Comment définir la relation qui unit le soldat à son arme ? Si l’arme appartient au soldat, le soldat appartient également à son arme : ne lui confie-t’il pas sa vie ?

Mais, avant de s’en servir sur un champ de bataille, les armes sont pensées, élaborées dans des bureaux d’études sophistiqués, puis construites par les décideurs civils et militaires. Une fois produite, reste le plus dur pour le combattant. Il faut apprendre à s’en servir, le former à son utilisation. L’arme, destinée à être maniée par le combattant, arrive ainsi en fin d’une chaîne de décisions complexes, souvent empreinte de multiples systèmes de représentations mentales de la part de ceux qui en sont à l’origine. Et comme de ceux qui les utilisent.
Technologie faite pour la guerre, perception des soldats, armes que l’on perçoit, que l’on entretient, que l’on cajole, que l’on surnomme, que l’on prend à l’ennemi et parfois que l’on rend ou qu’on la mette en exergue à des fins de propagande, François Cochet signe, dans cet ouvrage, une histoire que l’on peut qualifier de totale.
François Cochet est professeur d’histoire contemporaine à l’UFR de sciences humaines de l’université de Metz et auteur de plusieurs ouvrages sur la Première guerre mondiale.

Faire dire la guerre aux armes

Ne vous attendez pas, ici, à ce que l’auteur décortique les systèmes d’armes depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Rien de tel. Le fil rouge de l’ouvrage s’appuie au contraire sur l’expérience combattante. Nous écoutons les témoignages des soldats dire leurs armes. La façon dont ils s’en servent. Les relations qu’ils entretiennent avec elles ; comment perçoivent-ils également celles de l’adversaire. Comment se les réapproprient-ils ? En fait, le sujet de l’étude est bien l’homme en guerre, mais à travers une approche quasi animiste de l’arme. Les études sur la guerre sont en plein renouvellement depuis plusieurs années. Pour autant, François Cochet souhaite apporter une pierre à l’édifice de « l’expérience combattante ». Or, le rapport des soldats à leur arme, s’il a été évoqué, n’a pas encore été l’objet de recherche. Les antiquisants et les modernistes se sont déjà penchés sur les formes de la guerre ainsi que sur des modélisations des techniques combattantes. La sociologie et la psychanalyse ont abordé les relations entre les combattants et leurs armes. George MOSSE fit paraître l’invention de la virilité moderne. D’autres auteurs se sont également frottés, par le biais de la Gender history à l’approche de l’arme liée à la masculinité. Enfin, la psychanalyse du combattant a été abordée par Claude BARROIS, professeur de médecine à l’hôtel du Val de Grâce et ancien combattant d’Algérie.

Plus prosaïquement, nombre d’auteurs s’accordent pour affirmer sans ambages que l’arme est au soldat ce que l’outil est à l’ouvrier. Le fusil d’assaut M16 de l’armée américaine par exemple comporte sur sa crosse le nom et matricule de son propriétaire. L’arme appartient donc au soldat et réciproquement. J.F.C Fuller l’a brillamment démontré dans son dernier ouvrage. Le sergent COIGNET, vétéran des guerres napoléoniennes, le disait fort à propos : même les yeux bandés, j’aurais reconnu mon fusil entre mille, rien qu’en le caressant des mains.

Triple évolution

Dès lors, le chercheur a poussé sa taraude en direction d’une triple piste : celle du rapport aux armes des combattants ; celle de l’évolution technologique et celle du comportement du soldat au feu, conditionné par son environnement technologique. Et ces pistes semblent fonctionner en étroite relation mais de façon très complexe. En ce qui concerne le combat en lui-même, le livre aborde uniquement les affrontements terrestres, non pas que les conflits épargnèrent les airs ou les océans. Mais le XIXe et surtout XXe siècle connurent des conflits de masse durant lesquels des millions de combattants furent confrontés à l’arme individuelle et collective. Pour expliquer ces relations, la démarche empruntée par l’auteur passe par quelques pistes d’explication relatant l’évolution de l’armement terrestre depuis le milieu du XIXe siècle et des conséquences inhérentes de celle-ci sur le comportement des combattants. La période de la Renaissance connu, par exemple, la révolution de l’arquebuse et de l’artillerie, déchaînant l’ire des auteurs humanistes qui qualifiaient de barbare ces nouveaux instruments de combat.

