Ce numéro du Mouvement social compte huit articles regroupés en trois thèmes : « Vulnérabilités sanitaires et sociales », « Politiques coloniales » et « Sport, performance et société »Le sommaire complet du numéro peut être consultée sur le site de la revue, http://www.lemouvementsocial.net/. Michelle Perrot et Patrick Fridenson y racontent par ailleurs leurs « rencontres » avec Eric Hobsbawm ce qui est une façon pour la revue de rendre hommage à ce grand historien disparu le 1er octobre 2012.
Vulnérabilités sanitaires et sociales
Dans l’éditorial consacré au dossier « Vulnérabilités sanitaires et sociales », Axelle Brodiez-Dolino, chargée de recherche au CNRS-LARHRA (Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes) et directrice adjointe du Mouvement social, justifie le choix du terme de « vulnérabilité » : « Un terme peu usité par les historiens. Repris de la médecine, de la psychiatrie et de la gérontologie – où il a ensuite davantage percé sous son synonyme de « fragilité » -, il s’est aussi imposé en économie, en statistique et en expertise sur le développement ; il gagne depuis les années 1990-2000 les sciences humaines et sociales et même le droit commence à en fait usage » (page 3). Axelle Brodiez-Dolino pense donc que l’histoire et les historiens peuvent leur emboiter le pas ou la plume parce que la notion de « vulnérabilité » présente en particulier « l’avantage de la plasticité qui sied à l’étude historique sur la longue période : susceptible de désigner aussi bien un état qu’un processus, un individu qu’un groupe social, une situation conjoncturelle que structurelle, elle aide à appréhender des réalités mouvantes au fil des lieux et des périodes, des autorités qui s’en emparent ou des publics qui l’inscrivent dans une stratégie de mobilisation. » (page 4). La vulnérabilité en tout cas permet de caractériser les figures sociales évoquées dans les deux articles publiés dans cette partie de ce numéro du Mouvement social : l’immigré belge, dans un article intitulé « « L’invention » de l’immigré. La psychiatrie belge face à la migration maghrébine dans les années 1960 et 1970 » et rédigé par Benoit Majerus et Julie Richel ; la pauvreté dans une contribution intitulée « Entre social et sanitaire : les politiques de lutte contre la pauvreté-précarité en France au XXe siècleL’auteure s’intéresse plus précisément à la période 1880-1975. Elle estime qu’il faut attendre 1880, et l’arrivée au pouvoir des républicains, aux niveaux local et national, pour que se déploient de véritables politiques dans ce domaine. « Le XIXe siècle monarchique et impérial n’en a pas moins surtout été celui de la charité privée et des œuvres ». » et écrite par Axelle Brodiez-Dolino.
Dans son article, Axelle Brodiez-Dolino met en évidence en particulier trois faits. Elle souligne tout d’abord le manque de travaux de recherche sur cet aspect de la lutte contre la pauvreté et la précarité : « L’histoire des politiques d’assistance reste donc pour partie à écrire » (page 9). Elle affirme la nécessité d’écrire cette histoire « par le haut », c’est-à-dire du point de vue de l’Etat et donc de la construction de l’Etat social, mais aussi « par le bas » en observant comment les communes, en particulier, mettent en œuvre des politiques de lutte contre la pauvreté et la précarité en concurrence ou en coopération avec les œuvres de charité à la fin du XIXe siècle et, plus tard, avec leurs héritières, les associations caritativesPour ce faire, l’auteure utilise les résultats d’un programme de recherche dont elle a été responsable entre 2009 et 2011 et qui portait principalement sur le cas lyonnais.. Elle entend démontrer, enfin, à la suite de Robert Castel que les « politiques assistantielles » se sont « construites sur le seul socle politique acceptable, celui d’une articulation des vulnérabilités sociales et sanitaires. Dans un monde empreint de libéralisme, il ne pouvait s’agir – et les réticences restent fortes aujourd’hui – d’aider un individu seulement en situation de vulnérabilité sociale ; l’ajout d’une fragilité sanitaire (aliénés, enfants, puis personnes âgées, infirmes et incurables, puis femmes en couches, etc.) était nécessaire pour légitimer l’assistance démocratique » (page 11). Fondé sur ces bases, l’article suit ensuite un plan chronologique ; dans une première partie, l’auteure décrit la naissance de l’assistance publique sous la troisième république, entre 1880 et 1914, en montrant, à partir de l’exemple lyonnais principalement, l’articulation entre le local et le national (législation). On notera que cette politique, voulue pour les républicains, vise notamment, comme les lois scolaires, à laïciser la république en retirant une partie de leur influence aux œuvres de charité catholiques et aux congrégations tout aussi catholiques spécialisées dans l’assistance.
Politiques coloniales.
Deux articles traitent des « politiques coloniales » dans l’empire britannique et dans l’empire français dans deux domaines très différents : l’un porte le contrôle des loyers à Bombay entre 1918 et 1928 et il est dû à Vanessa CaruLe titre complet est : « L’Etat colonial, le mouvement nationaliste et le contrôle des loyers à Bombay (1918-1928) ». ; l’autre traite de la politique de développement touristique en Algérie entre 1870 et 1962. Signé par Colette ZytnickiOn peut lire de la même auteure un article sur le même sujet dans le n°387 du magazine L’Histoire paru en mai 2013. Intitulé « Bienvenue en Algérie coloniale ! », il est bien sûr moins fouillé que celui du Mouvement social mais il présente l’avantage d’être richement illustré., il est intitulé « Faire l’Algérie agréable ». Tourisme et colonisation en Algérie des années 1870 et 1962. » L’expression « Faire l’Algérie agréable » est tirée d’un numéro d’une revue du 24 mars 1897, Le Courrier de Biskra. Organe spécial des hiverneurs : « On a fait l’Algérie militaire, l’Algérie coloniale. Il faut songer aujourd’hui à faire l’Algérie agréable. » (page 100).
