Le titre même de l’ouvrage apparait comme une provocation et suscite deux interrogations. La première interrogation porte sur le lien entre le Moyen Âge et la démocratie. Ce lien n’a rien d’une évidence. Le Moyen Âge est une caractérisé par une société hiérarchisée et des systèmes politiques monarchiques. Pourtant, étudier les prémices de la démocratie n’est pas une démarche totalement innovante : Jacques Dalarun s’y est déjà essayé en publiant, en 2015, Gouverner c’est servir. La deuxième interrogation porte sur les liens entre le christianisme et la démocratie. Le christianisme est, au Moyen Âge, la religion dominante. L’Église catholique détient un pouvoir sans partage lui permettant de contrôler les institutions et les individus. Pourtant l’Évangile invite à une forme de subversion en inversant les pouvoirs et l’ordre social.
Le chapitre 1 pose ainsi le problème : « Déclarer que la démocratie moderne a des origines chrétiennes va de soi pour certains. Pour d’autres, cette affirmation a quelque chose de provocateur » (p. 13). G. Jehel se donne un double objectif : montrer que « la féodalité est abusivement considérée comme porteuse d’aliénation » (p. 14) et montrer que la vie politique y est plurielle. G. Jehel cite les apports conceptuels de l’Évangile : universalisme, responsabilité reconnaissance de la valeur de l’individu… Il oppose le « modèle » athénien et le « modèle » chrétien. Le modèle athénien a vocation à être universel mais il est, en pratique, discriminatoire. Le modèle chrétien a lui aussi vocation à être universel et propose une notion d’égalité. Mais G. Jehel souligne que celle-ci se fonde sur la réciprocité et ne remet pas en cause l’idée d’une hiérarchie entre les hommes (p. 26).
Le chapitre 2 présente la figure de l’évêque. Amené à prendre des décisions politiques publiques, l’évêque joue un rôle dans l’avènement de la démocratie épiscopale et la société civile médiévale. Il incarne le pouvoir au sein de sa communauté. Il associe des élites laïques à sa prise de pouvoir et à sa gestion auxquelles il sert de modèle.
Le chapitre 3 présente l’émergence, à partir des XIIe-XIIIe siècles, d’une réflexion politique nouvelle. G. Jehel insiste sur l’évolution de la position du laïc dans la société médiévale. Le laïc différencié du clerc et mis en position subalterne par l’institution ecclésiale conteste la domination de celle-ci. G. Jehel lie évolution du laïcat et évolution démocratique. Prudemment, il écarte l’idée d’une laïcité qui aurait existé au Moyen Âge mais rappelle que le groupe des laïcs cherche à s’autonomiser. Cette volonté d’autonomie se manifeste par la prise de pouvoir des élites laïques dans les villes transformées en communes. G. Jehel souligne la difficulté à maintenir un système communal. Le pouvoir est souvent rapidement confisqué. Le régime communal se transforme alors en régime personnel ou oligarchique.
Le chapitre 4 rappelle l’importance de l’élection et de l’assemblée au Moyen Âge. L’abbé, le pape, les premiers rois sont élus. Les assemblées conciliaires ou synodales décident. Progressivement, la décision majoritaire s’impose comme souveraine. À la fin du Moyen Âge, certaines assemblées, notamment les États généraux, sont représentatives et annoncent le système parlementaire de l’époque moderne.
La dernière partie présente de nombreux extraits de textes médiévaux, modernes et contemporains, illustrant le sujet (p. 169-204).
L’ouvrage est intéressant sur le plan historique : il expose l’évolution du droit, des pratiques et des systèmes politiques durant le Moyen Âge. Il insiste sur les notions d’élection, de contrat et de contestation qui participent à l’élaboration et à la construction de la démocratie.
L’ouvrage est décevant sur le plan philosophique : il présente les pensées des théoriciens médiévaux de manière trop succincte. Il aurait été utile de rappeler les apports de Pierre Abélard et sur sa théorie de l’intention. Il aurait été intéressant d’insister sur la pensée politique de Thomas d’Aquin et sur le modèle politique mixte qu’il défend (cf https://clio-cr.clionautes.org/f-daguet-du-politique-chez-thomas-d-aquin-paris-vrin-2015-406-p-32-eur.html) plutôt que sur son effort de rationalisation de la foi. Il aurait été nécessaire de préciser les apports théoriques décisifs des traductions en latin des écrits d’Aristote et de ses commentateurs gréco-arabes d’Aristote. Le développement de certaines théories politiques, notamment de Marsile de Padoue, ne peut se comprendre en dehors de l’ « averroïsme » politique qui doit plus à Aristote et à Averroès qu’à l’Évangile.
L’ouvrage manque parfois de précision théorique et factuelle malgré la volonté de l’auteur d’être pédagogue. Il ne montre pas suffisamment la complexité et la richesse des théories politiques médiévales. G. Jehel rappelle utilement que la démocratie moderne a des origines chrétiennes médiévales. Mais « chrétiennes » ne veut pas signifier uniquement « évangéliques ». L’évolution des théories et des pratiques politiques sur l’ensemble de la période médiévale n’est pas due à la seule méditation des sources évangéliques. Elle résulte également de la confrontation et de l’interpénétration des évangiles avec d’autres sources bibliques et patristiques mais aussi romaines et gréco-arabes.
Mais G. Jehel ne se présente pas comme historien de la philosophie. Aussi lisons cet ouvrage pour ce qu’il est : une étude historique permettant de mieux comprendre la lente instauration de la démocratie en Europe, un ouvrage introductif qui invite à en lire d’autres. Une lecture qui s’inscrit dans la préparation de la question médiévale du programme d’histoire de Seconde.Jean-Marc Goglin