Or, un paradoxe s’impose cependant. Au fur et à mesure que les armes se complexifient, de moins en moins de combattants les servent réellement dans l’action. Dans l’armée des États-Unis durant la Seconde guerre mondiale, si l’on exclut les soldats affectés à la logistique, les simples fantassins ne représentaient guère que 400.000 hommes. Et le nombre réellement engagés durant les combats n’excéda pas les 650.000 sur les 8 millions d’hommes mobilisés durant le conflit ! Idem pour la gigantesque armée soviétique qui connut des taux de perte vertigineux. Seulement 50 % des 10 millions de soldats qui s’y trouvèrent en permanence participèrent directement au combat.
Pour autant, l’auteur, et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage, souhaite s’insérer au plus près, si j’ose dire, des combats. Nous allons zigzaguer auprès des combattants pour éviter les balles de l’ennemi, ramper dans la boue pour s’y dissimuler, palper la peur qui étreint le soldat et qui cherche à se rassurer auprès de son arme. Dans ses carnets de guerre de guerre récemment trouvés et fraîchement publiés en 2011, Louis Poirier alias Julien Gracq, alors pris sous le feu de chars allemands en mai 1940 témoigna : je m’aplatissais au plus près de sol […] je tentais de lever la tête de quelques centimètres quand des rafales d’obus de 20mm me frôlèrent. Impossible de bouger, de se cacher. Je cherchais désespérément à m’abriter devant un sac de toile placé devant ma tête…J’imprimais mon visage dans le sol, jusqu’à percevoir l’intelligence des galets…

L’originalité de cette étude est d’ouvrir, en parallèle, un nouveau champ relatif au processus d’élaboration des armes. La façon dont elles ont été pensées, élaborées, puis fabriquées pour atterrir dans les mains des soldats. La première partie de l’ouvrage s’articule donc autour de l’évolution des techniques d’armement, puis les armes pensées et produites, de leur production, de leur achat et leur stockage. Enfin, dans un dernier lieu, leur emploi sur le papier. On pourrait ainsi résumer en posant la question suivante : qu’est-ce qu’une bonne arme ? S’il est évident que le côté psychanalytique reste fortement lié à la masculinité, la féminité de l’arme reste néanmoins présente. Et, à ce sujet, il est intéressant de noter que les combattants ont comparé leur armement à de la musique. L’arme possède une âme, au sens propre comme au figuré.
Dans la seconde partie du livre, l’auteur change de registre et nous fait écouter ce que les soldats ont à dire de leurs armes. Mais aussi de celles de leur adversaire. Comment sont-elles perçues ? Et quelles sont les craintes et hantises développées face aux armes de l’ennemi ? Quelles sont les fiertés construites sur ses propres armes ? François Cochet fait donc ici appel à tous les sens du soldat pour étayer sa thèse : l’ouïe, le toucher, la vue, mais aussi l’odorat. Car l’odeur de la poudre est souvent tour à tour mentionné par les belligérants comme un puissant analgésique et/ou un excitant. L’écrivain Maurice Genevoix témoigna à cet effet lors d’un affrontement qui se déroula en septembre 1914, alors que lui et ses hommes combattaient durement sous Verdun : Une odeur de poudre flotte sous les feuilles, les sonneries allemandes s’énervent, les tambours vibrent aussi fort que crépite la fusillade. […] Les voilà ! Les voilà ! Presque tous les nôtres crient à la fois, mais sans terreur, excités par le vacarme, par cette odeur de poudre qui grandit.

A terme, ce qui fait la quintessence de cette étude est bien d’identifier l’universalité des comportements de l’homme en guerre et si, de façon fondamentale, les évolutions technologiques influent ou pas la conduite des hommes sur le champ de bataille. Heinz Guderian, le père de l’arme blindée du futur IIIème Reich l’avait déclaré sans ambages en 1927 : Depuis la guerre mondiale, la technique a avancé à pas de géant et elle forcera la tactique à suivre. Et c’est ce va-et-vient entre la technologie guerrière et le comportement du soldat qui est mis ici en exergue par l’auteur.

En fait, le postulat suivant s’impose : l’histoire de l’évolution technologique des armes est indispensable à la compréhension des combattants. CQFD me diriez-vous ? Certes. Pour autant, on peut parfois regretter, au cours de la lecture, une volonté de l’auteur qui confine, parfois, à une tautologie. Mais qui pourrait bien lui en vouloir tant le champ d’étude à parcourir est vaste ? Autre remarque triviale mais néanmoins évidente. L’auteur confirme à qui veut l’entendre qu’il ne faut pas prétendre approcher le comportement du soldat soumis au feu de l’ennemi, sans savoir comment fonctionne une simple mitrailleuse ou un canon. C’est peut-être basique, mais l’évidence crève les yeux. Les armes, par le pouvoir qu’elles ont de donner la mort, sont porteuses de charges affectives très fortes. Avec la montée de la puissance de feu, les perceptions mentales des combattants évoluent en parallèle. Les soldats développent par conséquent autant de hantises que de fierté vis-à-vis des armes ou de celles de leurs ennemis et ces dispositions psychologiques relèvent toujours des mêmes taxinomies.

Ce livre éclaire par conséquent d’une lumière nouvelle les mythes, symboles et réalités des armes en guerre et des combattants qui les servent. François Cocher a fait sienne la maxime de Lucien Febvre que tout historien se doit de faire miel de tout. C’est tout à son honneur, car les sources utilisées émanent de nombreuses revues. Les brochures notamment relatives à l’armement, souvent alimentées par des passionnés intarissables, ont été utilisées avec brio par l’auteur. Une étude par conséquent charpentée, solide et didactique même si, parfois, des redondances inévitables peuvent se faire jour.