Ce numéro de Varia est divisé en trois parties : « L’Internationale des historiens », qui traite de la construction d’une histoire économique transnationale après la Deuxième Guerre mondiale, « Quantifier la Grande Guerre » et « L’impossible déchéance de nationalité » qui inclut un seul article portant sur le cas des volontaires français partis combattre en Espagne aux côtés des carlistes au début des années 1870On peut se faire une idée rapide, et donc nécessairement superficielle, de ce qu’est le carlisme, en consultant l’encyclopédie Larousse en ligne : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/carliste/30961..
L’internationale des historiens
Cette première partie comprend deux articles traduits de l’anglais portant, pour l’un, sur le grand historien britannique Eric Hobsbawm et, pour l’autre, sur l’histoire de l’Association internationale d’histoire économique de sa fondation à la fin de la guerre froide. Ecrits par deux autres grands historiens britanniques, Mark Mazowerhttp://history.columbia.edu/faculty/mazower-mark/ ; http://www.mazower.com et Maxine Berghttp://www2.warwick.ac.uk/fac/arts/history/people/staff_index/mberg/, le premier, traduction de la conférence inaugurale du colloque « History after Hobsbawm »https://historyafterhobsbawm.wordpress.com/ qui s’est tenu en 2014, s’intitule « Devenir Hobsbawm : une internationalisation de la profession historienne » et le second « Dialogues Est-Ouest : les historiens économistes, la guerre froide et la détente. » Il a paru uen première fois en 2015, sous une autre forme, dans The Journal of Modern HistoryBerg, Maxine. “East-West Dialogues: Economic Historians, the Cold War, and Détente.” The Journal of Modern History, vol. 87, no. 1, 2015, pp. 36–71. JSTOR, www.jstor.org/stable/10.1086/680261. Les deux articles sont précédés par un éditorial de Philippe Minard, moderniste et spécialiste de l’histoire économique de l’Angleterre comme de la Francehttp://crh.ehess.fr/index.php?723, intitulé « Les passeurs de frontières ».
L’ensemble permet notamment de découvrir ou redécouvrir l’importance de Paris et de la France dans la planète historienne pendant les années 1950, 1960, 1970 et encore 1980 mais aussi des interactions entre la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études, devenue en 1975 l’Ecole des hautes études en sciences sociales, la Maison des sciences de l’homme, d’un côté, et les universités anglaises, de l’autre. Ainsi, Eric Hobsbawm fréquente assidûment ces lieux, les séminaires qui y sont organisés et les historiens français et étrangers qui y interviennent (Braudel, Labrousse …). Cette fréquentation participe assurément de la construction de son œuvre. De la même façon, à la fin des années 1950, la fondation de l’Association internationale d’histoire économique est le fruit de l’étroite collaboration entre l’historien britannique Michael Postan, professeur à Cambridge, et de Fernand Braudel, non sans tensions. Comme le fonctionnement du secrétariat de l’AIHE est financé par des fonds américains qu’a su attirer Fernand Braudel, en particulier ceux de la Fondation Rockfeller, il est rapidement transféré de l’Angleterre à Paris, ce qui ne manque pas d’inquiéter Postan. Il écrit à H. John Habakkuk, professeur d’histoire économique à Oxford, qui assurait jusque là le secrétariat de la jeune association : « Le problème de Braudel est qu’il ne sait pas dire non. C’est une des raisons pour lesquelles il est si apprécié, et tout ce qu’il touche est dans une pagaille indescriptible. »Lettre du 28 décembre 1962, citée p. 40. Quoi qu’il en soit, les « partenaires de Braudel » « s’inclinaient devant sa stature intellectuelle et sa capacité à trouver des financements. » (p. 40)
Maxine Berg montre par ailleurs comment les congrès de l’AIHE permirent pendant toute la guerre froide aux historiens de l’Est et de l’Ouest de se rencontrer et de débattre sans que le conflit idéologique qui oppose les deux blocs ne pèse trop. Un congrès fut même organisé en 1970 à Leningrad.
