Le 5 juin 1934, les grands juristes de l’Allemagne nazie se réunissent à la Chancellerie afin de préparer les futures lois de Nuremberg. Durant la réunion, de longues discussions portent sur la législation et le droit racial américain. C’est par cette anecdote que débute l’ouvrage passionnant de James Q. Whitman. Au premier abord il est naturel d’avoir un mouvement de surprise en constatant une étude intitulée le modèle américain d’Hitler. Et pourtant… Si les États-Unis ont l’image de pays de la démocratie, vainqueur du nazisme il semble incongru de penser que le pays a pu servir de modèle quelconque à Hitler et pourtant ce dernier fait l’éloge de l’Amérique, seul État selon lui a être sur la route d’un ordre raciste sain. Les deux préfaces signées successivement par l’auteur et Johann Chapoutot, rappellent bien que le nazisme n’est pas le produit unique qui a surgit brusquement en Allemagne mais qu’il s’inscrit dans un contexte plus large, une époque, où les nazis puisent des réflexions à l’extérieur et notamment aux États-Unis, pays marqué par la ségrégation raciale et un racisme assumé et décomplexé en particulier dans les États du sud, soit l’antithèse du modèle français républicain et universaliste. Cependant, le titre est rapidement nuancé par l’auteur tout au long de ses démonstrations : les nazis n’admirent pas le modèle américain à cause de sa nature libéral et malgré tout démocratique. Mais ils retiennent de l’étude de son modèle juridique qu’ils demeurent un leader mondial innovant en matière de législation raciste dont des éléments sont à retenir et d’autres à laisser de côté. Cette source d’inspiration concerne en particulier les lois sur l’immigration, la citoyenneté et l’eugénisme. Dans ce dernier domaine, les États-Unis sont alors de véritables champions avec des juristes comme Madison Grant qui promeut la stérilisation des individus souffrant de maladies mentales et l’exclusion des immigrés réputés génétiquement inférieurs. Une fois ces éléments posés, le lecteur peut s’atteler au développement en deux parties qui se concentre sur la période comprise entre l’année 1933 et l’établissement des lois de Nuremberg en septembre 1935.La première partie, intitulée Fabriquer des drapeaux et des citoyens nazis, divisée en sept sous-chapitres débute sur le titre du New York Times du 16 septembre 1935 consacré à l’un des aspects des lois de Nuremberg : l’adoption de la croix gammée comme drapeau officiel de l’Allemagne présentée comme une réaction à l’affaire Brodsky et l’incident du SS Bremen, paquebot allemand où des émeutiers avaient arraché le drapeau. L’affaire, qui provoqua des tenions entre les deux pays est relatée dans le premier sous-chapitre « la première loi de Nuremberg : des juifs new yorkais et des drapeaux nazis ». « La deuxième loi de Nuremberg : fabriquer des citoyens nazis » revient sur les objectifs de Nuremberg et la volonté d’établir une loi nazie de citoyenneté et une sur le mariage et les rapports sexuels destinée à empêcher le croisement des races et non un système de ségrégation. Mais dans la mémoire collective américaine le droit racial est associé aux écoles, fontaines et autres places séparées pour les blanc et les noirs, ces pratiques ayant déclenché les grandes manifestations, soit un système de ségrégation. Or le droit racial américain ne se limite pas à la seule ségrégation. En effet, avant la jurisprudence Brown, le droit racial américain couvre un large champ de domaines juridiques comprenant des lois opposées au croisement des races, abrogées en 1967. La législation fédérale concernant l’immigration et la naturalisation allait dans le même sens, c’est-à-dire préserver une population racialement saine.Le sous-chapitre intitulé « les États-Unis, leader mondial en matière de législation raciste sur l’immigration » démontre pourquoi et comment le pays adopte la première loi de naturalisation en 1790, l’immigration étant ouverte en des termes inhabituels pour l’époque à « tout étranger, s’il est une personne libre et blanche ». Après la guerre de Sécession, certains Etats adoptent une législation visant à empêcher les Noirs désormais libres de s’installer, mais en général jusqu’aux années 1880, les États-Unis restent un pays aux frontières ouvertes. La situation change à partir de la fin des années 1870 avec la législation californienne ouvertement hostile à l’immigration chinoise et japonaise. Le chapitre revient chronologiquement sur l’adoption