Ce numéro du Mouvement social rassemble sept articles répartis en trois dossiers : « Engagements : 68, et après ? », titre aussi de l’éditorial de Frédérique Matonti, « Minorités religieuses en régime communiste » et « Pensée et pratique de l’habitat en France au XXe siècle.

Mai 68

L’histoire de mai 68 et des « années 68 » ne cesse de se développer, en France et ailleurs. Le Mouvement Social nous permet de découvrir les militants de mai 68 d’un pays que l’on a peu l’habitude d’associer à la contestation, la Suisse. Dans « Soixante-huitards helvétiques. Etude propographique », Nuno Pereira et Renate Schär, des universités de Lausanne et Berne, présentent les premiers résultats d’une recherche collective réalisée par six chercheurs, dont les deux auteurs, et portant sur « Le mouvement de 1968 en Suisse : le militantisme comme raison d’être et mode de vie, 1965-1978 » et dont l’objectif est d’apporter une réponse à la problématique suivante : « le militantisme soixante-huitard suisse est-il singulier ? » (page 9). Trois axes du « cycle de contestation » ont été privilégiés : « la nouvelle gauche radicale et deux types de mouvements sociaux, les mouvements féministes et de solidarité internationale » (page10). L’article montre une nouvelle fois l’intérêt des études prosopographiques mais aussi le travail important qu’elle demande ; outre le classique dépouillement des archives, complété ici par des questionnaires, il faut établir un corpus, ici de 1366 militants, constituer une base de données … Cet important travail permet aux auteurs de décrire le « profil sociologique des militants » en montrant notamment l’importance du milieu familial dans la genèse du militantisme (on est bien souvent militant de père en fils), la « prépondérance des militants universitaires » (page 13), leur « statut socioprofessionnel élevé ». Les auteurs montrent par ailleurs la « multi-appartenance » qui caractérisent les soixante-huitards helvétiques « simultanément ou successivement engagés dans plusieurs groupes politiques » (page 18). Ils ont pu aussi étudier le destin du militantisme des militants, autrement dit mesurer la pérennité de l’engagement de ces derniers. Dans ce domaine, l’enquête montre que pour beaucoup, malgré les désillusions, il n’y a pas eu de désengagement ou du moins que celui-ci a été partiel : « la désertion des partis politiques n’a pas été aussi forte qu’on aurait pu le penser : pas moins d’un tiers d’entre eux continuent d’adhérer à une structure partisane » (page 21) et « Ils sont encore plus nombreux (40 % de notre corpus) à poursuivre un engagement hors des partis politiques. Celui-ci peut être très varié, mais il se concentre essentiellement dans ce qu’il est convenu d’appeler les nouveaux mouvement sociaux (single issue movements) : droits humains, anti-racisme, sans-papiers, écologie, commerce équitable). » (page 22). Un tiers, enfin, adhère à un syndicat.
Ce mini-dossier sur mai 68 est composé aussi d’un article d’un « politiste », Vincent Gayon, sur le débat récurrent sur la « fin des intellectuels » qui surgit dans les années 1970 : « Jeu critique : la « fin des intellectuels » (1975-1985) ». Il ne s’agit pas de relancer le débat mais de montrer en quels termes et de quelle façon il est apparu et s’est déployé dans l’espace public, bref de le revisiter en historien ce que n’ont pas fait, à ses yeux, les spécialistes de l’histoire des intellectuels : « La restructuration de l’espace de valorisation intellectuelle tend en définitive à (auto)exclure toute une série d’intellectuels, confortant ainsi même la prophétie sur leur « fin ». Cette réduction relative au silence ou à l’inexistence publique d’un type d’intellectuel – si l’on préfère cette constriction sociale – dont aucun groupe ne maîtrise à lui seul tous les ressorts sociaux, même si l’on compte de réels entrepreneurs et des positions stratégiques, éclaire sur un mode sociologique la supposée « crise » ou « fin » des intellectuels de gauche, telle que l’avait ratifiée sur-le-champ l’historiographie des intellectuels particulièrement développée à Science Po et relativement proche du pôle « expert » et deuxième gauche. » (page 44).

