Cette dernière livraison du Mouvement social, parue en août bien que datée du début de l’année, est consacrée à deux thèmes : l’histoire des coopératives de consommation et l’histoire des élites.

« Politiser l’économie : les coopératives revisitées »

En France, l’histoire de la coopération a longtemps peu intéressé les historiens universitaires alors même que les coopératives sont présentes depuis le XIXe siècle dans tous les secteurs de la vie économique et sociale à travers les coopératives agricoles ou bancaires (Crédit agricole, Crédit coopératif …), mais aussi les coopératives ouvrières de production (industrie) ou les coopératives de consommation. En dehors de quelques travaux isolés, notamment ceux d’André Gueslin, de Michel Dreyfus, de Patricia Toucas, l’histoire de ces organisations a été écrite par des militants ou des chercheurs pratiquant d’autres sciences sociales, comme le sociologue Henri Desroche1. L’unique histoire des coopératives de consommation en France a été publiée en anglais par Ellen Furlough, une historienne américaine, et jamais traduite en français2. Les choses semblent en train de changer comme en attestent, notamment, l’organisation d’une série de journées d’études à l’Université de Dijon et à l’EHESS3, l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs s’intéressant à cette histoire4 et la publication d’un mini-dossier sur le sujet dans le présent numéro du Mouvement social. Celui-ci est constitué d’un éditorial de Michel Dreyfus et de deux études de cas, l’une portant sur une coopérative américaine, le Cooperative Central Exchange (CCE), et l’autre sur une coopérative de consommation lilloise.

Dans son éditorial, pour présenter ces deux monographies, Michel Dreyfus fait le point sur les enjeux de l’histoire de la coopération, en la replaçant dans le champ plus large de l’histoire de l’économie sociale et solidaire, qui englobe aussi les mutuelles et les associations. Il dresse aussi un état des lieux des acquis de l’historiographie, mais aussi de ses nombreuses lacunes, en France et aux États-Unis. Pour qui ne se serait jamais intéressé à l’histoire de la coopération ou n’en verrait pas l’intérêt, cet éditorial constitue assurément une bonne introduction à ce champ de recherche et un bon plaidoyer en faveur de son développement.

Alexia Blin a écrit son article, intitulé « « Il ne suffit pas d’être un bon client ». Coopératives et société de consommation dans le Midwest des Etats-Unis (1917-1940) » », principalement grâce aux recherches menées pour la thèse qu’elle a soutenue en 2017 et qui a reçu de multiples prix5. Gageons qu’elle sera prochainement publiée. Cet article permet au lecteur français de découvrir un sujet totalement ignoré en France, l’histoire de la coopération aux Etats-Unis, mais aussi de revisiter l’histoire de la consommation. En effet, grâce au cas qu’elle étudie, Alexia Blin peut remettre en cause la représentation commune du tournant consumériste du début du XXe siècle : « Les sociétaires de la fédération6 ne correspondent pas au portrait que fait des consommateurs une grande partie de l’historiographie états-unienne, qui a tendance à les dépeindre comme des pantins passifs que les grandes entreprises et les publicitaires peuvent manipuler à leur guise. »7 De même, elle peut « interpeller » les chercheurs qui se sont penchés sur les mouvements ou associations de consommateurs et leur histoire sans prendre en considération les coopératives de consommation.