des différentes mesures législatives allant des tests d’alphabétisation mis en place pour l’imiter l’immigration en 1896 à l’Immigration Act de 1924 fondé sur la race car favorisant explicitement les populations d’Europe du Nord et de l’Ouest. Cependant, comme le rappelle justement Whitman, les États-Unis ne sont pas à l’époque les seuls à adopter une législation raciste puisque l’Empire Britannique met en place ce que l’auteur appelle un « réseau de démocraties d’hommes blancs libres » notamment grâce à ses Dominions. Cependant les Etats-Unis restent à l’avant-garde et sont ouvertement critiqués pour son racisme déclaré notamment en France par André Siegfried en 1927. A l’inverse, cette législation suscite un réel intérêt dans le monde anglophone et en Allemagne où Theodor Fritsch, éditeur des Protocoles des Sages de Sion, tenait la législation américaine pour un modèle ayant su revenir sur ses erreurs égalitaristes. Le sous-chapitre la citoyenneté américaine de seconde classe revient sur un aspect plus particulier et méconnu qui a fortement intéressé des juristes allemands comme Erich Kaufmann, sur la formation d’une forme de citoyenneté particulière privant certains individus en raison de leurs origines de véritables droits politiques. Le lecteur sera attentif sur le cas des « affaires insulaires » consécutives à la récupération de deux colonies espagnoles par les Etats-Unis : les Philippines et Porto Rico en 1898 qui s’est accompagnée d’une volonté générale de ne pas leur accorder une citoyenneté entière, les populations étant jugées arriérées. Les nazis reprennent le fil débute avec un rappel du contenu du second volume de Mein Kampf paru en 1927 qui mentionne explicitement l’exemple législatif américain et montre l’admiration d’Hitler pour ce modèle ayant su exclure les personnes étrangères au sang. Mais, à partir de 1933, lorsque des juristes abordent la question de la citoyenneté, ces passages de Mein kampf relatifs à la législation américaine sont repris mais avec un optimisme moindre par les analystes qui estiment que l’avenir des États-Unis en tant qu’État raciste est incertain.Le sous-chapitre « Vers la loi sur la citoyenneté : la politique nazie au début des années 1930″ développe la manière dont les nazis envisagent leur politique. Si au départ l’extermination des juifs n’est pas leur but premier le premier but est de les pousser à migrer. Ainsi la loi du 14 juillet 1933 sur la révocation de la naturalisation et le retrait de la citoyenneté allemande », promulguée le même jour que la loi sur l’eugénisme a pour but de faciliter l’expulsion des Ostjuden, les Juifs d’Europe de l’Est arrivés avant 1914. Ce point de départ s’accompagne de références à la législation des États-Unis et au poids et au rôle des juristes nazis, dont l’un des plus éminents fut Otto Koellreutter.

 

La seconde partie titrée « Protéger le sang et l’honneur nazis » débute par une introduction rappelant que la loi sur le sang montre que les nazis sont obsédés par la pureté raciale et sexuelle. Le terme-même de « mélange » est utilisé pour décrire la menace de la pénétration du sang juif dans le corps du Volk allemand. Cette vision de l’histoire des nazis correspond à celle qu’ils font de l’Humanité soit une chronique multi-millénaire du déclin racial dû au mélange des races qui auraient abouti au déclin des races supérieures. L’urgence est désormais de sauver l’Allemagne nordique du mélange en général et des juifs en particulier. Cette obsession fut portée en particulier par Helmut Nicolai et Achim Gercke pourfendeurs obsessionnels du crime de Rassenschande, l’union sexuelle entre Allemands et Juifs étant visée.
La loi sur le sang montre l’intérêt direct des nazis pour le modèle juridique américain et l’influence de ce dernier dans les analyses et réflexions développés par les juristes. Ce droit est cité expressément dans un document essentiel exprimant la vision juridique radicale des nazis le Preussische Denkschrift (ou Memorandum prussien) daté de 1933 qui servit de cadre initial à la loi sur le sang. En effet les États-Unis apparaissent comme le modèle à étudier en matière de législation contre le croisement des races, celle-ci étant quasi unique dans le monde. 30 États criminalisent les mariages mixtes. Cependant l’auteur souligne que concernant le métissage, les Nazis ont refusé d’importer la totalité du droit américain car le trouvant trop radical et trop sévère pour être appliqué.