La contribution de Colette Zytnicki à ce numéro du Mouvement social se situe dans le sillage de recherches sur le tourisme dans les colonies qui se sont développées depuis une dizaine d’années à l’échelle internationale. Colette Zytnicki elle-même y a participé en publiant avec H. Kazdaghli en 2009 une série de contributions sur le tourisme dans l’empire françaisZYTNICKI Colette, KAZDAGHLI Habib (sous la direction de), Le tourisme dans l’Empire français. Politiques, pratiques et imaginaires, Paris, Publication de la SFHOM, 2009. Colette Zytnicki et Habib Kazdaghli ont été invités dans La Fabrique de l’Histoire pour évoquer cette publication en mars 2011 ; http://www.franceculture.fr/emission-la-fabrique-de-l-histoire-10-11-le-tourisme-de-masse-44-2011-03-24. L’Algérie, comme l’ensemble du Maghreb, possédait, et possède toujours du reste, un potentiel touristique important : « un patrimoine exceptionnel et varié (antique et arabo-musulman), des paysages superbes et fort diversifiés (depuis le Sahara jusqu’aux montagnes de l’Atlas), des villes à la fois orientales et occidentales » (page 97). Dans l’article qu’elle publie dans Le Mouvement social, Colette Zytnicki montre qu’une politique de développement touristique a émergé dès avant la Première Guerre mondiale en Algérie, que celle-ci n’a jamais rencontré un grand succès et qu’elle répondait, de la part des autorités coloniales, à des motivations autant économiques que politiques. C’est par ce dernier biais que la lecture de l’article de Colette Zytnicki peut être le plus utile à l’enseignant du secondaire. En classe de première notamment, il peut permettre de compléter la mise en perspective de l’exposition coloniale de 1931On rappellera que, à la suite de l’allègement du programme de première, l’histoire de la colonisation au lycée se limite à une sorte d’étude de cas que l’exposition coloniale de 1931 et à la guerre d’Algérie. ; le tourisme dans le contexte colonial peut être vu, en effet, comme le reflet ou le prolongement de la visite des expositions coloniales. En 1930, le tourisme ou l’invitation au tourisme sont au cœur de la célébration du centenaire de la colonisation de l’Algérie : « Parmi les brochures publiées pour la célébration, il en est une qui est consacrée au tourisme. Celui-ci est au cœur des festivités, son rôle de résonance de « l’œuvre française » semble atteindre des sommets. Les journaux de la métropole ne cessent d’inviter les touristes à se rendre dans la colonie en faisant une pierre deux coups : participer au Centenaire et découvrir le pays. » (page 106). Au terme de la lecture cet article passionnant, on n’a qu’un seul regret ; on aurait aimé que la politique du développement du tourisme en Algérie soit replacée de façon plus claire dans le contexte du développement du tourisme en métropole afin qu’on puisse mieux en mesurer l’originalité. On notera tout de même que « C’est en Algérie que sont créés les premiers parcs régionaux, calqués sur le modèle américain » (page 104) dans les années 1920.
Sport, performance et société
Sous le titre « Sport, performance et société » sont regroupés deux articles : l’un, dû à Laurent Grün, porte sur « Les entraîneurs professionnels et leur influence sur les résultats du football français, 1932-1973 », l’autre sur la réception de Taboo : Why Black Athletes Are Better and Why We’re Afraid to Talk About It. Ce dernier, qui me semble le plus susceptible d’intéresser les enseignants du secondaire, particulièrement ceux de terminale qui doivent traiter de l’histoire des Etats-Unis, est dû à Nicolas Martin-Breteau, doctorant au Centre d’études nord-américaines de l’EHESSSa thèse porte sur « Le rôle du sport dans le long mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. » ; http://www.ehess.fr/cena/membres/martin-breteau.html. Il s’intitule : « Sport, race et politique : Taboo et la réception du discours sur les aptitudes athlétiques des races aux Etats-Unis. » Taboo est un livre publié en 2000 par Jon Entine, un producteur de télévision. Nicolas Martin-Breteau montre que son succès et sa réception aux Etats-Unis, notamment par certains universitaires, sont révélateurs d’un des fondements de l’histoire américaine : « L’histoire des Etats-Unis d’Amérique s’est en grande partie édifiée sur la construction d’une différence radicale entre « blancs » et « noirs ». Le discours de la différence s’y est historiquement développé à travers les caractérisations raciales concernant l’intelligence et le corps des descendants d’esclaves. Sur leur versant physique, avant l’abolition de l’esclavage en 1865, ces théories ont avant tout cherché à prouver l’adaptation du « corps noir » à la pénibilité du travail forcé dans les plantations. Modifiées jusqu’à aujourd’hui, elles ont largement été utilisées pour rendre compte des supposées « aptitudes athlétiques supérieures » des « noirs ». le sport a ainsi été un élément de la vie sociale américaine particulièrement fécond dans la création et la diffusion du discours sur la différence raciale. » (page 131). Nicolas Martin-Breteau montre aussi que ce discours sur la différence raciale, facilement élargi aux aptitudes intellectuelles, y compris par des universitaires, nourrit par ailleurs un discours politique qui vise à montrer l’inanité des politiques sociales mises en place pour réduire les inégalités au sein de la société américaine : « Le discours sur les différences supposées entre les « races » est en fait une attaque politique contre les fondements égalitaristes sur lesquels les institutions de la société américaine et le Welfare State sont bâtis. » (page 146).
Thomas Figarol, 26 avril 2013.