Quantifier la Grande Guerre
Deux articles sont regroupés dans cette deuxième partie : François Robert présente « L’impact économique du moratoire des loyers » à partir du cas de Lyon entre 1914 et 1926. Laurent Beau, qui n’est pas historien de métier mais « responsable d’études statistiques dans le monde bancaire », dans « Du local au national : une nouvelle approche des pertes de 1914-1918 par département », reprend sur de nouvelles bases la question de l’inégale répartition du poids de la mortalité selon les départements. A partir d’arguments méthodologiques sur lesquels il serait trop long de revenir ici, il remet en cause la carte établie pour le supplément du journal Le Monde consacré à Première Guerre mondiale en 2014 par Henri Gille, Jean-Pascal Guironnet et Antoine Parent et fort mal reproduite par Le mouvement socialGILLES Henri, GUIRONNET Jean-Pascal, PARENT Antoine, « La géographie des morts pour la France » », Le Monde. 14-18, Le journal du centenaire, Mardi 13 mai 1914.. Il en a établi une autre, sur des bases qu’il estime plus justes et avec des arguments dont je ne suis pas véritablement capable de mesurer la valeur mais qui semblent convaincants. De cette nouvelle carte, Laurent Beau tire des conclusions qui remettent en cause quelques idées bien établies à propos de l’inégale répartition des pertes selon les départements ou les régions : les écarts entre les départements sont relativement réduits, en tout cas moins importants que ce qui était affirmé jusque-là, et surtout il montre bien que le « surmortalité paysanne » et la « sous-mortalité » ouvrière ne se vérifient pas : « La légende noire des ouvriers des villes épargnés pendant que les paysans servaient de chair à canon aux états-majors ne résiste donc pas à l’examen des taux de pertes des natifs des départements. » (p. 69) Sur ces bases, Laurent Beau essaie d’avancer des hypothèses pour interpréter la nouvelle carte des pertes qu’il a établie, portant notamment sur les différences de natalité et d’orientation religieuse, qui peuvent aller de pair :
« A considérer globalement les recrues originaires d’une département prolifique et d’un département malthusien, la proportion des jeunes classes est naturellement plus importante dans le premier que dans le second. Or on sait que les classes 1910 à 1914 ont payé le plus fort tribut à la guerre. Une autre explication a parfois été avancée, qui invoquerait le catholicisme de ces régions et une valorisation du sacrifice à l’exemple du Christ. L’hypothèse est impossible à prouver, et devrait de toute façon à être nuancée : rien ne dit que les protestants se comportent différemment des catholiques sur ce point, et l’on a beaucoup d’exemples d’israélites attachés à marquer leur pleine appartenance à la République par leur sacrifice. »(p. 71)
L’impossible déchéance de nationalité
Alexandre Dupont est un jeune chercheur. Il a soutenu, il y a moins de deux ans, une thèse intitulée : « Une Internationale blanche. Les légitimistes français au secours des carlistes (1868-1883) »https://histoire19.hypotheses.org/1525.. Le sujet qu’il évoque dans l’article publié par Le mouvement social est assez logiquement issu de ce travail. Il montre comment, malgré leur proximité relative avec les carlistes, les monarchistes au pouvoir en France dans la première moitié des années 1870 n’ont fait preuve d’aucune complaisance à l’égard des légitimistes et monarchistes français partis combattre aux côtés des carliste en Espagne, contrairement à ce qui a été fréquemment affirmé, à la suite du gouvernement espagnol de l’époque. Comme le montre le cas des frères Barraute, issus d’une famille de la petite noblesse des Basses-Pyrénées, les autorités françaises ont même envisagé, à la demande des représentants du gouvernement espagnol, d’user de l’arme de la déchéance de la nationalité mais ont dû y renoncer pour des raisons juridiques : « Le carlisme n’étant pas reconnu comme une puissance belligérante par la France, l’armée carliste n’a pas d’existence légale et le délit de service dans une armée étrangère n’est donc pas constituée. »(p. 105-106) Or, c’est dans ce cas seulement que le code civil prévoit la possibilité de la déchéance de nationalité comme le rappelle Alexandre Dupont (p. 100). Il interprète plus globalement cette attitude des autorités françaises comme une manifestation de « la construction progressive d’un Etat de droit » avec la « séparation croissante qui s’opère dans la France de la seconde moitité du XIXe siècle entre administration et justice. » (p. 106)
Sur un sujet proche, la dénaturalisation, mais dans un tout autre contexte, il est possible de lire, dans ce même numéro du Mouvement social, une note de lecture de Laurent Douzou sur le livre de Claire Zalc, Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy, paru en 2016 au Seuil.