Le sous-chapitre « La résistance juridique conservatrice Gürtner et Lösener» montre qu’avant le triomphe d’une vision radicale, des débats entre les tenants d’une législation dure et des juristes certes d’extrême-droite mais plus modérés dans leur approche eurent lieu pendant plusieurs mois, preuve que les mesures envisagées par le Memorandum ne faisaient pas l’unanimité. Cette critique est portée par Franz Gürtner, Ministre de la Justice du Reich et Bernhard Lösener attachés aux normes traditionnelles du droit allemand basées sur une science juridique élaborée et, de fait, opposés par exemple à la criminalisation du mariage entre deux personnes de race différentes et à la définition envisagée du « Juif » par les radicaux nazis. « La réunion du 5 juin 1934» de la Commission sur la réforme du droit criminel allemand eu pour but de répondre aux demandes faites dans le Memorandum et aux principales questions et problèmes juridiques posées par la criminalisation du mariage et la définition du « Juif » et d’autres individus considérés comme appartenant à des races défavorisées. Le contexte et l’arrière-plan des réflexions développés lors de cette réunion centrale ont pesé et sont abordés dans les deux sous -chapitres « vers la loi sur le sang : combats de rue » et « luttes de ministres et batailles de rue : l’appel à des lois dans équivoque». La pression diplomatique et notamment les protestations de nombreux pays dont l’Inde et le Japon obligèrent les Nazis à se tempérer ; en parallèle, les violences de rues commises par la base contre les juifs sont assimilées à la violence raciale des États-Unis contre les Noirs. Or les autorités centrales s’opposent à ces actions individuelles du fait des critiques de la presse étrangère et d’autre part ils sont en réalité favorable à une persécution officielle, organisée par l’État et non menée par des individus. Il devient donc essentiel de proposer un cadre législatif.
Les sous-chapitres suivants dont « Les sources du savoir nazi en matière de droit américain » analysent la manière dont le Memorandum prussien de 1933, texte fixant les termes essentiels de la future loi sur le sang a été rédigée et comment l’analyse du droit américain fut essentielle. L’auteur revient sur les tensions qui opposèrent les conservateurs, tenants d’une législation modérée aux nazis les plus radicaux. James Whitman souligne en particulier le poids et le rôle d’Heinrich Krieger, jeune juriste dont l’œuvre principale publiée ultérieurement en 1936 et intitulée Le Droit racial aux États-Unis, fut prépondérante. En effet, le problème se posant aux nazis était le suivant : comment adapter une législation raciste qui ne concerne pas les juifs ? Des leçons restent à en tirer et notamment l’idée que la législation américaine ne reposait finalement pas sur des définitions claires et scientifiquement satisfaisantes mais sur des concepts dits « primitifs », cette approche pouvant finalement être retenue, l’approche scientifique étant impossible, le juif ne pouvant être défini scientifiquement. Finalement le modèle nazi s’inspire mais aussi s’éloigne de son modèle américain jugé par certains trop extrémiste (!) et l’originalité apparait avec l’idée que la classification raciale peut reposer sur autre chose que les origines : l’histoire familiale.

La conclusion du livre, qui semble surtout s’adresser aux lecteurs américains, souligne bien que la législation américaine ne fut pas la seule source d’inspiration pour les nazis, les causes du nazisme étant multiples et pour la plupart propres à l’Allemagne. Cependant le racisme aux États-Unis, l’Amérique de Jim Crow, fut une réalité qui s’est traduite dans le droit. L’auteur souligne également que le droit racial les persécutions fut largement partagé par d’autres nations, les juristes nazis comme Otto Koellreutter en ayant parfaitement conscience d’ailleurs. Mais le pays qui sert alors véritablement de point de référence aux nazis demeure les États-Unis, considérés comme le modèle le plus abouti.