcellange, il est issu d’une lignée prestigieuse où se distingue Jean de Bonnay, chambellan de Charles VI et de Charles VII qui seconda Jeanne d’Arc en 1429 pendant le siège de la Charité-sur-Loire. Mais cette famille perd son prestige et son influence au XVIIe siècle sous l’effet des mauvais choix opérés par Thomas de Bonnay. Le but de son père à sa naissance est donc clair : il s’agit par l’éducation que Charles-François doit recevoir, d’opérer une stratégie de reconquête du prestige familial. Pour lui cela passe par une éducation humaniste. C’est ainsi qu’il est envoyé au prestigieux collège de Juilly fondé en 1638 dans la Brie par la congrégation des prêtres de l’Oratoire et qui compta parmi ces élèves promis à un avenir brillant Montesquieu et La Fontaine entre autres. C’est dans ce cadre qui rencontre Jean-Claude Leblanc de Beaulieu dont la petite-fille ne serait autre que George Sand. C’est là qu’il suit les cours de philosophie du traducteur de Tacite, le père Dotteville sur la liberté et l’éthique en 1763 et 1764.
Le 1er juillet 1765, Charles – François entre à l’école des pages de la Petite écurie du roi, point de départ d’une carrière militaire et interface entre la cour et la noblesse. Il s’y révèle un excellent cavalier et mène ainsi la vie d’un page classique de la fin du règne de Louis XV. Il devient officier de cavalerie en octobre 1767 et intègre le régiment des dragons du roi créé en 1744. Bonnay a alors 17 ans et ne tarde pas à entrer dans les gardes du corps du roi. Il est ainsi présent à Reims le 11 juin 1775 lors du sacre de Louis XVI. Ce jour-là est surtout marqué par une rencontre avec un jeune homme blond promis à un brillant avenir qu’ils recroisera de nombreuses fois : Talleyrand.
En parallèle, la stratégie opérée par son père a été payante et s’incarne par la marque de reconnaissance suprême qui est accordée puisqu’il est présenté au roi et assiste à son lever. Très vite il acquiert une réputation d’esprit et il est parfois à ce titre invité dans les soirées privées de Marie-Antoinette. Grand lecteur, il traduit notamment le long roman (9 tomes !) de Laurence Sterne Tristam Shandi, traduction publiée chez Volland en 1785. Elle est, à l’époque, saluée alors par la critique pour sa fidélité et son absence de censure au point de faire autorité jusque dans les années 30.
Les chapitres quatre et cinq sont centrés essentiellement sur les deux tournants de sa vie. Le premier est d’ordre privé. Marié avec Marie-Louise de Bonnay dont il a eu trois enfants, leur relation s’étiole au fur et à mesure que sa fortune s’étend tandis que sa rencontre avec plusieurs femmes le marque pour le restant de ses jours. La première est Louise d’Épinay, mère de son meilleur ami Jean qui a entretenu une relation avec Jean-Jacques Rousseau et la seconde est Angélique de Vintimille, nièce de Louise, qui lui présente au cours de l’été 1789 celle qui devient la femme de sa vie : Adélaïde de la Vintille, né en 1755 et veuve de l’introducteur des ambassadeurs de Louis XVI depuis 1785. Elle tient alors à l’époque un salon où elle reçoit des artistes et plusieurs collaborateurs de l’encyclopédie, tout en organisant des fêtes populaires dans le parc de son château auquel sont conviés les paysans travaillant dans ses fermes. Elle fait alors partie de ces aristocrates libéraux qui applaudissent les débuts de la Révolution. (Page 68). Le second est d’ordre public puisque l’année 1788 est marquée par la convocation des États généraux et la rédaction des cahiers de doléances du Nivernais à laquelle Bonnay prend une part active. Néanmoins, le Comte de Damas d’Anzely est élu, Bonnay en devient son premier suppléant. Il en prend sa place le 19 juillet 1789 après la démission du Comte qui voit s’écrouler irrémédiablement son monde.
