Cette dernière livraison du Mouvement social, parue en octobre 2019, regroupe quatre articles rédigés par deux jeunes docteurs et deux doctorants, un éditorial de Laura Lee Downs, professeure à l’Institut universitaire européen de Florence et directrice d’études à l’EHESS, et une contribution d’Ondřej Matějka, enseignant-chercheur en histoire contemporaine à l’Université Charles de Prague. Elle permet donc de prendre connaissance de recherches menées récemment et portant sur l’histoire de deux organisations de jeunesse, le parcours d’un psychiatre turc s’étant mis au service du régime militaire turc au début des années 1980, le comité Maurice Audin et, enfin, l’Association des oulémas musulmans algériens à l’époque coloniale.

Jeunesses en mouvement

Sous ce titre sont regroupés l’éditorial de Laura Lee Downs et les articles de Jialin Christina Wu et d’Ondřej Matějka intitulés respectivement « « Cette fraternité merveilleuse » : l’appropriation du scoutisme en Malaisie britannique (1907-1942) » et « Un mur contre le bolchevisme ? La Young Men’s Christian Association (YMCA) dans la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres. » Comme le souligne Laura Lee Downs dans son éditorial, ces deux articles ont pour point commun de contribuer à l’émergence d’ « une histoire transnationale des mouvements de jeunesse » en montrant comment les Malaisiens et les Tchèques s’approprient des modèles éducatifs « importés » : « Les jeunes Tchèques et Malaisiens parviennent à détourner ces modèles pédagogiques des chemins envisagés par leurs pères fondateurs, façonnant, à partir des structures, des éléments choisis qui répondent à leurs besoins. »1

Jialin Christina Wu a soutenu en 2015 une thèse intitulée La jeunesse en mouvement : Scouts et guides en Malaisie britannique (1910-1966) qui sera prochainement publiée aux Presses de Science Po2. Dans l’article qu’elle publie dans ce numéro du Mouvement social, elle commence par contextualiser son sujet en rappelant comment est né le scoutisme au Royaume-Uni en 1907. Son fondateur, Baden-Powell, en partie inspiré par la « muscular christianity, une importante idéologie qui s’est développée en Angleterre dès le milieu du XIXe siècle » et qui « associe la pratique du sport et le respect des devoirs patriotiques aux valeurs chrétiennes »3, est convaincu qu’il faut faire renaître « un peu de l’homme sauvage » chez les jeunes Britanniques, « trop civilisés, faibles et imprévisibles », corrompus par le carcan étouffant de la vie urbaine. »4 Cela explique l’importance qu’il accorde aux activités de plein air et répond aux inquiétudes d’une société impériale qui doute d’elle-même et vit pour partie dans l’angoisse de la dégénérescence.

En Malaisie, cette angoisse prend une autre forme : « Alors que les Britanniques se soucient des conséquences néfastes de l’industrialisation sur la santé des enfants de métropole, certains membres de la communauté occidentale en Malaisie s’inquiètent quant à eux de l’impact du climat tropical sur le développement physique, intellectuel et moral des enfants européens. »5 Face à ce problème, le scoutisme apparaît comme une solution, d’autant qu’il renforce les liens avec métropole, si bien que son introduction en Malaisie est demandée dès 1908. Dans une société coloniale fortement racialisée, la question de l’ouverture du scoutisme aux enfants qui ne sont pas d’origine européenne se pose aussi mais dans des termes différents. La réponse apportée est cependant positive : « Aux yeux des Britanniques, les enfants indigènes pourraient aussi bénéficier de cette formation pour devenir de bons sujets, loyaux et utiles à l’Empire. »6

En Malaisie, le scoutisme connaît un franc succès auprès des autochtones. Pour l’expliquer, « les Britanniques évoquent diverses raisons, toutes liées à la pédagogie scoute »7, mais les sources orales exploitées par Jialin Christina Wu révèlent des « motivations différentes » : « Les témoignages des anciens scouts autochtones mettent l’accent sur l’occasion qui leur était donnée de se construire un réseau amical dans le cadre d’une activité validée et encouragée par l’Empire. »8 Ils soulignent aussi l’importance de la camaraderie, d’autant plus qu’elle procède de liens noués avec des camarades venus d’autres classes sociales et origines, notamment européenne : « Cela est d’autant plus important que les interactions sociales entre les différentes communautés à l’époque coloniale n’étaient guère fréquentes. »9 Ce faisant, « Le scoutisme a joué un rôle important pour les jeunes indigènes en leur donnant accès au milieu privilégié des colons. »10