Histoire des religions sous les régimes communistes

Le titre « Minorités religieuses en régime communiste » adopté pour regrouper les articles de Juliette Cadiot, « Imams, prêtres et commissaires : le facteur religieux dans l’administration d’une région musulmane soviétique (Tatarstan, 1922-1938) », et de Hua Linshan et Isabelle Thireau, « Les déboires du pasteur Lin à Shanghai dans les années 1950 », ne convient pas totalement. En effet, Juliette Cadiot prend en compte toutes les religions du Tatarstan, république située à 800 km à l’est de Moscou dans le bassin de la Volga. Celle-ci était peuplée environ pour moitié de Russes orthodoxes et pour moitié de Tatars musulmans auxquels il faut ajouter des minorités juive, luthérienne et catholique, du moins avant le départ des Polonais. L’objectif de l’auteur est « de spécifier le rapport de l’Etat soviétique avec les diverses confessions religieuses et de ne pas s’en remettre à une historiographie trop souvent centrée sur le combat contre l’orthodoxie. » (page 46). L’auteur souligne l’importance de la contextualisation ; la vie religieuse ne peut être étudiée isolément, en particulier dans territoires multi-ethniques comme le Tatarstan : « Au-delà de la répression d’une partie des serviteurs du culte, assimilés aux classes ennemies du régime, se profile un tissu de relations sociales où les enjeux identitaires, sociaux et politiques non réductibles à leur dimension religieuse jouèrent un rôle important. Le lien entre appartenances confessionnelles et identifications ethniques oblige à inscrire les recompositions du monde des Eglises et des croyants dans des configurations sociales et politiques plus larges. […] Au Tatarstan, des conflits opposèrent les orthodoxes russes, assimilés par l’idéologie officielle aux colons, et les musulmans tatars se définissant comme les victimes de la colonisation russe. » (page 46). L’auteur oppose deux périodes : celle de la NEP, entre 1922 et 1927, où la vie religieuse se poursuivit même si l’Eglise orthodoxe fut déjà victime de persécutions alors que les musulmans étaient moins touchés, à celle de la collectivisation entamée en 1928. Une nouvelle loi, qui resta en vigueur jusqu’à la fin de l’URSS, fut adoptée en 1929 ; elle permit d’accentuer la répression à l’égard des religions. En outre, « La collectivisation offrit une nouvelle occasion pour mener une politique antireligieuse globale visant à la fois les clergés, les croyants et les supports matériels de la religion : églises, mosquées, monastères et objets de culte, mais aussi la richesse supposée des serviteurs du culte rapidement identifiés au koulaks. » (page 52).

Histoire urbaine

Sous un titre une peu obscur, « Pensées et pratique de l’habitat en France au XXe siècle », sont regroupés trois articles traitant d’histoire urbaine : « Peuplement du centre-ville et mobilité des locataires à Lyon, 1891-1968 », de Loïc Bonneval et François Robert ; « Tous propriétaires ? Les débuts de l’accession sociale à la propriété » de Hélène Frouard ; « Expertise militante et recherche urbaine : la fin d’un modèle ? Un groupe de recherche Economie et Humanisme à Paris dans les années 1970 » d’Olivier Chatelain. Loïc Bonneval et François Robert ont pu profiter d’une source assez exceptionnelle, les archives d’un administrateur de biens lyonnais qui a géré pendant plusieurs décennies la location d’immeubles du centre le capitale des Gaules, ces immeubles étant loués par appartements. Croisée avec les recensements, cette source permet de connaître de façon précise qui sont les locataires de ces appartements et leurs occupants et surtout de mettre en évidence des flux. Les deux auteurs obtiennent ainsi une série de résultats originaux eu égard à l’état de la recherche dans ce domaine ; on retiendra notamment l’importance des sous-locataires qui représentent jusqu’à 20 % environ des occupants des appartements et la relativisation de la rigidité résidentielle qu’auraient entraîné le blocage des loyers à partir de 1914 et la loi de 1948.
L’article de Hélène Frouard sur les débuts de l’accession sociale à la propriété n’est pas sans faire écho avec le présent, qu’il soit français, espagnol ou américain ce qui ne le rend que plus intéressant. Elle y présente les effets des lois de 1894, 1906 et 1908 qui permettent la mise en place des premiers « prêts immobiliers spécifiquement destinés aux classes populaires » (pages 113-114). Jusque-là, à l’image de Schneider au Creusot, ce sont surtout les patrons par le biais des locations-ventes qui avaient permis aux ouvriers de devenir propriétaires de leurs logements. Permettre aux classes populaires d’accéder à la propriété de leur logement par le biais du crédit immobilier est donc une innovation. Celle-ci est conçue comme un élément de la politique de protection sociale alors en pleine construction. Seul l’Etat peut garantir les emprunts de « salariés modestes et vulnérables, c’est-à-dire potentiellement insolvables. » (page 117). Il le fait par le biais de sociétés de crédit immobilier qu’il finance. Hélène Frouard a dépouillé et utilisé les archives d’une de ces sociétés, la Société Centrale de Crédit Immobilier. Cela lui permet en particulier de voir comment étaient sélectionnés les emprunteurs à travers l’examen de 73 dossiers. Elle conclut au « succès qualitatif » du dispositif. Des familles modestes ont pu ainsi accéder à la propriété et ont été capables de rembourser les emprunts qu’elles avaient contractés. L’auteur pense enfin que ces prêts immobiliers ont « contribué à leur façon à la construction de la société salariale. D’abord par l’adoption d’une nouvelle temporalité. […] Bien que vulnérables, les salariés sont invités à se projeter dans le long terme. […] Le crédit invite également à entrer dans une nouvelle périodicité des dépenses » (pages 126-127) à une époque où, si les employés sont payés au mois, les ouvriers le sont à la semaine ou par quinzaine, les loyers étant souvent exigibles tous les trois mois seulement. La SCCI choisit de demander des remboursements mensuels. « Enfin ces paiements impliquent le recours à une monnaie fiduciaire. Alors que les travailleurs reçoivent le plus souvent leur salaire en numéraire et que peu d’entre eux possèdent un compte bancaire » (page 127).