Evénements révolutionnaires
Le chapitre 6 ouvre la partie consacrée aux événements révolutionnaires et d’abord aux débats houleux entourant la rédaction de la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen où Bonnay imprime sa marque dès sa première prise de parole :
Sommes-nous destinés à des jamais finir ? Et toutes les démarches que nous faisons pour accélérer nos opérations sont-elles faites […] je proposerai donc que l’on choisit parmi ses déclarations, que l’on emplit une, et que l’on délibéra article par article : avec ce moyen, le plan serait déjà tracé, l’ouvrage serait ébauché ; il ne faudrait que le perfectionner. (Page 74)
Le marquis, marqué par le modèle anglais, finit par imposer, au grand dam de Mirabeau dont l’orgueil est froissé, sa méthode de travail comme mode de fonctionnement, la discussion article par article, la base du travail parlementaire actuel. Elle s’oppose à celle proposée par Mirabeau, partisan du « despotisme de la rédaction ». Le chapitre six résume les tensions entourant la rédaction de la Déclaration, la discussion article par article mettant ainsi en avant discussion et influence des uns et des autres en général et celle de Bonnay en particulier qui n’hésite pas à critiquer les abus du pouvoir royal et les institutions juridiques de ce qui s’apprête à devenir l’Ancien Régime. Les articles sept et huit et neufs font écho aux nombreux scandales judiciaires XVIIIe siècle tandis que l’article 10 et les débats entourant sont l’occasion d’empoignades et de débats sans fin tellement les divisions sont profondes. Ceci rappelle que la liberté religieuse ne va pas encore à l’époque de soi. Le chapitre sept rappelle quant à lui en cinq pages à peine la croisade du marquis, devenu président du comité de l’agriculture et du commerce, en faveur de l’uniformisation et la création d’un nouveau système métrique. Devenu le second personnage de l’État et interlocuteur privilégié de Louis XVI par sa position de Président de l’assemblée nationale en 1790, Bonnay s’impose et se révèle en animal politique. Ferme sans autoritarisme, il est avant tout un homme de consensus qui s’investit pleinement dans les questions diverses, variées et polémiques qui traverse l’assemblée comme la nationalisation des biens du clergé.
Le temps des désillusions
Le chapitre 12 ouvre une autre partie de sa vie. Après la fête de la Fédération qu’il préside, Bonnay trouve sa limite face aux événements qui se radicalisent peu à peu. Sa vie prend un tournant décisif après Varennes qui le discrédite. Bonnay n’a plus le choix : il bascule dans le camp des contre-révolutionnaires et choisit de migrer le 7 octobre 1791. Effectuant ce « saut dans l’inconnu » (chapitre 14) il arrive à Coblence où il est froidement accueilli par la majorité des émigrés français. Mais sa fidélité envers le Roi, qui ne l’empêche pas d’être critique et d’avoir un regard lucide sur la responsabilité de Louis XVI dans les événements, l’amène à effectuer plusieurs missions secrètes avec succès ce qui lui permet d’acquérir la confiance de la noblesse exilée. Il voyage en Europe (Saxe, Hambourg, Irlande, Vienne, Varsovie …) tout en restant fortement lié au Comte de Provence, futur Louis XVIII dont il devient le bras droit en 1803. Son activité politique est très intense comme le révèlent les chapitres 14 à 22. Elle ne cessera finalement qu’avec sa mort survenue à Paris le 25 mars 1825. Diplomate, Pair de France, Ministre d’État, ambassadeur de France à Berlin, entre autres, François Duluc revient sur son remariage, ses relations tendues avec Chateaubriand et sa rencontre compliquée à Vienne avec Mme de Staël qui voit en lui « le spectre de l’Ancien Régime » ( chapitre 18). En mai 1821, Louis XVIII le nomme gouverneur du palais de Fontainebleau, fonction particulièrement convoitée par la noblesse. C’est à la lecture de cette période de sa vie que l’on mesure pleinement le rôle actif que le marquis de Bonnay, passé dans l’ombre de l’histoire, a pu jouer. Il méritait une biographie, celle de François Duluc lui rend justice.