Jean-Jacques Fontaine a 70 ans et aucun intérêt particulier pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale quand, en 2017 au Brésil où il réside, il découvre dans les archives délaissées de son beau-père le « Journal de bord » qu’il a tenu durant sa détention en France dans plusieurs camps d’internement pour officiers allemands prisonniers de guerre. Commencé le 28 juillet 1945, le journal n’est pas complet car il se termine à la date du 10 mai 1946 au camp de Mulsanne (Sarthe), alors que Franz Ludwig Hepp (que tout le mode appelle Lutz) ne fut libéré qu’en juin 1947. Jean-Jacques Fontaine découvre que ce journal de bord « regorge de détails précis, racontés parfois de façon cocasse, à propos de la vie derrière les barbelés de l’Hexagone ». Le document devient alors le point de départ d’une enquête historique dont ce livre est le fruit.
Une enquête historique autour et à partir d’un document d’archive
L’objet ne se définit pas aisément ! « L’ouvrage que vous avez entre les mains » nous dit l’auteur « n’est ni un traité d’historiographie ni une enquête journalistique à proprement parler. Il ne s’en tient qu’aux faits. Il dépeint un contexte et des parcours humains » Disons qu’il s’agit d’une enquête historique, sous tendue par une intéressante problématique : le séjour forcé en France de centaines de milliers de jeunes Allemands pendant au moins deux ans, est-il un élément constitutif de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne ? L’auteur reconnaît que sa « narration est teintée de subjectivité » ; néanmoins la démarche d’investigation est rigoureuse et, après avoir recueilli et exposé les faits racontés par les témoins qu’il a interrogés, l’auteur va chercher des réponses aux questions historiques qui émergent, auprès de différentes publications historiques récentes et fiables.
La structure du livre est par contre assez éloignée d’une étude historique classique. Entre le « prélude » et l’épilogue, on trouve 21 très courts chapitres dont beaucoup ont pour titre des prénoms, alors que d’autres semblent vouloir traiter de questions plus générales. En fait l’auteur n’a pas cherché à construire un plan structuré qui expose le résultat de ses recherches. Les chapitres se succèdent au fil de l’investigation, et les prénoms sont ceux des personnes que l’auteur est allé interroger, descendants de prisonniers de guerre allemands (PGA), de délégués d’institutions internationales, ou d’historiens dont il présente les œuvres ! Le livre ne traite pas que du contenu du journal de bord de l’officier prisonnier. Jean-Jacques Fontaine a retrouvé et interrogé des descendants d’autres prisonniers de guerre allemands ; il a consulté les archives du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de l’ancêtre du Conseil œcuménique des Eglises, deux institutions basées à Genève. Il est allé interroger les descendants des délégués de ces institutions auprès de PGA dans les camps français.
L’auteur ne s’interdit pas des digressions qui nous éloignent du sujet central ; il semble même les affectionner ! On trouve ainsi un chapitre sur les prisonniers italiens en Allemagne pendant la guerre, un autre sur les Allemands au Brésil, un autre encore sur l’adhésion des Allemands au nazisme. Néanmoins, si l’on accepte de se laisser porter, le texte se lit agréablement ; l’auteur cite des sources récentes, expose simplement des thèmes complexes (la mémoire de la guerre en France et en Allemagne par exemple), fait revivre au lecteur l’enquête de l’auteur, mais ne constitue pas une étude historique des PGA en France. Jean-Jacques Fontaine a d’ailleurs rencontré Fabien Théofilakis, historien auteur d’une thèse consacrée à ce sujet, soutenue en 2010 et publiée en 2014 chez Fayard sous le titre : Les Prisonniers de guerre allemands : France, 1944-1949. Une captivité de guerre en temps de paix. Un cahier de 14 pages de photos et documents reproduits est inséré au centre de l’ouvrage.