Le cas de la coopérative de consommation L’Union de Lille est présenté par le Collectif Samson dans un article intitulé « Consommateurs, coopérateurs et socialistes ? L’Union de Lille (1892-1914) ». Ce collectif est composé de trois doctorants en sciences politiques ou sociologie de l’Université de Lille : Sylvain Celle, Thomas Chevallier et Vianney Schlegel. Ils ont choisi de prendre le nom du principal acteur de l’histoire de L’Union de Lille, Henri Samson, directeur-gérant de cette coopérative de consommation de 1898 à sa mort en 1925 et fondateur de la Fédération des coopératives socialistes du Nord en 1900. Comme le note Michel Dreyfus, L’Union de Lille est une excellente illustration du « trépied » (SFIO, CGT et FNCC [Fédération Nationale des Coopératives de Consommation]) défini par Adéodat Compère-Morel à la veille de la Grande Guerre et inspiré du socialisme belge. »8 Il existe en effet d’autre exemples de coopératives de consommation fondées dans le Nord de la France par des socialistes, de tendance guesdiste, à la fin du XIXe siècle. Les auteurs entendent explorer l’histoire de L’Union de Lille avec une problématique inspirée, sans surprise, des sciences politiques : « L’hypothèse de cet article est que les principes de la coopération socialiste, sans cesse rappelés par les dirigeants de L’Union de Lille, forment une offre de « politisation par l’économique » en inscrivant l’activité coopérative dans un projet socialiste. »9 Ce faisant, et simplifiant leur propos, ils analysent une forme de politisation par le bas qui résulte des interactions entre plusieurs « matrices culturelles » : « L’Union a constitué pour les classes populaires lilloises un point de contact et d’échange entre des sociabilités rurales teintées de religiosité importées des Flandres française et belge, et des sociabilités ouvrières qui se développent avec l’industrialisation et la vie en quartier ouvrier dans les villes du Nord. A partir des années 1880, alors que la Troisième République s’installe, le socialisme se diffuse en s’appuyant et en alimentant cette culture à la fois populaire, rurale et de classe. »10

Histoire des élites en France et en Suisse

Alain Faure, ingénieur d’études à l’Université Paris Nanterre à la retraite et chercheur associé à l’IDHES11, auteur d’un nombre imposant de travaux relevant aussi bien de l’histoire économique que de l’histoire sociale, s’intéresse à ce qu’on pourrait appeler la réception sociale du déploiement du réseau de tramway à Paris à la fin du XIXe siècle dans un article intitulé « Les invasions barbares (Paris, 1872-1914) ». Il y raconte et montre comment les élites de l’ouest parisien ont cherché à empêcher la construction de voies de tramway dans leur quartier car elles craignaient que ce nouveau moyen de transport n’attire au pied de leurs hôtels particuliers les « barbares » des classes populaires. Le terme est employé dans le titre d’un article publié en 1897 dans L’Écho de Paris : « Le tramway des Barbares »12 lors de l’arrivée du tramway sur les Champs-Élysées. Alain Faure en cite deux extraits assez longuement, dont celui-ci : « Ah ! Ils ne sont plus à nos portes, les Goths, les Hans [sic] modernes, mais bien au cœur de la cité qu’ils bouleversent et qu’ils ravagent, décrétant l’avilissement, l’incommodité et l’obstruction de la plus belle ville d’Europe […], assouvissant leur fureur destructrice sur le parc inestimable de l’Ouest parisien. »13

Deux articles, enfin, abordent le thème de « La production des élites en Suisse. » Le premier, écrit par Isabelle Lucas, Stéphanie Ginalski et Thomas David, membres de l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne, porte sur « Le recrutement des hauts dirigeants d’entreprises suisses » de 1910 à 1980. Le second, dû à Carole Bertron, post-doctorante à l’Université catholique de Louvain, porte sur « Le déclin des pensionnats internationaux de jeunes filles en Suisse » entre 1950 et 1970.

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1  Parmi d’autres œuvres, on peut citer : d’André Gueslin, L’invention de l’économie sociale. Idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du XIXe siècle, Economica, 1998 ; de Michel Dreyfus, Histoire de l’économie sociale de la Grande Guerre à nos jours, PUR, 2017 ; de Patricia Toucas, Les coopérateurs, deux siècles de pratiques coopératives, Les Editions de l’Atelier, 2005 ; d’Henri Desroche, Le projet coopératif. Son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues, Les Editions ouvrières, 1976.

2  Ellen Furlough, Consumer Cooperation in France : The Politics of Consumption, 1834-1930, Cornell University Press, 1991.

3  En attendant la publication des différentes contributions, on peut se faire une idée des sujets et des thèmes évoqués en lisant la rubrique « Temps forts », rédigée par Françoise Ledos, Philippe Eynaud, Alexia Blin, Stéphane Gacon, François Jarrige, Xavier Vigna et Lisa Telfizian dans Recma, 2019/2, n°352, p. 6-13, p. 10-12, consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-recma-2019-2-page-6.htm

6  Le Cooperative Central Exchange étudié par Alexia Blin est une fédération de coopératives de consommation.

7  p. 14.

8  p. 5.

9  p. 30.

10  p. 30-31.

12  p. 106.

13  Ibid.