La YMCA, née au Royaume-Uni en 1844, est introduite aux États-Unis dès 1851 où elle connaît un essor important et participe au développement du soft power américain : « Dans les dernières décennies du XIXe siècle, la YMCA devient un emblème de l’expansion culturelle états-unienne, le vecteur d’une « chrétienté musclée », anglo-saxonne, et, après 1917, résolument antibolchevique. »11 C’est dans ce contexte que la branche tchécoslovaque de la YMCA est créée en 1919 avec le soutien, notamment financier, de la YMCA américaine et à la demande de Thomas Masaryk, premier président de la toute jeune république tchécoslovaque. Elle connaît un succès certain, notamment parce qu’elle offre la possibilité de suivre des cours d’anglais et de pratiquer différentes activités sportives. « L’analyse des programmes conçus à Genève et à New-York pour la population tchécoslovaque fait apparaître deux priorités au début des années 1920 : la stabilisation des liens linguistiques et socio-culturels avec l’Ouest anglo-saxon et l’apprentissage de la démocratie et de la coexistence multiethnique pacifique sur le modèle du melting-pot américain. »12 Dans le contexte de la « première guerre froide »13, il s’agit donc de défendre le modèle américain et de contenir l’influence voire la fascination que pouvait exercer l’URSS naissante et la révolution bolchevique. Pourtant, à partir des années 1930, la YMCA tchécoslovaque s’éloigne des États-Unis et fait preuve de plus en plus de sympathie pour la gauche sociale-démocrate ou communiste. Ondřej Matějka s’efforce d’expliquer ce retournement qui doit beaucoup au contexte historique, marqué notamment par la faiblesse des démocraties occidentales face à la montée du nazisme qui atteint son acmé avec les accords de Munich. Il s’explique aussi par « l’adoption de la néo-orthodoxie théologique, qui refuse fermement à la fois la « chrétienté musclée » et le social gospel, tous deux typiques de la YMCA nord-américaine. »14

Répertoires de la répression

Les « répertoires de la répression » sont illustrés et incarnés par deux articles. Le premier, intitulé « Traiter le péril jeune. Ayhan Songar, un psychiatre au service du régime militaire en Turquie (1980-1983) », est l’œuvre de Zeynep Bursa-Millet, doctorante à l’EHESS où elle travaille à une thèse, sous la direction de Hamit Bozarslan, sur Le Foyer des intellectuels, une organisation qui occupe une place importante dans l’histoire de l’islamo-conservatisme turc. C’est dans le cadre des recherches menées pour cette thèse qu’elle a croisé la figure d’Ayhan Songar, un psychiatre, professeur à l’Université d’Istanbul, qui s’est mis au service des militaires au pouvoir au début des années 1980, a dirigé le Foyer des intellectuels et « est une référence pour les jeunes militants islamo-nationalistes des années 1960 et 1970. Beaucoup d’entre eux sont par la suite devenus cadres du Parti de la justice et du développement (AKP), comme l’actuel président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdoğan (né en 1954), l’ex-président Abdullah Gül (né en 1950) et l’ex-ministre du commerce Ali Coşkun. »15

François-René Julliard, doctorant aux universités de Clermont-Ferrand et de Nanterre16, résume dans son article, « Le Comité Maurice Audin : s’organiser contre la torture », un mémoire de master soutenu en 2014 à L’École normale supérieure de Lyon et réalisé sous la direction de Sylvie Thénaut. La déclaration faite par Emmanuel Macron le 13 septembre 2018, évoquée par François-René Julliard dans son article, lui avait d’ailleurs valu d’être interrogé ou sollicité par plusieurs médias, notamment le magazine L’Histoire18.

Histoire sociale de l’Algérie coloniale

Charlotte Courreye est actuellement chercheuse postdoctorante à l’INALCO. En 2016, elle a soutenu une thèse intitulée « L’Association des Oulémas Musulmans Algériens et la construction de l’État algérien indépendant : fondation, héritages, appropriations et antagonismes (1931-1991) »19. Dans l’article qu’elle publie dans Le Mouvement social, elle s’intéresse aux « discours et pratiques des oulémas algériens » sur la question de la famille et de sa réforme. L’Association des Oulémas peut être considérée comme l’incarnation algérienne du réformisme musulman, l’islāh, né au Moyen-Orient : « A partir des années 1930, les partisans algériens de l’islāh ont produit, comme les réformistes du Moyen-Orient l’avaient fait dès avant la fin de l’Empire ottoman, un discours normatif sur la question de la famille. Ils y mettaient en valeur la moralité des mœurs, la stabilité du couple marital en islam, la sobriété dans la célébration du mariage, l’importance de la formation religieuse des femmes pour la bonne éducation des enfants ; autant de principes moraux et religieux accompagnés d’un discours sur la nation que le contexte colonial favorisait tant en Orient qu’au Maghreb. »20

Comme le montre Charlotte Courreye, le soutien apporté par les oulémas à la scolarisation des femmes dans leurs propres écoles eut un effet paradoxal et non recherché. Les oulémas, en effet, estimaient que jeunes filles étaient « destinées à devenir de futures épouses et mères »21. Cependant, les progrès de l’éducation des femmes qu’ils avaient favorisés furent un ferment de l’émancipation des femmes : « Formées par les écoles de l’AOMA, une partie des jeunes femmes éduquées refusaient de se voir maintenues dans la condition de leurs mères, qui n’avaient pas eu accès à l’école et se pliaient aux traditions. Certaines allaient plus loin en contestant l’autorité masculine pesant sur la conduite de leurs études. »22

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1 p. 4-5.

3 p. 12.

4 p. 13.

5 p. 13.

6 p.15.

7 p. 17.

8 Ibid.

9 p. 19-20.

10 p. 21.

11 p. 25.

12 p. 32.

13 Concept introduit, selon Ondřej Matějka, par D.E. DAVIS, The First Cold War : The legacy of Woodrow Wilson in US-Soviet Relations, 2002 et développé par exemple par M. J. CARLEY, Silent Conflict : A Hidden History of Early Soviet-Western Relations, 2014.

14 p. 37.

15 p. 48.

20 p. 82.

21 p. 93.

22 p. 94.