Le camp de Mulsanne
Franz Ludwig Hepp était lieutenant dans la Wehrmacht. La guerre étant presque finie, le 15 avril 1945, il se faufile entre les Français et les Américains, rentre à pied chez ses parents à Sigmaringen, et range son uniforme dans l’armoire. Mais il commet l’erreur d’aller faire un tour en ville et, le 22 avril 1945, deux soldats français le repèrent et l’arrêtent. C’est le début de 25 mois de captivité ! Le 9 mai il arrive au camp d’Andernos en Gironde où il séjourne neuf mois. En février 1946, il arrive au camp de Mulsanne, près du Mans, dans la Sarthe. Il n’en sera libéré qu’à la fermeture du camp, en juin 1947. Il avait alors 29 ans.
Le camp de Mulsanne a été édifié sur l’un des virages du circuit automobile des 24 heures du Mans, la course ayant été interrompue au début de la guerre. Il a d’abord abrité des militaires anglais venus défendre la France à la déclaration de guerre. Puis arrivèrent des prisonniers français et alliés après la défaite française de 1940. Le lieu est cerclé de barbelés et de miradors avec un éclairage nocturne. Mulsanne devient le Frontstalag 203. Début 1941, tous les prisonniers de Mulsanne sont transférés en Allemagne, dans des Stalags et des Oflags. En avril 1942, Mulsanne devient un camp de réclusion pour les « interdits de circulation ». D’une capacité de 1200 personnes, le camp reçoit tous les nomades de la région. Quand ces personnes sont transférées au camp de Montreuil-Bellay, Mulsanne devient un dépôt de transit pour les juifs raflés dans la Sarthe. Enfin, le 4 octobre 1944, des soldats allemands faits prisonniers par les Américains sont internés à Mulsanne. Du 8 mai 1944 à la fin 1945, le camp a surtout abrité des soldats allemands capturés dans la région ou dans les poches de l’Atlantique. Le 1er février 1946, le Frontstalag 203, entre-temps dénommé camp de transit 403, devient le dépôt 401 réservé à l’incarcération des officiers allemands.
Le camp est divisé en 13 îlots. Il abrite 8555 prisonniers de la Wehrmacht, tous officiers, 252 SS cantonnés dans une section isolée et 46 officiers généraux et amiraux. Les prisonniers sont dans des baraques et sous des tentes, sans électricité. Les officiers SS sont isolés dans un îlot particulier. « Un semblant de petite ville apparait derrière les barbelés : infirmerie-hôpital (disposant de l’électricité), église, douches collectives, cantine, stade, bibliothèque, université des détenus, amphithéâtre, orchestre, prison… » Les conventions de Genève interdisent de faire travailler les prisonniers. Le revers de la médaille, c’est que dans un contexte de dure pénurie, la nourriture est extrêmement insuffisante. L’hygiène est rudimentaire. L’hiver est glacial. Les décès liés à a dysenterie sont nombreux. Un chapitre fait état d’une polémique déclenchée à la fin des années 1980, à propos d’un article publié en 1987 dans la Frankfurter Algemeine Zeitung, qui faisait du camp de Mulsanne « un petit Dachau français ». Il fallait ignorer, ou ne pas vouloir reconnaître la réalité, pour oser une telle comparaison. Lutz pour sa part, qui n’avait pas été nazi, estimait que sa punition était juste au regard des souffrances imposées par l’armée allemande aux populations occupées et à la persécution des juifs. Il disait avoir appris à aimer la France durant ces années de détention.
L’auteur s’intéresse aux actions du CICR et de ses délégués auprès des PGA en France, et au sein du camp de Mulsanne en particulier. Il montre que « si l’action du CICR dans les camps a indéniablement aidé à améliorer la situation quotidienne des PGA dans le domaine de l’alimentation, de l’habillement et de l’état sanitaire, son intervention auprès des autorités pour faire pression afin qu’elles respectent les conventions de Genève est beaucoup moins résolue », en particulier quand le gouvernement français proposa de transformer, sur base volontaire, les PGA en travailleurs civils libres, et à propos de l’utilisation des PGA pour le déminage.
Les prisonniers allemands au travail et les travailleurs libres
L’auteur a souhaité poursuivre son enquête en abordant le sort de ceux qui n’étaient pas officiers, la majorité des prisonniers, en retrouvant des descendants qui puissent lui livrer témoignages et exposer de cas concrets. Ainsi nous présente-t-il un autre journal de bord, celui de Helmut Evers, publié en 2018 par Joachim Sisitig, son neveu, qui avait recueilli son témoignage. Arrêté dans les Ardennes en 1945, Helmut fut remis aux autorités françaises et fit une grande partie de sa captivité comme travailleur dans la mine de lignite désactivée de Veyrines en Dordogne. En effet, les PGA non officiers furent pour la France une main d’œuvre affectée à des commandos répartis dans les fermes, les mines de charbon ou les chantiers. Ils avaient plus à manger et jouissaient de plus de liberté. 75% des PGA furent affectés au déminage, à la reconstruction des villes, à l’agriculture, au bûcheronnage et aux mines de charbon.
Une centaine de PGA travaille à Veyrines, aux côtés de 400 autres mineurs. Tous sont sans expérience du métier. La mine est privée ; les rapports avec le patron sont parfois conflictuels ; prisonniers et travailleurs salariés se liguant parfois pour revendiquer ensemble, sous la surveillance néanmoins de soldats français. Cette situation conduit naturellement l’auteur à aborder la question de la cohabitation des PGA et de la population française. Si bon nombre de Français estiment qu’il faut traiter durement les PGA, le sujet est bien loin de se résumer à « la haine du boche » (c’est le titre d’un chapitre). Helmut va jouer de l’accordéon dans les bals de la région ; il travaille quotidiennement avec des mineurs français de son âge, mais aussi avec des immigrés polonais et des réfugiés républicains espagnols ; d’autres sont dans les fermes et partagent le dur quotidien des travailleurs français. Il en résulte naturellement des formes de fraternisation, des discussions, des réflexions. L’auteur a retrouvé les descendants d’un PGA devenu travailleur civil libre dans une mine du Nord (Barlin) et qui a refait sa vie en France : ils auraient été 100 000 travailleurs libres dont 30 000 ne seraient jamais repartis.
Aux origines du rapprochement franco-allemand et de la construction européenne ?
Dans la mine de Barlin, comme dans beaucoup d’autres, les PGA côtoyaient des travailleurs polonais, italiens et français L’auteur en arrive à des réflexions sur une « culture identitaire européenne » et s’interroge sur les racines de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne. Il va puiser des éléments de réponse dans différentes études dont il présente brièvement les idées directrices, ou en donnant la parole à leurs auteurs qu’il est allé interroger.
Fabien Théofilakis formule l’hypothèse que la faible germanophobie française s’explique par le phénomène de « la reconnaissance de l’autre provoquée par les épreuves de la double captivité des Allemands en France, après-guerre, et des Français en Allemagne, durant les hostilités ». Géraldine Schwarz prend le contre-pied des thèses de Fabien Théofilakis : à son avis, la construction de l’axe franco-allemand après-guerre, puis de l’Union européenne, ne s’est pas faite sur la base de rencontres imposées entre les prisonniers avec les populations locales, mais à travers une amnésie volontairement « décrétée », qui a duré longtemps à l’Ouest, et est toujours d’actualité dans les pays de l’est européen. La présentation du livre de Géraldine Schwarz, Les Amnésiques (Flammarion, 2017) ouvre des développements sur l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne et en France. Pour l’historien Tony Judt Après-Guerre : Une histoire de l’Europe depuis 1945, (Armand Colin, 2007) estime que l’axe franco-allemand ne trouve pas ses racines dans la cohabitation obligée entre prisonniers de guerre et population locale, ni dans une amnésie collective, mais qu’il est né de la nécessité absolue de rétablir les flux économiques, pour la survie des deux pays, dans le contexte d’une Europe qui avait définitivement perdu sa position dominante dans le monde.
Enquête historique autour d’un document, Le Cahier de Mulsanne, à travers de nombreux détours parfois surprenants, est aussi un moyen d’aborder et de découvrir des études historiques universitaires et des problématiques, sources de réflexion sur les politiques de la mémoire et la construction européenne.
© Joël Drogland pour les Clionautes